labrys, études féministes

numéro 1-2, juillet/décembre 2002

La place des lesbiennes

dans le mouvement des femmes *

Line Chamberland

Résumé :

Tout en jetant un regard rétrospectif sur sa trajectoire personnelle comme militante lesbienne et féministe, l'auteure propose une réflexion sur la place des lesbiennes dans le mouvement des femmes au Québec depuis les dernières décennies. Elle distingue trois périodes caractérisées par des articulations différentes entre lesbianisme et féminisme et relève pour chacune des lieux de solidarités et de tensions : l'émergence d'une génération de lesbiennes qui construit son identité en référence aux luttes politiques et idéologiques du néo-féminisme des années 1970, le développement subséquent d'un mouvement autonome de lesbiennes et le militantisme pragmatique des années 1990. Elle conclut en énonçant des préalables à une réelle ouverture du mouvement des femmes aux lesbiennes tout en s'interrogeant sur la capacité du féminisme à penser le lesbianisme sans le désexualiser. 

Mots-clés : féminisme , mouvement des femmes, mouvement des lesbiennes, lesbianisme, Québec, identité lesbienne-féministe .

Dans une conférence prononcée à Berlin en 1904, Anna Rueling appelait le mouvement homosexuel et le mouvement des femmes à s'entraider puisque tous deux luttaient pour la libre détermination individuelle (Faderman et Eriksonn, 1980 : 81-91). Après avoir souligné l'importante contribution de femmes homosexuelles au mouvement international pour les droits des femmes, elle déplorait que cet apport soit passé sous silence par les principales organisations féministes, lesquelles n'avaient jamais non plus levé le petit doigt pour défendre les droits et le statut social de leurs membres dites " uraniennes ", selon le vocabulaire employé à l'époque. L'argumentation de Rueling mettait l'emphase sur la masculinité qui particularise la femme homosexuelle et reprenait la thèse postulant l'existence d'un " troisième sexe ", mise de l'avant par Magnus Hirschfeld , selon laquelle il existerait naturellement, en sus des sexes mâle et femelle, une tierce catégorie comprenant tous ceux et celles dont les caractéristiques physiques, les traits de personnalité ou les préférences sexuelles ne sont pas conformes aux attributs traditionnellement associés à la masculinité et à la féminité. 

La théorie du troisième sexe repose sur une vision rigide et essentialiste des différences liées au genre et elle apparaît aujourd'hui largement dépassée. Néanmoins, je m'étonne encore de la pertinence, près d'un siècle plus tard, des observations nuancées de Rueling sur la participation des lesbiennes au mouvement des femmes, évidente pour qui sait la percevoir mais dont le dévoilement suscite des réticences. Selon la conférencière, si un tel mutisme paraissait compréhensible alors que le mouvement comptait peu de " converties ", il devenait injustifiable dans un conjoncture où celui-ci avait acquis de la force et de la crédibilité. 

Dans le cadre d'une interrogation sur la capacité du mouvement contemporain des femmes à accueillir les lesbiennes, je commencerai par reprendre à mon compte certaines constatations de Rueling en les appliquant à la deuxième vague du féminisme apparue au Québec à la fin des années 1960. Puisque ma réflexion sur ce sujet est étroitement liée à mon propre cheminement en tant que militante lesbienne et féministe depuis le milieu des années 1970, j'évoquerai quelques moments clés de ma trajectoire personnelle pour dégager ensuite ce qui m'apparaît être des conditions ou des préalables à une réelle intégration des lesbiennes au sein du mouvement des femmes ainsi que les limites d'une telle intégration

Contrairement à d'autres femmes appartenant à des groupes dits minoritaires, les lesbiennes sont partie prenante du mouvement des femmes auquel elles ont participé et participent encore en grand nombre, que ce soit comme simples sympathisantes, militantes engagées, travailleuses, dirigeantes ou responsables politiques. Elles y ont exprimé leur révolte, leur colère, leurs rêves, avec par moments plus d'audace que leurs soeurs hétérosexuelles. 

