labrys, études féministes/ estudos feministas
julho/dezembro2007- juillet/décembre 2007

 

 

« Discours (post)colonialiste et invisibilisation du travail des femmes populaires : le cas du Maroc »

Meriem Rodary

 

Résumé:


Résumé
L’invisibilisation du travail des femmes est l’un des mécanismes de la domination masculine, elle se retrouve donc dans toutes les sociétés. Cependant, dans un pays comme le Maroc, ce processus prend une forme particulière qui ne peut être appréhendé, dans toute sa complexité, qu’à travers une analyse des effets discursifs de la « rencontre coloniale ».
Nous verrons ici comment la reproduction des catégories de pensée issues de l’orientalisme a renforcé l’invisibilisation du travail des femmes dans les sociétés anciennement colonisées, et particulièrement le travail des femmes populaires.

Mots-clé :invisibilisation, travail, femmes, colonisation

 

 

Au Maroc, autour de 40 % de la population active se situe dans le secteur informel (Royaume du Maroc 1999/2000)[1]. À Marrakech, par exemple, le secteur artisanal concentre à lui seul plus du tiers de la population active et 50% de la population active occupée, et il ne s’agit que d’une partie du secteur informel (El Khider et El Adnani s.d.). Or, si cela est vrai pour l’ensemble des travailleurs marocains, les femmes sont plus touchées par ce phénomène, au Maroc comme dans la plupart des régions du globe (Nations Unies 2002 : 139). Dans le secteur du textile-habillement, secteur le plus féminisé de l’économie marocaine, 90 % de la main-d’œuvre est recrutée sans contrat (Adt 2004 : 5). Selon Rachid Filali Meknassi, le rapport salarial ne concerne que 16 % de la population active féminine (1994 : 56)[2].

Il suffit de séjourner quelque temps dans un quartier populaire d’une ville marocaine pour se rendre compte de l’importance des activités féminines informelles. Au cours d’une enquête de terrain dans un quartier populaire de Marrakech, j’ai ainsi pu constater la richesse des activités féminines informelles, et ce dans des secteurs aussi variés que l’artisanat (tapisserie, broderie,…), la santé (« guérisseuses », accoucheuses, laveuses de mort,..), le commerce (vendeuses au marché, vendeuses de rue,…) ou encore les services. Dans ce dernier secteur, particulièrement florissant, on peut citer, entre autres, les domestiques, les femmes qui travaillent dans les hammams, les cuisinières, les chanteuses-danseuses (shikhât et la’bat), les neggâfat (« ordonnatrices des cérémonies de mariage ») et les neqqâshat (« poseuses de henné »).[3]

Face cette visibilité sur le terrain, l’invisibilité des activités féminines informelles dans le discours dominant – politique, médiatique, scientifique ou commun – est frappante.

En sciences sociales notamment, ces activités sont quasiment absentes de la production concernant le Maroc. Dans une synthèse bibliographique sur Femmes, famille et société au Maghreb et en émigration, les auteur-e-s remarquent ainsi que « le travail féminin “informel” ou domestique [est] le grand absent de ce champ d’études » : sous la rubrique « Travail », douze titres sur seize traitent du travail salarié (Tauzin et Virolle-Souibès 1990 : 22).[4]

Les écrits sur les activités féminines informelles au Maroc appartiennent essentiellement à la littérature « grise » (articles, mémoires de fin d’études, rapports non publiés, etc.). Or, cette production reste relativement peu accessible et de qualité variable.[5] Pourtant, une réflexion relativement abondante (même si de qualité inégale) sur « la place des femmes dans la société marocaine » s’est développée, particulièrement depuis les années 70. Dans les maisons d’édition, des collections particulièrement dédiées aux femmes marocaines ont même vu le jour, telle la collection « Approches », issue du collectif « Femmes, famille, enfants » ; ou encore les collections « Femmes Maghreb » et « Visibilité des femmes »[6]. On trouve également des études portant particulièrement sur le travail des femmes dès 1962 (Forget 1962 ; Mernissi 1980, 1988 ; Filal et Benabdi 1982 ; Filal et Kanouni 1983). Mais les activités informelles restent quasiment absentes de cette littérature.

Cette occultation se retrouve dans le discours commun, qui considère ces activités comme « archaïques » et peu dignes d’un intérêt scientifique. « Mais pourquoi ? Ce ne sont pas des femmes intéressantes ! Pourquoi tu ne t’intéresses pas aux avocates ou aux fonctionnaires ? » fut la réaction d’une jeune franco-marocaine à qui j’expliquais l’objet de ma recherche.[7] Le rejet de ces activités hors des sujets possibles de recherche était d’autant plus frappant chez des personnes considérant la question du travail des femmes comme tout à fait digne d’intérêt.[8]

Finalement, les femmes pratiquant ces activités participent elles-mêmes à cette dévalorisation, en parlant d’« occupation » plutôt que de « métier », et en minimisant les revenus qu’elles en retirent.

Pour comprendre cette invisibilisation/dévalorisation – les deux étant fortement imbriquées - il faut la replacer dans un processus plus général d’invisibilisation du travail des femmes, processus qui n’est pas propre au Maroc et qui est un outil de la domination masculine (Delphy 2002 ; Tabet 1998). En Sciences sociales par exemple, « le travail des femmes a été largement analysé en référence à un concept économique s’appliquant à une économie de marché et à des activités marchandes, et concernant en premier chef le travailleur mâle » (Daune-Richard 1986 : 1). Le travail des femmes a ainsi été victime d’une vision androcentrique du travail, l’activité économique étant définie et pensée à partir de la population masculine.

