labrys, études féministes/ estudos feministas
julho/dezembro2007- juillet/décembre 2007

LA FEMME AUX YEUX D’AMBRE ET DE CANNELLE ROUSSE

Rita el Khayat

In « Le Sein, recueil de Nouvelles et de Textes copyright Editions Aïni Bennaï- publié en 2004, Casablanca)

A toutes les femmes persécutées pour leurs opinions politiques

Elle se reprenait toujours à penser à elle, là où les faits obscurcissaient si souvent son ciel... Elle se trouvait alors dans une maison très étrange où des dizaines de personnes évoluaient qui ne se connaissaient pas entre elles. Elle était surprise de se trouver là et très dépitée de se réaliser coincée comme à l’accoutumée dans un endroit où elle n’avait strictement rien à faire. Une de ses amies l’avait un jour accusée de chercher à séduire son mari à la tête de babouin et elle avait durement souffert d’une telle pensée d’autant plus qu’elle avait été obligée de passer quelques jours chez cette femme sur sa prière instante. Jouée par cette hystérique aux désirs pervers, elle avait appris à se méfier de ses amies ne pouvant pas supposer un seul instant la rouerie des oisives prélassées dans leurs convictions de pacotille.

De douleur en déception, la femme aux yeux d’ambre et de cannelle rousse en était venue à ne plus avoir commerce avec personne, reine outragée par la misère psychologique des gens. Par ailleurs, elle se sentait coincée dans la vie comme les rats dans les laboratoires de recherche, destin que l’on ne choisit pas, être découpé à vif pour une utilité de foire d’empoigne puisque telle est la farce des êtres humains. Dans ces conditions, elle se prenait souvent à se morigéner, puis graduellement à se maudire pour en dernier lieu se sentir coupable d’être elle-même, dans cette perdition du soi dans le monde.

Donc, emprisonnée une fois de plus, elle s’aperçut que les gens autour d’elle étaient très disparates : une Juive marocaine des années vingt aux sourcils en queue de rat effilée et noire, une autre des années cinquante au buste remarquablement proéminent n’ayant rien à envier aux stars du moment, gonflées de mousse, un avocat et un esclave marrons tous les deux, deux instituteurs, l’un de la ville et l’autre des champs, le troisième enseignant l’arabe et le quatrième le français, un cireur, une prostituée à la voix nasillarde, une domestique aux regards inquisiteurs se donnant par-là quelque importance, un charretier, un maquignon à la nuque épaisse et grasse et quelques badauds d’âges et d’horizons éloignés, baguenaudant là et pas ailleurs.

La maison dans laquelle elle se trouvait était fort curieuse. De l’extérieur on n’en voyait rien qu’une grille et une muraille modestes. Mais à l’intérieur elle devenait une enfilade de chambres à plusieurs petites dénivellations ouvertes de trop de portes et de fenêtres qui allaient parfois jusqu’à une marche du sol que l’on pouvait aisément enjamber sautant ainsi d’une pièce à l’autre, en tout une cinquantaine, de décoration et de couleurs disparates, un vrai terrier. Outrageusement ornée, de stucs, de mosaïques, de carreaux de sol saugrenus, d’arcs de boiseries ajourées par-dessus les linteaux, de solives peintes, de rideaux à fleurs et d’autres à volants déployés aux courants d’air, la maison était un caravansérail ou une auberge espagnole ou encore mais plus précisément un moulin !

Chose plus remarquable encore, tous ces personnages plutôt hauts en couleurs qui pépiaient dans un charivari de foire populaire, étaient là pour la même raison. Ils devaient tous apprendre à coudre. Cela les mettait dans un grand état d’agitation et de tension extrêmes. Une excitation désordonnée les faisait se mouvoir par petits groupes tout à leur affaire. Des machines Singer trônaient dans presque toutes les chambres, certaines à bras, d’autres avec des pédales, historiques, noires et luisantes, frappées de lettres et de chiffres dorés dont certains étaient quelque peu effacés.

Ces machines-là survivent à tout et à tous au Rwanda, jetées dans la poussière qui, heureusement, jette un voile pudique sur les enfants décapités à la machette. Après les massacres et les mises à sac, les objets aussi traînaient dans la dérive d’une humanité qui s’était entretuée à la manière aveugle et disgracieuse des hordes primitives. Au même moment des femmes exquisément élégantes prenaient des avions privés pour s’en aller écouter des divas noires au théâtre en bol de Los Angeles. On ressassait bien quelques textes vides de sens d’une littérature tellement grise qu’elle en était devenue chenue et trop ressassée dans diverses tribunes internationales dominées par des hommes repus de pouvoirs et de maîtresses. On se doutait également d’un grave problème de surpeuplement : au lieu de s’étriper, les hommes finiront par se faire sauter sur les mines, par défoncer les crânes des plus débiles d’entre eux, par se tuer lors de cérémonies au clair de lune et l’on ne saura plus, en relevant les corps, au petit matin, qui a fait sauter qui et qui s’est fait sauter la gueule en dernier lieu, questionnements sans but mais surtout sans pudeur.