Dans leurs nombreux écrits théoriques et politiques, elles ont nommé, dénoncé, analysé l'oppression que subissent les femmes, fournissant ainsi au mouvement des outils, des arguments et des armes idéologiques. Je ne souhaite pas discuter ici de la part ou des mérites des unes et des autres, ni ouvrir ou alimenter un contentieux entre féministes lesbiennes et féministes hétérosexuelles. Je ne partage pas non plus l'opinion voulant que les lesbiennes se soient dévouées, voire sacrifiées, pour des luttes qui n'étaient pas les leurs. Lorsque des lesbiennes défendent le droit à l'avortement, elles se battent pour leur propre liberté, celle de disposer de leur corps. Lorsqu'elles marchent contre la pauvreté des femmes, c'est pour avoir été confrontées, elles-mêmes ou dans leur entourage immédiat, à la difficulté d'assurer leur propre indépendance économique, qu'elles vivent seules ou en couple, et cela, même si les couples qu'elles forment sont désormais reconnus. L'argent rose, pour reprendre l'expression récemment créée afin de désigner le pouvoir d'achat de la clientèle gaie, s'accumule moins vite avec des salaires roses, c'est-à-dire féminins . 

Constater que des lesbiennes ont, conjointement avec des hétérosexuelles, créé et façonné le mouvement des femmes oblige à formuler autrement la question de la diversité en ce qui les concerne. La pierre d'achoppement ici n'est pas l'accessibilité du mouvement ou sa capacité à rejoindre des lesbiennes mais plutôt la visibilité donnée à leur participation tant à l'intérieur du mouvement que dans ses interventions publiques. De ce point de vue surgissent plusieurs interrogations que l'on pourrait appliquer au mouvement dans sa globalité et à ses diverses composantes. La présence des lesbiennes est-elle nommée et leur contribution reconnue? Leurs préoccupations sont-elles discutées? Les groupes de service tiennent-ils compte de leurs besoins spécifiques? Est-ce qu'on s'intéresse à l'histoire et à la culture des lesbiennes? Des alliances sont-elles nouées avec des groupes autonomes de lesbiennes et avec le mouvement gai? Quelle importance et quel appui le mouvement des femmes accorde-t-il aux revendications des lesbiennes? À quelles revendications et de quelles lesbiennes? Y a-t-il des lieux pour en débattre? L'espace idéologique féministe permet-il de se représenter les lesbiennes autrement que comme des femmes? Ou encore comme des femmes différenciées par une caractéristique somme toute secondaire, celle de leur orientation sexuelle? 

Ces questions ont déjà suscité des tensions et moult débats parmi les féministes tant lesbiennes qu'hétérosexuelles. Tout dépendant des conjonctures, la question lesbienne a été tantôt occultée ou écartée, tantôt prise en compte dans les analyses et les pratiques des groupes et des associations. En conséquence, certaines lesbiennes se sont distanciées d'un féminisme qu'elles qualifiaient d'hétérosexiste. Le courant du lesbianisme radical développera la critique la plus articulée et la plus véhémente du féminisme, lequel, selon les tenantes de cette tendance politique, ne remet pas en cause le système politique fondé sur l'hétérosexualité (Turcotte, 1998). D'autres lesbiennes ont continué de militer dans un mouvement où elles se sentaient relativement bien acceptées tout en faisant montre de discrétion, d'autres encore ont pris des initiatives visant à définir les problématiques propres aux lesbiennes, à adapter ou mettre sur pied des services appropriés ou à faire valoir des revendications les concernant . Dans ma propre démarche identitaire et dans mes engagements militants, lesbianisme et féminisme se sont articulés différemment d'une décennie à l'autre.