Cependant, dans le cas d’un pays comme le Maroc, cette invisibilisation prend une forme particulière, qui ne peut être pleinement appréhendée qu’à travers une analyse des effets discursifs de la « rencontre coloniale ».[9]

 

Harems et femmes oisives : l’essentialisation des femmes colonisées

Pour Edward Said, l’orientalisme est un « style de pensée basé sur une distinction ontologique et épistémologique faite entre “l’Orient” et (…) “l’Occident” » (Said 1994 : 15). Il est basé sur l’idée d’une différence inaliénable entre l’Orient et l’Occident, autrement dit entre colonisateur et colonisé :

« it is the first principle of imperialism that there is a clear-cut and absolute hierarchical distinction between ruler and ruled » (Said 1988 : 14).

Il ne peut donc être dissocié de la notion modernité, qui a été également produite dans le rapport de l’Occident à l’Autre. En fait, les dichotomies telles que moderne/primitif en philosophie et en anthropologie, moderne/traditionnel dans la théorie sociale occidentale et dans la théorie de la modernisation, ou Ouest/non-Ouest – qui se retrouve dans presque toutes les autres – ne sont que des façons de produire et reproduire la notion de modernité en l’opposant au non-moderne (Abu-Lughod 1998 : 7).

Fortement critiqué dans le cadre d’une entreprise de déconstruction des catégories de la connaissance, ce paradigme du « Grand Partage » reste cependant encore trop souvent opératoire en sciences sociales, surtout quand il s’agit de sociétés non-occidentales. Comme l’a montré Lila Abu-Lughod, il persiste notamment à travers l’utilisation du concept de « culture » en anthropologie (1991). Bien qu’il déplace la différence de la sphère du naturel et de l’inné à la sphère du social, le concept de culture garde en effet une tendance à geler la différence et à lui donner l’apparence d’évidence (ibid. : 143-144). Les différences entre personnes ainsi opposées sont fixées « in ways so rigid that they might as well be considered innate » (ibid.).

Le savoir produit sur le Maghreb, notamment, se situe encore majoritairement dans ce paradigme. Sont privilégiés les phénomènes qui sont perçus comme « traditionnels » et donc « différents » (de « Nous »), tandis que les continuités entre les sociétés mises en opposition sont masquées. L’image des sociétés maghrébines qui en résulte est tronquée : « à force de négliger le semblable et ses reformulations »  cette approche donne « une fausse idée de la vie quotidienne à l’intérieur de ces sociétés, [radicalise] l’altérité en somme » (Ferrié 1991a : 1174).

Historiquement et politiquement perçu comme l’élément différenciateur par excellence, l’islam occupe, dans cette approche essentialiste des sociétés maghrébines, une place de choix. Il est perçu comme « le moyen de dire, d'exprimer l'entièreté [de ces] sociétés (…) Il était (est encore) la cause, la variable, sinon le tout de ces sociétés » (Hadj-Moussa et Tahon 1996). Les citoyens, les pratiques, les représentations, les relations sociales, et même les féministes appartenant à ces sociétés sont ainsi souvent qualifié-e-s de facto de « musulman-e-s » ou « islamiques ».[10]

Or ceci est particulièrement frappant dans l’analyse des rapports sociaux de sexe : de « la femme musulmane » aux « femmes en islam », c’est à travers le prisme de la religion qu’est (trop) souvent évoquée cette problématique dans les sociétés maghrébines. Au-delà de ce prisme, c’est la spécificité, la « différence culturelle » (toujours par rapport à l’Occident) qui va être souligné, autant à travers les objets étudiés (l’islam, le « voile », la virginité,…) que les angles d’analyse.

Ainsi, les sociétés maghrébines sont plus souvent comparées avec d’autres sociétés dites « musulmanes » qu’avec leurs voisines méditerranéennes ou sub-sahariennes. Pourtant les données ethnographiques et sociologiques démontrent une grande proximité dans les mécanismes relatifs au genre dans ces sociétés.

Dans ce cadre, la « réclusion » des femmes est souvent posée comme caractéristique de ces sociétés. Associée à l’islam et/ou la « tradition », elle est perçue comme le trait distinctifs des femmes maghrébines. On la retrouve notamment dans les thèmes du voile et du harem. Ce dernier, omniprésente dans la littérature coloniale, est perçu tour à tour comme paradis – des hommes – sur terre ou manifestation d’une oppression « sauvage » des femmes, mais il véhicule toujours l’image de femmes enfermées et inactives. Il est en effet supposé temple de la sensualité, habité par des femmes tout occupées à « se prélasser, calme[s] et oisive[s], dans une belle demeure, déchargée[s] de tout souci, uniquement occupée[s] à soigner, parer, orner [leur] corps, pour le préparer à l’amour » (Goutalier et Knibiehler 1985 : 28).

Le thème du harem est, bien entendu, associé au fantasme d’une sexualité exotique ; il va donc dans le sens d’une réification des femmes colonisées qui deviennent des objets sexuels à la disposition du colonisateur. Mais les femmes, dans les harems, sont également représentées comme « oisives et recluses », trait qui va être essentialisé au point de résister aux faits.