Les Rwandais avaient résolu leur surnombre et leur excédent par une extermination rude et péremptoire. Mais l’odeur du sang appelle le sang, gros courants vite secs et vite ré alimentés par la substance tiède et salée, réminiscence des eaux salines de la mer, origine glauque de toute vie. Survivent des fous aux épaules rapprochées et aux têtes penchées, des soldats automates bêtes et crevés, des mutilés aux moignons trop lisses et des femmes hagardes, l’horreur gravée au fond de leurs prunelles. Et dans ces terres africaines rouges porteuses de monstres, les objets étaient devenus dans une bizarre identification la statuaire hallucinante des fantasmes humains : chaises et tables fracassées, matelas crevés, pots cabossés, machines à coudre ridiculement jetées à l’extérieur des cases, sur la terre battue, sans leurs socles et sans l’appareillage compliqué qui leur servait de ventres...

Dans ce Rwanda de l’absurde, phénomène unique du vingtième siècle au cours duquel une partie des gens se rua contre l’autre moitié dans un désir fou de s’anéantir coûte que coûte jusqu’à la victoire des plus sanguinaires, ne servaient plus que des seaux pourris où l’on trimballait l’eau des citernes américaines si royalement transportée et offerte aux populaces crevant des diarrhées les plus nauséabondes et des ustensiles dont les vieilles Anglaises ne se serviraient pas pour donner leurs pitances à leurs chiens et qui contenaient des pâtées dégueulasses pour des gosses qui n’auraient plus de maisons, de parents, d’écoles et pas la moindre caresse jusqu’au trépas et à l’anéantissement...

Pour en revenir à ceux qui voulaient apprendre à coudre, ils ne disposaient que de minuscules petites pièces de tissu sous le pied à piquer des différentes machines à coudre. Ridicules morceaux de tissu et ridicules personnages! Du reste personne n’était occupé à coudre, ni les uns ni les autres, surtout accrochés à alpaguer un voisin ou une voisine. Cette sorte de cour de récréation ou de basse-cour restait un mystère pour la femme toute tendue dans un effort à se sortir de ce guêpier et à s’échapper de cette atmosphère étrange qui rendait fou. Elle arrivait à contourner les groupes, à ne parler à aucun d’eux. Cependant, dans ces gestes d’évitement incongrus qui font des gens se rencontrer, essayer tous les deux en même temps de continuer leur chemin vers la droite ou vers la gauche et presque être dans un corps à corps involontaire, gênés infiniment et pitoyables, elle se trouva ainsi nez à nez avec un homme qu’elle connaissait vaguement mais c’était bien le seul dans cette assemblée qu’elle pouvait s’imaginer avoir rencontré dans un monde moins virtuel. Elle arriva de justesse à imprimer à tout son corps un geste suffisamment ample pour passer à côté de lui. Une vague impression l’habita un moment. Puis elle erra d’une pièce à l’autre à côté de ces ahuris sans projets.

Le temps passait. Une irrésistible envie de fuir très loin de ce cénacle de déments s’empara d’elle.

Il lui fallait s’échapper sans donner de soupçons sur cette envie de quitter le monde de la déraison, qu’on ne la retint pas, qu’on ne l’identifia pas. Enjambant encore une margelle de fenêtre, elle se retrouva sur une terrasse d’où elle avait une vue en contrebas sur la ville. Bizarre, eut-elle le temps de penser car en entrant dans la vaste habitation elle était absolument certaine d’être entrée dans un rez-de-chaussée. De plus elle n’avait monté aucun étage. Mais l’urgence n’était pas là. Il fallait surtout partir et échapper à cet air de magie malsaine et d’inconnu.

Son regard balaya la terrasse où elle ne vit que des pigeons et un concierge boiteux qui leur donnait de vieux croûtons de pain à picorer. Elle avait trouvé une issue de secours qui n’en était pas une.