La génération lesbienne-féministe

Comme des milliers de femmes au Québec, dans le reste de l'Amérique du Nord et en Europe, je me suis identifiée comme lesbienne-féministe au cours des années 1970 (Echols, 1984; Faderman, 1991; Hildebran, 1998; Lamoureux, 1998a; Ross, 1995; Roy, 1985). À partir d'expériences et de circonstances similaires, touchées par les mouvements féministe et gai, une bonne partie des lesbiennes de cette génération ont adopté des définitions d'elles-mêmes, des schémas d'interprétation de leurs attirances sexuelles et des visions du monde qui différaient radicalement des représentations antérieures du lesbianisme. Rétrospectivement, on peut considérer l'émergence du lesbianisme-féministe comme un mouvement social centré sur l'affirmation identitaire (Stein, 1992, 1997). À travers l'engagement dans les luttes politiques et idéologiques du féminisme se sont opérées une série de reconstructions de l'identité lesbienne qui l'ont sortie des catégorisations médicales et l'ont rapprochée de l'universel tout en renversant ses connotations négatives. Selon cette nouvelle perspective, le lesbianisme n'est plus vu comme un comportement sexuel pathologique stigmatisé socialement mais comme une forme de résistance à la domination patriarcale, une mise en pratique des idéaux féministes d'indépendance et d'autonomie par rapport aux hommes, un rejet des rôles sociaux imposés accompagné d'une quête d'authenticité. Toute femme qui s'engage dans une telle démarche, qui " s'identifie-aux-femmes " selon la formule qui fera époque, peut devenir lesbienne . Aux catégories sexuelles (homosexualité, hétérosexualité) qui ne servent qu'à renforcer les modèles normatifs, on oppose donc une définition élargie du lesbianisme qui s'accompagne d'une valorisation, voire d'une idéalisation, de ce style de vie. 

Ce discours allait attirer des femmes dont les parcours amoureux, les identités et les attirances sexuelles variaient considérablement. Toutes ne deviendraient pas des militantes actives du mouvement des femmes. Pour ma part, je suis un pur produit de cette confluence entre le politique et le sexuel : le féminisme avait profondément modifié mon regard sur les femmes et ouvert la possibilité du désir pour elles, tout en me fournissant des explications aux difficultés rencontrées jusque là dans mes relations avec les hommes. Jusqu'au milieu des années 1980, l'amour des femmes et mon engagement féministe ne firent qu'un dans mon identité personnelle et politique. Par prudence, selon les circonstances, selon les interlocuteurs et interlocutrices, j'omettais le " lesbienne " pour ne conserver que le " féministe ". Je ne vivais pas ce demi-mensonge comme une compromission puisque c'était le féminisme qui donnait sens à mes choix sexuels. Sens car c'était lui qui les légitimait, qui les rendaient acceptables à mes yeux et dans l'image projetée aux autres, qui leur donnait une certaine respectabilité sociale. 

Pour moi-même, comme pour toute cette génération de lesbiennes, jeunes et instruites pour la plupart, le discours féministe - dont elles étaient, elles aussi, les énonciatrices - a nourri une reconstruction de l'identité individuelle et collective. L'étiquette de Lesbienne avait jusqu'alors servi non seulement à marginaliser celles qui ressentaient un attrait pour le même sexe mais plus largement à contrôler toutes les femmes en construisant le genre féminin, en établissant la frontière entre la femme normale, c'est-à-dire féminine, donc hétérosexuelle - cela va de soi - et celle anormale ou déviante. Ainsi, cette épithète a été appliquée également à la femme frigide dont la froideur sexuelle était parfois attribuée à des pulsions homosexuelles latentes dans les discours médicaux et sexologiques, à la prostituée qui serait motivée inconsciemment par une agressivité envers les hommes ou un désir de se convaincre de son hétérosexualité 

Tout au long du siècle, on peut noter également que la figure de l'Invertie sexuelle puis celle de la Lesbienne englobent souvent la féministe. Ainsi, dans ses articles pamphlétaires dénonçant les revendications des suffragettes, Henri Bourassa (1925) les qualifiait de " femmes-hommes ". Dans une critique du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir parue dans la revue Cité libre en 1957 - un des rares échos donnés à cet ouvrage avant les années 1960 -, le Dr. Dansereau voit dans la présence d'un chapitre sur " La Lesbienne " l'indication que la thèse de l'auteur " semblerait aboutir, comme naturellement, à l'inversion " .

Et l'on se rappellera des invectives brandies pour dénigrer les actions des néo-féministes des années 1970 et suivantes, du genre : " C'est rien qu'une gang de maudites lesbiennes ". Bien qu'ils n'en constituent que des illustrations, ces exemples montrent le caractère central des catégories construites autour des pratiques sexuelles dans la définition et l'imposition d'un idéal de la féminité. Dans notre élan de radicalisme, les insultes ne nous atteignaient guère et c'est avec fierté que nous revendiquions l'appellation de lesbienne. Nous avions, je crois, sous-estimé la profondeur des divisions qui se cristalliseraient autour des questions sexuelles au sein même du mouvement des femmes.