Ainsi, dans La femme au temps des colonies, les auteures – qui ont pourtant mis en lumière la construction de l’image de « la femme orientale » auparavant -, abordent la question du travail des femmes au Maghreb avant la colonisation avec cette remarque[11] :

« Le Coran impose au mari de nourrir sa femme (et en Islam, toutes les filles se marient). Le musulman de bonne éducation s’acquittait de ce devoir, souvent mieux que les chrétiens : il gardait effectivement sa femme, ses femmes, à la maison ; il eût été humilié qu’elles aient à gagner leur pain ; il était choqué d’apprendre qu’en Europe les femmes travaillaient en usine, derrière les machines » (ibid. : 242).[12]

Pourtant, le récit continue par la description des nombreuses activités (intérieures et extérieures) que les femmes effectuaient – la corvée de bois, la lessive à la rivière, des travaux d’artisanat (tapis, broderie, poterie, vannerie) –, et souligne que « [d]’autres femmes exerçaient librement des métiers considérés comme féminins : matrone, guérisseuse, masseuse de hammam, etc. » (ibid. : 243).

La « réclusion » des femmes maghrébines est plus qu’une caractéristique dans ces analyses, c’est une essence, qui ne dépend pas des faits décrits.

De même, le non-travail des femmes maghrébines est substantifié. Le travail des femmes ne peut pas exister en dehors de l’intervention extérieure, donc de la « modernité », associée à la colonisation. L’introduction de données contradictoires ne modifie en rien l’analyse finale.

Prenons un autre texte, plus récent, portant sur le Maroc :

« En ce qui concerne le travail des femmes, jusqu’au XXe siècle, il était circonscrit à la sphère domestique et à quelques activités extradomestiques (en note : « Il s’agit des accoucheuses traditionnelles ou qabla, des maîtresses de cérémonies lors des mariages ou neggafa, des cuisinières lors des fêtes, etc. »). 

Dans la sphère domestique, le travail était orienté vers les besoins de la famille mais, pour les femmes des milieux plus modestes, une partie du travail était commercialisée, surtout pour le filage et le tissage de la laine, et la broderie. Globalement, le travail des femmes restait lié à leurs activités et à l’espace domestique.

Avec la colonisation, les femmes vont accéder au travail salarié dans les services domestiques, mais aussi dans l’industrie (…) » (Barkallil 1999 : 411-412).

L’auteure minimise ici le travail des femmes dans la société précoloniale (« circonscrit à la sphère domestique », « quelques activités extradomestiques », « orienté vers les besoins de la famille »), alors même qu’elle expose des données qui pourraient mener à une conclusion inverse. Les « femmes des milieux plus modestes », notamment, constituaient certainement la majorité de la population féminine. Finalement, en enchaînant sur la période coloniale et le salariat, elle suggère l’idée d’une rupture avec le passé, et insinue donc que le (véritable) travail des femmes commence avec la colonisation.

Dans la société précoloniale, les femmes sont donc considérées, par essence, comme inactives ; parallèlement, le travail des femmes n’est appréhendé, imaginé, perçu, qu’à travers la modernité, toujours associée au contact avec l’Occident. Le travail des femmes dans les sociétés précoloniales est conceptuellement impossible ; il ne peut être imaginé que dans la modernité. Il est ainsi presque toujours perçu dans l’optique d’une rupture, d’un changement, voire d’un bouleversement dans la société : « Quelles sont les conséquences du travail des femmes sur les relations familiales ? Sur les représentations concernant les femmes ? Sur la masculinité ?… » Telles sont les questions récurrentes.

De la sociologie coloniale aux publications récentes, le travail des femmes au Maroc est ainsi toujours envisagé comme un phénomène récent, et son analyse est presque systématiquement introduite par une réflexion sur ce « nouveau phénomène » et ses conséquences sur le statut des femmes et sur la société en général. Or, en 1950 déjà, Robert Montagne estimait que 50% des femmes en « milieu prolétarien » travaillaient, bien qu’il ne prenne en compte que le travail salarié (1950).[13] Cinq décennies plus tard, et même en excluant toutes les femmes qui travaillent hors du circuit salarié – et qui représentent la majorité des travailleuses marocaines, comme nous l’avons vu  –, parler du travail des femmes en termes de nouveauté me semble donc inapproprié.

Dans ces analyses, l’association du travail des femmes à la modernité et/ou ses variantes relève plus de la croyance de type théologique que de l’analyse scientifique.

Dans ce sens, on peut parler de substantification et comparer l’idée de non-travail des femmes maghrébines au trait de paresse attribué au colonisé par le colonisateur, tel qu’il a été analysé par Albert Memmi :

« En fait, il ne s’agit nullement d’une notation objective, donc différenciée, donc soumise à de probables transformations, mais d’une institution : par son accusation, le colonisateur institue le colonisé en être paresseux. Il décide que la paresse est constitutive de l’essence du colonisé. Cela posé, il devient évident que le colonisé, quelque fonction qu’il assume, quelque zèle qu’il y déploie, ne serait jamais autre que paresseux. Nous en revenons toujours au racisme, qui est bien une substantification, au profit de l’accusateur, d’un trait réel ou imaginaire de l’accusé » (1985 : 101).

 

Travail des femmes et discours de la modernisation

La catégorisation  est, comme on le sait, constitutive  d’un rapport de pouvoir. Les catégories produites sont toujours hiérarchisées. À propos de l’orientalisme, Said note ainsi que « l’Orient est une idée qui a une histoire et une tradition de pensée, une imagerie et un vocabulaire qui lui ont donné réalité et présence en Occident et pour l’Occident » (1994 : 17).