Se retournant vers les pièces occupées par les hurluberlus, elle n’eut pas le courage de recommencer à les affronter. Elle essaya d’avancer sur la terrasse et elle se rendit compte qu’elle allait buter sur l’homme des moments précédents qu’elle pensait avoir vu dans un monde antérieur. Exaspérée, elle se raidit et son corps recula imperceptiblement. Il était assez grand, très beau et portait un long trench-coat, un costume gris et une superbe cravate à ramages noirs et blancs. Élégant, courtois, il cherchait à s’emparer de la femme avec une grande délicatesse dans les gestes, un vague sourire et tout l’amour dont il était capable dans les yeux. Un bonheur fragile irradiait de lui et il la regardait, madone que toute sa vie il avait attendue. Ses yeux caressaient tous ses cheveux bruns, ses lèvres à peine carminées, ses contours ondoyants et ses mains portées en un geste de défense sur sa poitrine, femme toujours effarouchée sans raison véritable.

Baissant les yeux elle vit que ses pieds étaient nus mais dans le même temps il se baissait respectueusement pour la chausser de ses mocassins rouges dont l’étiquette vert et or scintillait à l’intérieur des deux chaussures. Il y avait tant de dévotion dans ses gestes qu’elle le regarda surprise et intimidée.

Agenouillé devant elle, il leva les yeux dans un élan d’adoration discernable dans son sourire. Elle aurait encore plus sauvagement envie de fuir... Et même avec lui. Cependant qu’il se redressait, se penchait et s’emparait d’un micro fiché sur une tige et commençait à faire un discours ou plutôt à haranguer une foule compacte amassée en contrebas. Elle se mit à comprendre confusément qu’il déclamait son amour pour elle à la populace étalée à ses pieds. Posément, tranquillement, il leur chantait les louanges de la femme pétrifiée par cette audace effrénée.

Debout devant lui, elle tremblait de bonheur et de peur. Comment, lui, se mettait à aimer une femme, elle, après tant d’éphèbes et de soudards ? Ses superbes yeux bleus à la paupière dure pouvaient effleurer la lueur soyeuse d’une peau de femme ? Ses mains seraient-elles capables de tenir un pied léger de femme aux ongles peints et à la cambrure de cariatide grecque ?

Le scandale s’amplifiait au fur et à mesure que le peuple se retenait, se taisait, observait un silence de mort. Il annonçait des propos qui lui semblaient fondamentaux et logiques, racontant dans l’air ambiant sa passion rédemptrice pour la femme aux yeux d’ambre et de cannelle rousse.

Elle commençait à bénir le ciel de cet éblouissant miracle d’amour quand deux hommes moustachus encadrèrent le beau parleur... Elle resta seule, chaussée, désemparée.

Alors le calvaire débuta. Un premier homme vint vers elle pour la questionner longuement, interminablement. Elle répondit avec franchise, persuadée d’une innocence qu’on lui retirait par des questions oiseuses, recoupant ses dires, la délestant de sa vérité. Et puis l’enquêteur disparut.

Quelques instants lui parurent un monde. Il n’y avait pas d’issue et il n’y aurait peut-être pas d’issue. Cela est concomitant à la destinée de tous mais seuls les plus remarquables portent cette étrange sensation en eux d’être encagés dans leur poitrine, dans leur avenir, dans leurs songes déroutants remplis de folies éphémères et durables.

Deux autres hommes moustachus revinrent à la charge. Ils n’étaient pas pressés et paraissaient jouir inlassablement du flot de leurs questions comme une humeur dégoûtante qu’ils se seraient délectés à répandre avec jubilation. Ils lui suggéraient subtilement qu’elle avait commis un crime odieux.

Persuadée au départ de sa pureté d’agnelle, quelques doutes chassieux embrumèrent l’éclat de sa conscience. Mais non, elle n’avait rien tenté contre son pays et contre sa nation. Au contraire elle les aimait d’un amour réel et translucide, sordide orpheline sans père et sans tribu. Ils arriveraient sans doute à s’en rendre compte malgré leur ignominie et leur amour du sang des autres, les plus purs et les plus vrais.

Mais qu’est-ce qui était contre nature ou illégal ou intolérable ? Qu’est-ce qui était une tache sur son front et une atteinte à la sûreté de l’état, de la morale et de la religion ? Elle n’avait rien fait, rien tenté, rien intrigué contre ces instances qui la faisait ployer de dévotions et de timidités. L’homme avait tourné autour d’elle, l’avait contrainte à se faire chausser par lui - oui, il avait touché sa peau avec la pulpe chaude de ses doigts, petites braises pour un contact délicieux - et l’avait immobilisée pour qu’elle écoute l’intégralité de son discours au vu et au su de tous, sa voix informant les points cardinaux de son amour pour elle...