 

Les déchirements des années 1980

Le mouvement des lesbiennes s'est détaché du mouvement des femmes et a connu une effervescence considérable durant les années 1980, caractérisée par la multiplication des espaces de rencontre et des lieux de parole, ainsi qu'une abondante production culturelle (Demczuk et Remiggi, 1998 ). Cette décennie très exaltante, remémorée aujourd'hui comme un âge d'or par certaines, éveille aussi en moi le souvenir du désenchantement et de la désunion. En effet, le processus de redéfinition de l'identité lesbienne ne s'est pas déroulé sans heurts : après la ferveur des premières luttes, une fois dissous l'espoir - avouons-le, utopique - de vaincre le patriarcat en quelques années, de nombreuses divisions politiques et idéologiques ont surgi qui opposaient entre elles les lesbiennes politisées : celles de notre visibilité au sein du mouvement des femmes, du caractère central ou secondaire de l'obligation hétérosexuelle dans le processus de subordination de l'ensemble des femmes, et donc des implications politiques de nos choix sexuels et des alliances à maintenir ou non avec les féministes hétérosexuelles (Centre Lyonnais d'études Féministes, 1989; Chamberland, 1989; Lamoureux, 1998; Roy, 1985; Turcotte, 1998;). Selon Stein (1992, 1997), le mouvement était victime de son propre succès : en élargissant la définition du lesbianisme, en brouillant les frontières, il a attiré des femmes ayant des expériences de vie très diverses, pour lesquelles le désir, la pratique sexuelle, l'identité personnelle et la vision politique formaient des configurations variées. Face aux tensions générées par cette hétérogénéité, l'on retrouve deux réponses divergentes : l'une accentuant l'universalité de la catégorie " lesbienne ", au risque de perdre sa spécificité, notamment en la désexualisant (Calhoun,1996), l'autre renforçant ses frontières par des prises de positions politiques qui la délimitaient plus nettement, quitte à exclure celles qui ne partageaient pas ce point de vue . Enfin, l'intense politisation des espaces lesbiens autonomes a essoufflé bon nombre de celles qui les ont fréquentés et fait rebrousser chemin à celles moins ou pas du tout politisées. 

De son côté, le mouvement féministe marquait des points, s'institutionnalisait, se professionnalisait (Lamoureux, 1990, 1998). Son auditoire s'était considérablement élargi et le pouvoir politique ne pouvait plus l'ignorer. Mais encore fallait-il que les féministes composent avec. D'une époque où la contestation fusait de toutes parts, on était passé à un climat politique plus conservateur, c'était la décennie de l'excellence où il fallait faire preuve de compétence et de modération. Trop déchirant, trop lourd à porter sur la place publique, le sujet embarrassant du lesbianisme de même que la réflexion sur l'hétérosexualité en tant qu'institution oppressive pour les femmes furent peu à peu évacués. 

Cette conjoncture rendait problématique la relation entre lesbianisme et féminisme, ce qui allait déclencher chez moi une prise de conscience, d'abord sous la forme d'un malaise puis d'un questionnement aux ramifications multiples : pourquoi cette gêne de m'identifier comme lesbienne tout court, sans l'aura féministe? Comment s'exprimait ma solidarité avec les lesbiennes se situant en dehors du mouvement des femmes? Qu'avions-nous au juste en commun? Est-ce que je ne subissais pas la même répression en tant que lesbienne? Est-ce que je ne menais pas, moi aussi, une double vie, tout comme la plupart des lesbiennes et des gais : féministe au travail, dans le mouvement des femmes, et lesbienne le soir, dans ma vie privée, dans les bars? Si nous étions soi-disant voisines dans le continuum de résistance lesbienne, pour reprendre la formule d'Adrienne Rich (1980), comment expliquer que je connaisse si peu leur histoire, leur culture, leurs difficultés de vie au quotidien? Un témoignage de Joan Nestle (1981), cofondatrice des Archives lesbiennes de New York, m'avait fortement interpellée, dans lequel elle racontait son histoire personnelle tout en saluant le courage des lesbiennes butchs et fems qui avaient osé vivre leurs amours dans les lieux publics bien avant le montée de la vague féministe. Nestle tentait d'expliquer l'univers des ces femmes, auquel elle avait elle-même participé dans les années 1950 et 1960, à un auditoire de lesbiennes-féministes qui le percevaient comme une reproduction des modèles hétérosexuels. Cet émouvant récit m'a donné la mesure de la profondeur du mépris dans lequel on tenait ces lesbiennes et ce " on " incluait bon nombre de lesbiennes-féministes. Il m'incluait. 