Mais « on ne peut comprendre ou étudier à fond des idées, des cultures, des histoires sans étudier en même temps leur force, ou, plus précisément, leur configuration dynamique (…) La relation entre l’Occident et l’Orient est une relation de pouvoir et de domination (…) L’Orient a été orientalisé non seulement parce qu’on a découvert qu’il était “oriental” selon les stéréotypes de l’Européen moyen du dix-neuvième siècle, mais encore parce qu’il pouvait être rendu oriental » (ibid. : 18).

Autrement dit, s’il repose sur la division entre Orient et Occident, le discours orientaliste implique également une hiérarchisation des deux termes. De même, dans l’opposition modernité/tradition, la modernité est généralement vue comme progressiste, la tradition comme arriérée ou archaïque. Ainsi, dans les écrits sur les rapports sociaux de sexe au Maghreb et au Moyen-Orient[14], encore souvent guidés par le discours de la modernisation, la modernité est toujours associée à une amélioration de la condition des femmes, tandis que la seule cause des inégalités de sexe serait « la tradition » – qu’elle soit perçue comme méditerranéenne, moyen-orientale ou musulmane (Hatem 1993a : 120-121). Non seulement cette approche repose sur la construction d’un ordre « traditionnel/islamique », niant la diversité, la complexité et l’histoire de ces sociétés, mais elle assume la modernité comme seule source extérieure et toujours progressiste (ibid. : 118).

C’est pourquoi le travail des femmes, qui est perçu comme facteur d’amélioration de leur condition, est toujours placé du côté de la modernité.

Cette approche pose donc deux problèmes. D’une part, elle empêche de voir la continuité historique de la domination masculine dans les sociétés étudiées. En effet, la division socio-sexuée du travail ou « l’appropriation du travail des femmes par les hommes » est l’un des outils de leur oppression globale (Mathieu 1991 ; Tabet 1998). Ainsi, l’analyse des données disponibles sur le Maroc précolonial montre l’importance et la diversité des activités féminines, dans l’économie familiale comme dans l’économie marchande, mais aussi la continuité de l’oppression des femmes (Rodary 2007). La division socio-sexuée du travail a en effet « deux principes organisateurs : le principe de séparation (il y a des travaux d’hommes et des travaux de femmes) et le principe hiérarchique (un travail d’homme “vaut” plus qu’un travail de femme) » et ces principes « sont valables pour toutes les sociétés connues, dans le temps et dans l’espace » (Kergoat 2000 : 36).

Nier la continuité du travail des femmes dans les sociétés non-occidentales revient donc à nier la continuité de la domination masculine, qui s’appuie sur la division socio-sexuée du travail.

D’autre part, le discours de la modernisation empêche de voir les mécanismes de domination qui existent dans et par la modernité dans les sociétés coloniales et dans les sociétés postcoloniales contemporaines.  Dans ce discours, les inégalités de sexe sont toujours le fait de la tradition :

« In terms of its broad explanation of the source of gender inequality, it is always traditional society » (Hatem 1993a : 118).

Dans une analyse du travail des femmes dans le « monde arabe »[15], les auteurs partent ainsi de l’idée que le « système de valeur » joue un rôle important dans la participation économique des femmes ; ils affirment ainsi que l’honneur est une valeur qui détermine les relations hommes-femmes et que :

« Family honor depends mainly on the conformity of the female members to the norms and values related to sexual conduct known as ‘modesty code’. To protect female modesty, several measures have been taken, such as the segregation of the sexes, veiling, strict parental surveillance, early marriage, female circumcision and rigid sex-role socialization. Severe recstrictions on females’ behaviour have confined their activities to their domestic role, have restricted their educational opportunities, thus placing the main responsibility for their economic support on the males in the kinship structure. Therefore, women’s participation in non-agricultural or paid labour carries with it a social stigma, and gainful employment is not perceived as part of their role » (Abu Nasr, Azzam and Lorfing 1985 : 6).

C’est donc le « système de valeurs », dont les auteurs ont précisé auparavant qu’il découlait largement de l’islam, qui explique leur dépendance économique (ibid. : 5-6). Ce système explique aussi  le faible accès des femmes à l’éducation, qui entraîne leur marginalisation sur le marché du travail. Cette analyse mène les auteurs à conclure : « Women are the Arab world’s unutilized and unreconized human reserve » (ibid. : 32).

Dans cette approche, le fait que la modernité puisse être elle-même un nouveau discours de domination et de contrôle des femmes n’est jamais pris en compte (Hatem 1993a : 118). Plus largement :

« There is a theoretical blindness to the mecanisms of gender, class and ethnic subordination internal to modernization as a system of new power relations » (ibid.)

À l’inverse de cette démarche, des auteur-e-s ont montré qu’avec la colonisation et la pénétration des forces du marché mondial, les femmes (ou certaines femmes) ont été transformées en sous-prolétariat et ont subi de nouveaux discours de subordination et de nouvelles formes d’invisibilité (Clancy-Smith 1999 : 53). Pour d’autres, l’introduction de l’économie capitaliste accompagnée d’un processus de colonisation (et donc de domination) a aggravé la situation de la majorité des femmes colonisées (Johnson-Odim and Strobel 1999 : lvii).

S’il est difficile de tirer un bilan général des effets de la colonisation sur la situation des femmes dans les pays colonisés, il est certain qu’elle n’a pas aboli les inégalités en termes de rapports sociaux de sexe.