Où était sa faute à elle ?

Il était impérieux et, femme, elle n’avait pas osé le repousser, si peu de femmes sachant repousser ce qu’il y a de plus vil en l’homme. En tous les hommes. Il était autrefois déviant mais ce n’était pas un forfait commis par elle. Il avait osé parler de son profond contentement amoureux à un peuple qui récusait l’amour comme insane et honteux. Mais là également elle n’avait proféré aucun signe de ralliement à aucune de ses paroles.

Deux autres moustachus arrivèrent vers elle pour lui annoncer très doucement qu’elle allait être emprisonnée pour délit moral, pour délit de mœurs, pour délit d’assentiment à des propos fous d’un fou dangereux et retors, d’un fou pervers et roué. Le fou avait disparu, mort ou encagé ou jeté au fond de caves dont on ne ressort jamais ou mal.

Des spasmes de révolte et de terreur montaient et descendaient dans la poitrine et le ventre de la femme ; une striction de sa gorge noua son cou et sa respiration devint un sifflement affolé et désespéré. Les deux hommes repartirent. Elle était convaincue qu’ils allaient se rendre compte de la fausseté de leurs aberrantes convictions. L’injustice ne pouvait pas revêtir un aspect aussi cinglant. Ses mains se fermaient et s’ouvraient toutes seules. Mais où était l’issue ?

Étrange non-sens qu’un innocent accusé des pires méfaits, sommé de ne pas se défendre, harcelé par des sadiques aux mains couvertes de sang et qui peut mourir au fond du puits de l’injustice la plus obscène.

Deux autres hommes l’encadrèrent, très grands de taille, leur col de chemise sale et le regard allumé par leur contentement jubilatoire à opprimer cette femme drapée dans sa patience à être elle-même.Ils la savaient honnête mais quelque chose en elle faisait justement vibrer leur sadisme dans son centre de gravité le plus exact, comme si elle faisait vibrer les cordes d’une harpe et qu’un son démentiel en sortait, fort et têtu.

Elle n’arriva pas à leur dire qu’elle ne pourrait en aucun cas laisser Manille toute seule. Ce serait comme si la fin du monde était annoncée ou l’heure du jugement dernier arrivée. Mais ils n’auraient cure de ses arguments. Elle était totalement innocente. Ils étaient totalement convaincus de la mener à sa geôle.

L’idée de Manille lui vrillait le cœur et l’épouvante noyait en elle toute révolte. Elle n’était plus que désespoir. Manille qui resterait toute seule avec ses rangées de cocotiers immenses au soir couchant, le long de sa baie et la fille qui sortirait chercher aventure pour revenir au petit matin encore plus sale, encore plus saoule, encore plus déchue sans même quelqu’un pour la laver, lui redonner figure humaine, pour la coucher en essuyant ses larmes dégringolant par gros nuages crevés...

Des tempêtes d’idées fulguraient en elle : mais c’était quoi ce drame ?

Parce qu’une femme ne devait pas être touchée par un homme ?

Parce qu’il fallait payer l’infamie de l’homme qui avait le vice de Sodome?

Mais non, c’est parce que tout naïvement elle s’était trouvée là, dans cette maison démente, avec ces cinglés qui voulaient tous apprendre à coudre, et à ce moment-là, mauvais moment pour avoir trente ans en l’an soixante-dix...

Un pigeon s’avança en se dandinant vers elle, sa tête s’en allant et s’en venant d’avant en arrière, tout à son affaire. Bagué de violet, il devait appartenir à un élevage ou à un service de pigeons voyageurs.

De son bec, il laissa tomber une pilule blanche et lisse.

La femme s’empara de la strychnine. Elle mourut en moins de temps qu’il ne fallait pour qu’ils comprennent.

Un peu de bave aux commissures de ses lèvres signalait malgré toute sa révolte et sa rage impuissante à bouleverser l’ordre du monde. Révolte et rage immenses. Quand ses yeux se révulsèrent et disparurent dans leurs orbites. Hideux spectacle qui remplaçait la femme aux yeux d’ambre et de cannelle rousse toute de parfums doux et sucrés et de sourires plus éblouissants que l’aurore du plus beau matin du monde.

Manille se profilait couchée aux chaleurs de saison, accueillante, complaisante, vite oublieuse des tortures et des jeunesses fauchées par une brutalité aussi soudaine qu’atroce !

Paris 16 décembre 1994

 

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