Cette démarche me conduisit à abandonner le trait d'union entre lesbienne et féministe. De fusionnés qu'ils étaient, désormais, ces deux engagements devenaient distincts et il m'appartenait de les articuler l'un à l'autre. Je décidai de commencer par redresser la balance identitaire en consacrant mes énergies à reconstituer l'histoire des lesbiennes au Québec. Tout en poursuivant ma recherche, je m'abreuvais aux écrits, pour la plupart en anglais, provenant du champ naissant des études lesbiennes et gaies aux États-Unis et en Angleterre. 

Les féministes hétérosexuelles et lesbiennes, et ces dernières entre elles, s'entre- déchiraient sur des questions, surtout relatives à la sexualité, qui ne trouvaient que peu d'écho ni dans le mouvement féministe ni dans les universités québécoises francophones. Je ne peux ici que les mentionner brièvement. Les analyses féministes concernant la pornographie, le viol, la prostitution et l'esclavage sexuel des femmes dénonçaient vigoureusement l'exploitation sexuelle dont elles étaient les victimes et faisaient ressortir leur vulnérabilité sur ce plan. En focalisant sur une représentation des femmes en tant que victimes sexuelles, elle mettaient de l'avant une vision de leur sexualité qui fut jugée réductrice par certaines féministes, principalement par celles dont les pratiques sexuelles s'écartaient des normes, soit des lesbiennes, des prostituées et d'autres travailleuses du sexe (Bell, 1987; Healey, 1996; Snitow, Stansell et Thompson, 1984; Vance, 1984). Si la condamnation de la pornographie faisait consensus, la revendication de la censure privilégiée par une certaine orthodoxie féministe comme solution possible à sa prolifération suscitait des réserves. Que pouvaient en penser les lesbiennes, lesquelles étaient de plus en plus nombreuses à souhaiter des représentations explicites de leur sexualité, susceptibles d'être jugées pornographiques selon les canons en vigueur et donc objets de censure ? 

Enfin, les analyses de l'hétérosexisme comme fondement idéologique et institutionnel de la hiérarchisation des sexes se raffinaient et suscitaient de nouveaux débats, notamment avec l'émergence du courant queer, mais le point de vue féministe s'y trouvait souvent ignoré, voire malmené (Chamberland, 1997; Malinowitz, 1996; Zimmerman, 1996). Plus la décennie avançait, plus je me sentais distante par rapport au mouvement féministe d'ici, tout en me réjouissant de ses avancées dans de multiples secteurs économiques, sociaux et politiques. Je suis parvenue à me ménager des alliances dans les milieux universitaires, suffisamment pour mener à bien mon projet de recherche. Mais j'y traînais ce que j'appelle mon garde-robe de verre dans lequel je laissais de côté nombre de ces questions. 

 

Les années 1990 : visibilité et reconnaissance sociale

Les années 1990 ont été marquées par une plus grande visibilité des gais et des lesbiennes dans l'espace public, notamment dans l'espace urbain avec le développement du Village gai et les manifestations annuelles de Divers-Cité (Demczuk et Remiggi, 1998 : 399-405; Higgins : 125-131). Le mouvement associatif se ramifie et se consolide. Toute une série de groupes et d'organismes se mettent sur pied, sur la base d'affinités ou d'activités partagées dans les domaines les plus divers : loisirs sportifs et culturels, fréquentation d'un même milieu scolaire, expérience vécue ou anticipée de la parentalité, revendications syndicales, origine ethnique commune, appartenance à un strate d'âge, etc. 

Ces regroupements se présentent le plus souvent comme étant mixtes bien que les lesbiennes y soient fréquemment sous-représentées. Celles-ci forment également des réseaux non mixtes autour de préoccupations circonscrites, tels que des regroupements de femmes d'affaires ou d'amatrices de plein air. Faisant suite à la vague américaine, les représentations des médias québécois font place aux lesbiennes, ainsi que l'attestent les témoignages parus dans la plupart des magazines féminins vers le milieu de la décennie. Des films qui les mettent en scène, comme Gazon Maudit, rejoignent un vaste public (Nadeau, 1997).