Comme il a été démontré, notamment par les postcolonial studies, la dénonciation de ces inégalités sous la colonisation servait surtout et essentiellement à affirmer la supériorité du colonisateur et donc à légitimer la colonisation (Abu-Lughod 1998 : 13). Mais elle n’était pas accompagnée d’une politique de promotion des droits des femmes.[16]

Cette remarque est sans doute particulièrement  pertinente dans le cas du Maroc, dont la colonisation a été marquée par une politique très conservatrice. Ceci notamment sous l’influence du Général Lyautey, premier et principal résident général du protectorat français (1912- 1925), qui a profondément marqué la politique coloniale au Maroc tant par son charisme que par la durée de son mandat. Il définissait ainsi ses principes politiques :

« Au lieu de dissoudre les anciens cadres dirigeants, s’en servir. Gouverner avec le mandarin et non contre le mandarin. Ne froisser aucune tradition, ne changer aucune habitude, sans laquelle on ne ferait rien (…). Mettre la classe dirigeante dans nos intérêts ».[17]

Ainsi, en matière de scolarisation par exemple, ce sont les nationalistes, inspirés par la Nahda[18], qui vont réclamer l’instruction primaire des filles (Daoud 1996 : 242). Pour Lyautey par contre,

« [il] n’était (…) pas question de toucher au statut de la femme, puisque même l’esclavage devait être maintenu “afin de ne pas bouleverser les habitudes indigènes” » (ibid. : 244).

Ce « respect des traditions » permettait surtout au capitalisme colonial d’utiliser la force de travail des femmes à un moindre coût. Dans la France du XIXe siècle, la dévalorisation du rôle économique des femmes a permis de les payer moins que les hommes (à travers la notion de « salaire d’appoint ») et de les licencier plus facilement (Perrot 1998). On observe le même processus dans les colonies : les femmes représentaient 10 à 20% de la main-d’œuvre dans les plantations ou les mines, mais « leurs salaires [étaient] de moitié inférieurs à ceux des hommes, voire trois fois moindres, comme en Algérie » (Gautier 2003 : 582). Sur les terres de colonisation du Haouz de Marrakech[19], on a également utilisé les femmes (et les enfants) comme main-d’œuvre saisonnière, pour la cueillette et la récolte, alors que les hommes étaient employés comme ouvriers permanents (Pascon 1977 : 536-537).

Cette exploitation concernait, bien entendu, les femmes des classes populaires. Ce qui nous montre que, pour bien saisir l’évolution de la situation des femmes à travers l’histoire, et particulièrement concernant la question du travail, il faut utiliser une approche en termes de classe. Or cette préoccupation anime rarement les études sur les femmes marocaines, que l’on parle du présent ou du passé. Les femmes de la grande bourgeoisie des villes impériales marocaines,[20] prises comme référence par l’ethnographie coloniale (Guay 1939 ; Legey 1926), pouvaient peut-être, du fait de leur rang, se permettre une certaine « oisiveté ».[21]

Mais derrière elles, il faut imaginer les esclaves, servantes et autres domestiques nécessaires au bon fonctionnement de ces grandes maisons, y compris dans le cas des « harems ». Sans parler des paysannes, majoritaires jusqu’à une période avancée du XXe siècle. Or, toutes ces femmes restent invisibles dans l’histoire des femmes au Maroc.[22] À la suite de Spivak (1988), les féministes anglophones se sont demandé comment récupérer les voix des femmes populaires dans l’histoire. En travaillant sur les archives et les décisions des tribunaux en Egypte, Judith Tucker, par exemple, a montré comment les femmes rurales et les femmes des classes inférieures résistaient à de nouvelles formes de pouvoir (1985). À quand un travail comparable sur le Maroc ?

Ici encore, c’est à mon sens la persistance des catégories de pensée orientalistes dans l’analyse du travail des femmes qui implique ce biais classiste. Comme nous allons maintenant le voir, avec l’indépendance, ces catégories vont en effet s’articuler avec un discours de classe, ce qui va renforcer l’invisibilisation et la dévalorisation du travail des femmes populaires.

Femmes, travail et classe : la dévalorisation du travail des femmes populaires

« En pleine révolte, le colonisé continue à penser, sentir et vivre contre et donc par rapport au colonisateur et à la colonisation » souligne Albert Memmi (1985 : 153).

Le discours nationaliste est en effet une réponse au discours colonial, il reprend donc les catégories produit par ce dernier :

« the cultural horizons of nationalism are fatally limited by the common history of the colonizer and the colonised assumed by the nationalist movement itself… Both the master and the slave participate in it, and both grew up in it, albeit unequally » (Said 1988 : 9).

Dans sa recherche d’une origine nationale « authentique », le discours nationaliste se fonde sur une division absolue entre l’Occidental et le natif, reproduisant ainsi les catégories de l’orientalisme (Yenenoglu 1998 : 122).

Sans surprise, comme elle avait été centrale dans les discours coloniaux, la question de « la femme » a donc été centrale dans les discours nationalistes de ces pays, qui l’ont posée comme base de l’identité nationale (Chaterjee 1990 : 239).

Au Moyen-Orient et au Maghreb[23], les savants orientalistes et les administrateurs coloniaux avaient identifié l’islam comme la cause de l’oppression des femmes (Hatem 1993b : 38). En réponse à ce discours, les nationalistes vont défendre la religion, mais ils vont aussi adopter l’idée que les sociétés modernes doivent accorder des droits nouveaux aux femmes (ibid.). Pour eux, ce n’est pas l’islam qui est coupable de l’oppression des femmes, mais les sociétés musulmanes qui n’ont pas été à la hauteur des leurs idéaux religieux.

« In this way, the orientalist attack from without was generally internalized by Middle Eastern intellectuals in these defensive modernist discourses on women » (ibid.).