  Le mouvement gai occupe également l'espace politique et met de l'avant des revendications principalement axées sur la dénonciation de la discrimination envers les personnes homosexuelles et la reconnaissance de leurs droits. Dans sa tendance majoritaire et à travers ses leaders les plus influents, ce mouvement met de l'avant une pensée réformiste visant la reconnaissance des gais et des lesbiennes sur tous les plans, social, juridique, économique et politique. Le radicalisme des décennies antérieures est écarté au profit d'une volonté d'intégration aux structures familiales et sociales existantes. 

Suite à l'effritement du mouvement des lesbiennes, celles-ci se retrouvent divisées. Certaines d'entre elles se sont regroupées dans des coalitions ad hoc, par exemple lors des audiences publiques de la Commission des droits de la personne sur la violence et la discrimination envers les gais et les lesbiennes en 1993. D'autres se sont jointes au mouvement gai mixte ou s'y sont alliées de manière occasionnelle. Des plus jeunes se sont identifiées à la tendance queer. D'autres ont continué de s'investir dans le mouvement féministe et elles sont de plus en plus nombreuses à y faire valoir les points de vue des lesbiennes. Depuis 1995 a été créé un Comité pour la reconnaissance des lesbiennes à la Fédération des femmes du Québec et récemment, la Marche mondiale des femmes entérinait deux revendications concernant les droits des lesbiennes (Demczuk, 2000). 

En 1996, des lesbiennes ont cherché à relancer un mouvement autonome en mettant sur pied une association provinciale ouverte à la diversité, le Réseau des lesbiennes du Québec/Quebec Lesbian Network. Enfin, une large coalition issue des mouvements gai, lesbien, syndical et féministe a donné un appui décisif aux demandes concernant la reconnaissance des conjoints et conjointes de même sexe. 

Dans l'ensemble, on peut observer que plusieurs lesbiennes ont réorienté leur militantisme au cours de cette décennie en se concentrant sur des objectifs pragmatiques et en nouant des alliances ponctuelles.

C'est mon cas. Par exemple, au début des années 1990, je me suis engagée au plan syndical à la CSN afin de participer à la mise sur pied d'un comité qui allait enquêter sur la discrimination sur la base de l'orientation sexuelle en milieu de travail et défricher le terrain des revendications sur la reconnaissance des couples de même sexe. À travers diverses réalisations et collaborations dans le milieu universitaire, j'ai tenté de favoriser l'émergence d'un champ d'études sur les homosexualités. Au-delà du choc que suscite le passage d'une culture militante lesbienne et féministe à un univers à prédominance masculine où la vie démocratique interne et les rapports de pouvoir externes se jouent d'une manière fort différente, les alliances avec le mouvement gai offrent comme principal avantage de cibler des objectifs concrets visant à faire avancer en priorité la cause des lesbiennes et des gais, et cela, même si les lesbiennes y sont en minorité et doivent se battre pour y amener leurs revendications propres comme celles relatives à la maternité. 

Au terme de ce cheminement, j'ai perdu plusieurs certitudes mais celles que j'ai acquises m'apparaissent incontournables. C'est pourquoi j'aimerais vous en faire part.

1- Les lesbiennes ne forment pas un groupe homogène elles se distinguent les unes des autres par leurs expériences de vie, selon le contexte social dans lequel elles ont eu à affirmer leur différence, par leur façon de construire leur identité comme lesbiennes, c'est-à-dire de nommer leurs désirs sexuels, de les concevoir, de les expliquer, face à elles-mêmes et face aux autres, de les extérioriser dans leur apparence et leur manière d'être, de les articuler à d'autres facettes de leur identité personnelle. 