L’idée générale des nationalistes de ces pays est que les sociétés musulmanes, avec leur « vieille » division du travail, sont capables de s’ajuster aux besoins d’une société moderne, à travers des réformes telles que l’extension de l’éducation et du travail aux femmes :

« The primary goal (…) was to develop a synthesis that would successfully preserve the structure of the Islamic family (and its gender roles and relations) and increase the social acceptance of women’s education and work, wich are western indices of modernization » (ibid. : 39-40).

Il s’agissait de donner aux femmes un accès plus grand à l’éducation et l’emploi, mais en gardant les définitions asymétriques des rôles et relations de genre dans la famille (Hatem 1993b : 39). Et, comme le remarque Mervat Hatem, cela s’accommodait tout à fait aux théories occidentales de la modernisation :

« This did not represent a form of distorted modernization. On the contrary, it is a very good reading of what the development of modernization in the West was associated with » (ibid.).

Dans la modernisation occidentale, les principes de liberté et d’égalité n’étaient pas, au départ, étendus aux femmes, et même quand les luttes des femmes pour en bénéficier se sont développées, la famille est restée une sphère sociale dans laquelle le patriarcat (et l’inégalité de genre) était fermement enraciné (Hatem 1993b : 39).

Le discours des nationalistes marocains sur les femmes entre dans ce schéma. Ils débattent longuement autour de la sortie de La libération de la femme de Kacem Amin.[24]  Cette citation d’Allal Al Fassi, l’un des principaux leaders nationalistes marocains, illustre les limites dans lesquelles ceux-ci entendaient « libérer » les femmes :

« La femme a le droit de réclamer l’égalité avec l’homme dans tous les domaines où cette égalité ne rentre pas en contradiction avec la nature des choses (…). C’est ainsi qu’elle peut participer à l’intérêt général par le travail, la réflexion et le conseil. Elle peut occuper un poste de travail dans les activités sociales, économiques et politiques dans la communauté et l’Etat. Et tout ce qu’on dit sur son incapacité n’est qu’une séquelle de générations de domination et de siècles de décadence ».[25]

Dans ce cadre, les nationalistes marocains vont construire une image de la « nouvelle femme » adaptée à la nouvelle société dont ils rêvent. Lalla Aïcha, la fille aînée du roi Mohamed V, est choisi par celui-ci pour être le symbole de « l’émancipation » des Marocaines (Daoud 1996 : 247). Elle inaugure des écoles, est l’une des premières filles marocaines à obtenir son certificat d’études, en 1943 (ibid.) Elle conduit sa voiture, est photographiée en maillot de bain. Les trois filles du roi étudient dans le palais, sous la direction de deux gouvernantes françaises, sont vêtues à l’européenne, font du latin et du chant, de l’anglais et du piano, du cheval et de la natation ; « elles sont modernes, mais réservées » (ibid. : 248).

En 1949, Mehdi Ben Barka « emmène sa femme en voyage de noce et lui fait “baisser” le voile. Il l’incite à se vêtir à l’européenne et lui permet de s’autonomiser, de conduire sa voiture » (ibid.). Il donne des cours d’alphabétisation à sa mère et sa belle mère (ibid.).

Comme on le voit à travers ces exemples, la scolarisation avait une place importante dans l’image de « la » femme selon les nationalistes, et cela c’est traduit, concrètement, par une action en faveur de la scolarisation des filles. En 1908 déjà, l’association Lissan al Maghreb, dans la lignée de la Nahda présente un projet de constitution qui met l’accent sur l’instruction primaire des filles (Daoud 1996 : 242). Dans les années 30, les premiers nationalistes, qui se revendiquent  de cet héritage (notamment Allal Al Fassi), reprennent cette idée (ibid. : 246).

Mais ce processus est très sélectif. En effet, l’effort de scolarisation des filles dans les années 40-50 ne concerne qu’une élite restreinte, les premières bachelières, puis les premières étudiantes envoyées à Paris se recrutant essentiellement dans l’entourage du palais et des nationalistes (ibid. : 248-249).

De manière plus générale, comme le souligne F. Mernissi, quand ils revendiquent la « libération des femmes », les nationalistes tels qu’Alla El Fassi pensent aux femmes de leur propre classe : les femmes de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie citadine (ibid. : 27). C’est pourquoi ils insistent sur le dévoilement des femmes et leur « entrée » dans le travail, car ils ne perçoivent pas le travail des femmes du peuple, à la campagne ou dans les cités, comme travail (ibid.). En cela, ils reprennent les catégories du discours colonial, qui avait introduit l’idée de la suprématie de la technologie et des machines, et de celui qui les maîtrisait, le colonisateur, alors que le travail manuel était qualifié d’« apanage de la barbarie » (ibid. : 23).

« Le genre de travail qu’Allal Al Fassi, le leader nationaliste, revendiquait pour la femme est un travail bien particulier (…) Il s’agissait du travail “propre”, du travail qui demande une éducation formelle, des diplômes ; (…) du travail non manuel salarié, exécuté hors du foyer dans le secteur moderne de production » (ibid. : 28).

Les nationalistes reprennent donc, dans leur discours sur les femmes, la division tradition/modernité propre au discours colonial. Mais, alors que sous la colonisation, cette opposition était essentiellement associée à celle entre colonisateur et colonisé, avec l’indépendance nationale (et déjà dans le discours des nationalistes), elle va être associée à une division de classe.

Ce schéma va avoir plusieurs conséquences sur le statut des femmes marocaines après l’indépendance.

Selon F. Mernissi,

« l’émergence de la bourgeoisie féminine par le biais du diplôme et du salaire constitue une rupture dans les perceptions des rôles de sexe avec des conséquences qui auraient pu être déterminantes si elles n’étaient fortement articulées à l’inégalité de classe » (ibid. : 35).[26]

En effet, sans parler de rupture ou de bouleversement, l’accès de certaines femmes – les femmes des classes supérieures essentiellement – à l’éducation et à des positions professionnelles valorisées a certainement entraîné des changements dans les rapports sociaux de sexe, notamment dans les représentations du genre. Pour Mervat Hatem, l’idée de « droit » des femmes à l’espace public, où elles ont des activités publiques comme l'éducation, le travail et une certaine participation politique  (essentiellement le suffrage), a eu une signification importante pour toutes les femmes (1993b : 39-40).

En effet, même si auparavant les paysannes et les femmes de la classe laborieuse n’étaient pas recluses, ces femmes subissaient une stigmatisation sociale très forte dans l’ancien système ; la reconnaissance de l’accès à l’espace public a donc amélioré les conditions de travail et de socialisation de toutes, mêmes si ces conditions différaient d’une classe à l’autre (ibid.).

Cependant, parallèlement, on peut penser que cet accès inégal à des professions valorisées a au contraire renforcé la stigmatisation des femmes populaires, cantonnées aux activités manuelles et informelles. En effet, le Maroc est un pays marqué par de très fortes inégalités[27], avec des indicateurs sociaux (espérance de vie, taux de scolarisation et alphabétisation des adultes) particulièrement bas (Vermeren 2002 : 70). Et les femmes sont, à tous les niveaux, plus fragilisées que les hommes. En 2004, le taux d’alphabétisation des hommes était de 63,3%, et celui des femmes de 38,3% (PNUD 2004 : 219).

Dans ce contexte, F. Mernissi estime que, au lieu de jouer comme rupture dans la perception de l’inégalité sexuelle, l’accès de certaines femmes à la scolarisation et au salaire a joué comme affirmation et incarnation de l’inégalité de classe : « on perçoit la réussite de la femme bourgeoise qui a eu accès au diplôme et au salaire comme due non au fait qu’elle soit femme mais qu’elle soit bourgeoise » (ibid. : 35).

De plus, le modèle de la femme diplômée, exerçant une profession salariée et « propre », s’est petit à petit substitué à l’ancien modèle bourgeois de la femme « qui reste à la maison » (gelsa f-ed-dar), toujours au détriment des femmes populaires, pour lesquelles ces modèles sont de fait inaccessibles. Si l’on observe un certain changement – et même un élargissement des possibles – dans les rôles féminins acceptables pour les femmes bourgeoises, il y a donc continuité quant à la dévalorisation des rôles accessibles aux femmes populaires.

Cette dévalorisation se retrouve dans l’invisibilisation/dévalorisation des activités féminines informelles par le discours dominant – qu’il soit politique, médiatique, commun ou savant- comme il a été remarqué dans l’introduction de ce texte. Les femmes qui pratiquent ces activités vont d’ailleurs elles-mêmes participer à cette dévalorisation.[28]

Dans le cas du Maroc, on peut donc dire que la reproduction des catégories de pensée orientalistes résulte en l’invisibilisation et la dévalorisation discursive du travail des femmes populaires. Or, il faut insister sur les effets politico-économiques de ce processus discursif.

D’une part, l’invisibilisation du travail des femmes populaires empêche de déconstruire le discours dominant qui légitime la domination masculine par la « faible participation » ou le rôle « secondaire » des femmes dans l’économie. Ce raisonnement était tout à fait clair dans l’ancien Code du statut personnel marocain (réformé en 2004), pour lequel « la condition du mari se [caractérisait] par le droit de diriger la famille et l’obligation de subvenir à ses besoins économiques, alors que la condition de la femme se [caractérisait] par le droit à l’entretien et l’obligation d’obéissance » (Bennani 1997 : 152). Ce discours reproduit donc les inégalités en termes de rapports sociaux de sexe.

D’autre part, ce discours masquent les inégalités de classe dont sont victimes les femmes des classes populaires, ce qui permet en même temps de les reproduire.

Comme nous l’avons dit, les nationalistes ont repris les catégories de pensée du discours orientaliste, et notamment l’opposition tradition/modernité, mais en l’associant à une division de classe. Ce qui ne veut pas dire que la société coloniale était dénuée de hiérarchies entre indigènes, mais la division entre « moderne » et « non moderne » était essentiellement utilisée pour distinguer le colonisateur du colonisé.

Or, aujourd’hui cette division s’applique également aux différentes classes, sous la forme tradition/modernité. Dans ce cadre, la « tradition » devient principalement l’affaire des classes populaires, tandis que l’accès à la « modernité » leur est très difficile. Le discours de la « valorisation de la tradition » peut ainsi être considéré comme une façon de masquer les rapports sociaux de classe. Car si la tradition est valorisée dans les dépliants touristiques, sur le marché du travail elle est synonyme de précarité.

Ainsi, dans le secteur de l’artisanat par exemple, la distinction entre « secteur traditionnel » et « secteur moderne » « permet à quiconque utilise la force de travail des femmes artisanes de la payer à un prix moindre de ce qu’elle devrait être payée sur le marché régulier, c’est-à-dire sur un marché capitaliste du secteur moderne » (Mernissi 1979 : 42 ; 45)[29]. Ce processus touche également les hommes des classes populaires, mais les femmes, déjà fragilisées par les mécanismes de domination propres aux rapports sociaux de sexe, vont en être les premières victimes. Dans les activités informelles notamment, les savoir-faire des femmes ne sont pas reconnus comme tels (puisque « traditionnels »), ce qui empêche leur valorisation sociale et économique.