Elle se différencient encore par leur situation économique, leur insertion en termes de classe sociale et d'ethnicité, leur rapport avec leur famille d'origine, leur statut parental selon qu'elles aient ou non des enfants, selon que ceux-ci soient issus d'un mariage hétérosexuel ou d'une union avec une autre femme et bien d'autres facteurs. Elles sont également divisées selon leurs visions et leurs allégeances politiques. Rappelons par exemple que la revendication de la reconnaissance des conjoints et conjointes de même sexe ne faisait pas et ne fait toujours pas l'unanimité parmi elles. La difficulté ne réside pas tant dans l'absence de consensus que dans le manque de lieux de débats, vu l'affaiblissement du mouvement autonome des lesbiennes et leur position de minoritaires tant à l'intérieur du mouvement des femmes que dans le mouvement gai. Qui prend le leadership de définir leurs revendications? Leurs priorités de lutte? Pendant ces dernières années, l'agenda a été défini par le mouvement gai, plus précisément par la tendance réformiste qui prédomine au sein de ce mouvement. Le mouvement des femmes ne peut évidemment pas pallier à la difficulté de regroupement et de mobilisation des lesbiennes autour d'objectifs définis par elles. Il doit à tout le moins être conscient de cette difficulté et favoriser les processus de démocratisation des discussions en son sein et dans les coalitions où il est présent. 

En son temps, l'appel d'Anna Rueling a fini par porter fruit. En effet, en 1910, quelques années après sa conférence, alors qu'on discutait l'adoption d'un nouveau code pénal en Allemagne qui aurait eu pour effet de criminaliser les relations sexuelles entre deux femmes, les organisations féministes se sont mobilisées et, conjointement avec le mouvement homosexuel, ont fait reculer les législateurs (Faderman et Eriksson, 1980 : iv-v). Tout comme à cette époque, il est sans doute plus facile pour les lesbiennes participant au mouvement des femmes de solliciter et d'obtenir son appui aux revendications des lesbiennes (et des gais) dans une conjoncture où le mouvement homosexuel s'affirme lui-même fortement sur la place publique et jouit d'une certaine popularité. D'où la nécessité que des lesbiennes s'impliquent dans les deux mouvements. 

2- La présence de lesbiennes au sein du mouvement des femmes est porteused'ambiguïté puisque celles-ci y participent le plus souvent comme femmes et sur la base d'une idéologie féministe. Prétendre être ouvertes à toutes les femmes sans distinction, incluant les lesbiennes, sans que cela ne se traduise concrètement dans les pratiques, m'apparaît un leurre. Il m'apparaît nécessaire qu'un mouvement qui se veut inclusif prenne en compte de manière explicite les réalités et les perspectives lesbiennes dans les discours, les revendications et les services offerts. C'est là une entreprise amorcée certes mais qui doit encore être étendue à l'ensemble des composantes du mouvement, sur les différents terrains d'intervention et de luttes (Bélanger, 2000). La poursuite d'un tel défi n'ira pas sans générer sa part de tensions puisque la question du lesbianisme demeure, à mon avis, un sujet potentiellement implosif à l'intérieur du mouvement malgré les progrès des dernières années. Il faudra prendre le temps de dire les craintes, créer un climat sécuritaire pour les unes et les autres, respecter les rythmes, comprendre les divergences et surtout de vivre avec, c'est-à-dire ne pas forcer des consensus artificiels. Je partage également les interrogations de Calhoun (1996) quant à la possibilité de représenter les lesbiennes à l'intérieur de la pensée féministe alors que celle-ci tend à les définir comme étant essentiellement des femmes et à désexualiser le lesbianisme. 

3- L'identité et la culture lesbiennes-féministes dont je suis issue sont le produit d'un moment historique particulier. Tout au long du XXe siècle, différentes conceptions de l'homosexualité masculine et féminine ont émergé, se sont concurrencées, ont coexisté, se sont chevauchées ou contredites (Sedgwick, 1990). Ces conceptions touchent au cœur même de la construction de la sexualité, des genres (de ce qui est défini comme le masculin et le féminin) et des classes de sexe : quelles sont les frontières qui définissent les comportements sexuels acceptables, tolérés et interdits? Comment sont catégorisés les désirs sexuels? Quels liens y a-t-il entre ces catégories du désir et la construction de la masculinité et de la féminité? Les homosexuels et les lesbiennes forment-ils une minorité distincte, anodine, portant peu à conséquence, comparable à la limite à celles des gauchers? Ou y a-t-il chez les êtres humains un continuum de comportements sexuels, tout un spectre de sexualités et d'identités qui se prêtent à plusieurs configurations? 

Les réponses à ces questions ne sont pas de l'ordre de l'évidence. Elles sont l'enjeu de luttes au cours desquelles des catégories, des définitions, des identités sont produites, contestées, reprises et modifiées. Ainsi, des lesbiennes se sont appropriées le modèle de l'Invertie sexuelle au début du siècle : ce modèle qui associait le fait de ressentir de l'attrait pour une femme à une forme de masculinisation leur permettait de nommer explicitement leur désir sexuel dans un contexte où le désir ne pouvait être que masculin, les femmes étant réputées ne pas en avoir. D'autres se sont distanciées de ce modèle car il associait leur désir à une forme d'anormalité, voire de pathologie. 

De nos jours, le paradigme dominant pour concevoir l'homosexualité est celui de l'orientation sexuelle, lequel dissocie l'attirance sexuelle des autres composantes de l'identité personnelle. Ce modèle, qui s'est imposé à partir des années 1960, assimile l'homosexualité à un trait personnel irréversible plutôt qu'un trouble de la personnalité (Hurteau, 1991). Cette vision a été bien accueillie dans le mouvement gai car elle permettait de présenter l'homosexualité comme une caractéristique parmi d'autres, une différence accidentelle et de dénoncer un traitement différent ou discriminant en fonction de l'orientation sexuelle. Les militants l'ont reprise pour réclamer d'abord plus de tolérance envers les homosexuels et plus récemment, l'accès à certaines formes de reconnaissance sociale et institutionnelle.

Ce paradigme se prête à plusieurs lectures et interprétations, ce qui explique sans doute sa prégnance. Selon moi, cette vision donne parfois lieu à des interprétations très réductrices en isolant l'orientation sexuelle de ses facettes psychologiques, sociales et politiques. Par exemple, en la considérant innée, on ramènera dans l'ordre de la nature la différence accidentelle que constituerait l'homosexualité, préservant ainsi intacte l'idée d'une attirance et d'une complémentarité naturelle entre hommes et femmes. Ou encore, à force de vouloir démontrer que les lesbiennes et les homosexuels sont comme tout le monde, on finit par gommer leur histoire, leur culture propre, leurs identités multiples. Ces discours réducteurs escamotent toute interrogation sur les catégories de sexe et de genre, sur l'oppression hétérosexiste en tant que système idéologique et institutionnel et mènent à un droit à la différence étriqué et conservateur qui n'a pour objectif qu'une série d'adaptations de la société à nous et de nous à la société. 

Chez les lesbiennes elles-mêmes, les aspirations à voir leurs modes de vie reconnus, à ne pas être constamment marginalisées côtoient et concurrencent le refus de l'ordre imposé des sexualités et des genres, ainsi que le rejet d'une normalité si étroitement définie qu'elle étoufferait leur révolte et leur créativité, qu'elle banaliserait leur différence prise ici au sens d'une rupture par rapport aux femmes hétérosexuelles, d'un refus d'être des femmes au sens social du terme, lequel constitue la base d'une transformation individuelle et sociale. Cette tension, pour autant que nous puissions le prévoir, va continuer à porter le mouvement des lesbiennes encore longtemps. 


Références

BÉLANGER, Diane. (2000). Les droits clandestins. Les enjeux de l'intégration des lesbiennes dans les organismes communautaires intervenant auprès des femmes. Enquête menée auprès d'organismes dans trois régions du Québec : la Montérégie, l'Outaouais et le Centre du Québec, pour le compte du Réseau des lesbiennes du Québec/Quebec Lesbian Network, grâce à une contribution de Condition féminine Canada, Montréal.

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Notice biographique


Line Chamberland enseigne la sociologie au Cégep de Maisonneuve. Elle a publié Mémoires lesbiennes. Le lesbianisme à Montréal entre 1950 et 1972 (Remue-ménage, 1996) et dirigé en 1997 un numéro de la revue Sociologie et sociétés sur le thème " Homosexualités : enjeux scientifiques et militants ". Professeure associée à l'Institut de recherches et d'études féministes de l'UQAM, elle mène actuellement une recherche sur l'adaptation des services sociaux et de santé aux besoins et aux réalités des lesbiennes âgées en collaboration avec l'Association de recherche IREF/Relais-femmes et le Réseau des lesbiennes du Québec/Quebec Lesbian Network. 
Coordonnées : Département des sciences sociales, Cégep de Maisonneuve, 3800 Sherbrooke est, Montréal, H2V 3W9. Courriel : line.chamberland@arobas.net