La dévalorisation discursive du travail des femmes populaires permet donc la reproduction des inégalités de sexe et de classe dans la société marocaine.


 

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[1] Les estimations varient selon les définitions du secteur informel.

[2] En acceptant une « définition large » de la population active féminine (Filali Meknassi 1994 : 56).

[3] Données recueillies dans le cadre de ma thèse, qui porte sur les neggâfat, et les neqqâshat, deux activités en pleine expansion depuis les années 80, avec la « démocratisation » du modèle de cérémonies de mariage dans lequel elles interviennent (voir Rodary À paraître).

[4] Les études sur le Maroc souffrent particulièrement de ce biais, alors que les années 90-2000 ont vu quelques études sur l’Algérie ou la Tunisie aborder la question.

[5] On remarquera que les écrits de Fatima Mernissi sur le sujet (1978, 1979, 1981) ont été très peu diffusés, contrairement à ses travaux sur le harem ou la sexualité en islam.

[6] Trois collections éditées aux éditions Le Fennec, à Casablanca.

[7] Voir note 3.

[8] Je me suis particulièrement intéressée aux interlocuteurs/trices marocain-e-s du fait de leur connaissance de ces activités, mais je pourrais citer des réactions émanant de collègues non-marocains en France qui vont dans le même sens.

[9] Ce terme de « rencontre coloniale » définit plus justement un processus qui ne se limite pas à la domination politique proprement dite (Abu-Lughod 1998 : 17-18). Dans le cas du Maroc, si le protectorat français débute officiellement en 1912, le pays est soumis aux pressions occidentales depuis les années 1850, et cette pression politique est accompagnée d’une production de savoir sur le pays.

[10] Pour une critique de la notion de « société musulmane » voir Ferrié 1991b.

[11] Significativement, le cas de l’ « Afrique noire » est traité séparément et la référence n’est pas, pour celle-ci, la religion mais les « systèmes sociaux » (Goutalier et Knibiehler 1985 : 248-254).

[12] Les auteures ont cependant le mérite de noter que cette « réclusion » n’entraîne pas l’inactivité (ibid.).

[13] Cité par Forget 1962 : 94.

[14] Je traduis par ces deux termes le concept anglophone de « Middle East ».

[15] Les guillemets indiquent mon scepticisme quant à ce concept qui englobe des populations non-arabophones comme les berbérophones, majoritaires au Maghreb.

[16] Ce qui n’empêche pas que certaines femmes aient pu profiter de certains effets – directs ou indirects – de la colonisation.

[17] Lyautey, Général1905, Bulletin du Comité de l’Afrique française. Cité par Salahdine 1986 : 133.

[18] Mouvement de réforme politique, culturelle et religieuse, inspiré par les Tanzimat de l’Empire Ottoman. Née au XIXe siècle au Moyen-Orient, la Nahda s’est ensuite étendue aux intellectuels du Maghreb.

[19] Le Haouz est le nom de la plaine qui entoure la ville.

[20] Villes où le roi a une résidence, qui ont souvent été des capitales d’empire dans le passé : Fès, Marrakech, Rabat, Tanger sont les principales. Elles abritaient l’élite du royaume, qui s’est largement reproduite après l’indépendance.

[21] À nuancer même dans ce cas puisque la direction de ces grandes maisons représentait sans doute une charge importante.

[22] Fatima Mernissi est l’une des rares à poser la question de la classe dans ses écrits. On notera également, dans ce sens, les travaux de Julia Clancy-Smith sur l’Algérie coloniale, dont les réflexions s’étendent parfois aux autres pays du Maghreb (1996, 1999).

[23] Voir note 14.

[24] Paru dans les années 1880 en Egypte (Mernissi 1981 : 26).

[25] 1946, Autocritique (en arabe), Beyrouth/Bagdad/Le Caire, Dar al Kashaf, cité et traduit par Mernissi 1981 : 26-27.

[26] C’est moi qui souligne.

[27] « en 1999, les 10% les plus pauvres de la population gagnaient et consommaient 2,6% du total national, alors que les 10% les plus aisés représentaient 31%. La tranche des 20% les plus aisés consommaient pratiquement la moitié du PIB (47%) » (Vermeren, 2002 : 71).

[28] Fatima Mernissi note la même chose concernant les paysannes du Gharb qu’elle a interrogé (1981 : 35, note 1).

[29] Ma traduction.

 

note biographique:

Meriem Rodary prépare actuellement à l’EHESS (Paris) une thèse en socio-anthropologie intitulée « Rapports sociaux de sexe et travail féminin informel au Maroc : le cas des neggâfat et des neqqâshat à Sidi Youssef Ben ‘Ali, Marrakech ». Plus globalement, ses recherches portent sur l’articulation des rapports sociaux de sexe, de classe et postcolonialistes au Maghreb. Elle est membre de l’équipe de recherche « Corps et affects » au Laboratoire d’Anthropologie Sociale (Collège de France) et participe au projet franco-maghrébin « Mode de production et de transmission de la culture dans les sociétés berbères » (dans le cadre du Fond de Solidarité Prioritaire du Ministère des Affaires étrangères).

meriem.rodary@free.fr

 

 

labrys, études féministes/ estudos feministas
julho/dezembro2007- juillet/décembre 2007