labrys,
études féministes/ estudos feministas
Vingt ans d’histoire du féminisme au Québec Denyse Baillargeon
Résumé : Cet article se penche sur les vingt dernières années de recherches historiques sur le féminisme au Québec. Centré sur les travaux des historiennes, il cherche à voir quelles nouvelles avenues elles ont explorées, dans quelle mesure elles ont été influencées par les débats internationaux concernant diverses questions, — notamment le genre, la dichotomie public-privé, la définition même du féminisme, les rapports entre les femmes, l’État, la citoyenneté et le nationalisme ou la pertinence de diviser l’histoire de ce mouvement en vagues successives — et avec quels effets sur l’interprétation de l’histoire du féminisme québécois. Mots-clés : Féminisme, Maternalisme, Nationalisme, Histoire, Québec, XXe siècle. Introduction Invitée à participer à ce 20e no de la revue électronique Labrys, j’ai choisi de me pencher sur les vingt dernières années de recherche historique sur le féminisme au Québec[1]. Comme dans la plupart des pays occidentaux, le féminisme y a constitué l’un des premiers thèmes explorés par les historiennes des femmes et il continue d’attirer nombre de chercheuses, si bien que le corpus de travaux sur le sujet commence à devenir imposant, certaines questions ayant déjà fait l’objet de réinterprétations. Après deux décennies (1970-1990) durant lesquelles les pionnières de l’histoire des femmes se sont surtout attardées aux associations, aux luttes et aux revendications du mouvement des femmes du début du XXe siècle et du féminisme contemporain, quelles directions a prises cette historiographie ? Quelles nouvelles avenues a-t-elle explorées? Dans quelle mesure a-t-elle été influencée par les débats internationaux concernant le genre, la dichotomie public-privé, la définition même du féminisme, les rapports entre les femmes, l’État, la citoyenneté et le nationalisme ou la pertinence de diviser l’histoire de ce mouvement en vagues successives? Avec quels effets sur l’interprétation de l’histoire du féminisme québécois ? Voilà en essence les interrogations qui guident ce bilan. Le corpus examiné ici est constitué d’une quarantaine d’ouvrages et d’articles publiés après 1990 et couvrant l’ensemble de l’histoire du féminisme depuis le dernier tiers du XIXe siècle. Les historiennes étant généralement peu à l’aise avec les périodes les plus récentes, peu d’entre elles se sont cependant aventurées à explorer les années 1980-2010 pourtant très riches en luttes et en débats. Si on ne cesse d’annoncer la mort du féminisme depuis trente ans, au Québec tout au moins, celui-ci a su montrer qu’il était toujours très vivant comme en témoigne l’organisation de la Marche des femmes contre la pauvreté (1995) et la Marche mondiale des femmes (2000) initiées par la Fédération des femmes du Québec (FFQ), mais il faudra sans doute attendre encore quelques décennies avant de voir apparaître des analyses qui mettront ce genre d’événements, et leurs retombées, en perspective. Pour l’essentiel, les études examinées ici se concentrent donc sur les années 1890-1980. Elles ont été regroupées suivant les périodes de l’histoire du féminisme auxquelles elles s’intéressent et, à l’intérieur de chacune de ces périodes, en fonction des thèmes explorés. Tout en étant le plus inclusif possible, ce bilan n’a toutefois pas la prétention d’être exhaustif. Le féminisme québécois du tournant du XXe siècle Les débuts du féminisme au Québec sont généralement associés à la fondation du Montreal Local Council of Women (MLCW) en 1893. Affilié au National Council of Women of Canada, mis en place la même année, ce groupe chapeautait des organisations féminines anglophones de Montréal déjà existantes de même que des membres individuels, dont quelques francophones issues de la bourgeoisie canadienne-française. Les tensions ethniques entre anglophones et francophones, qui tendent à s’exacerber au tournant du XXe siècle, de même que la méfiance de l’Église catholique envers le féminisme et son opposition à la participation de ses fidèles à des associations anglo-protestantes conduisent cependant ces quelques francophones à quitter le MLCW et à fonder, en 1907, la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste (FNSJB). Tout comme son équivalent anglophone, la FNSJB fédère des organisations féminines qui s’intéressent à des questions sociales touchant plus particulièrement les femmes et les enfants ; contrairement au MLCW qui représente des groupes issus de différentes dénominations protestantes, la FNSJB réunit uniquement des associations d’obédience catholique, dont plusieurs communautés religieuses féminines qui étaient alors fort nombreuses au Québec. Tellement nombreuses d’ailleurs qu’elles auraient, selon plusieurs auteures, constitué une entrave au développement d’associations féminines philanthropiques ou réformistes laïques qui dans d’autres pays occidentaux a été à la source de ce premier mouvement des femmes (Baillargeon, 2011). La naissance de la FNSJB a donc été profondément marquée par le contexte national et nationaliste de la période en même temps que ses fondatrices, toutes d’ardentes catholiques, se sont généralement montrées plutôt dociles face à leur clergé ; ainsi, en 1922, quand les évêques du Québec se sont prononcés contre le vote des femmes, Marie-Gérin Lajoie, qui a présidé la Fédération durant plus de 25 ans, s’est sentie obligée de démissionner du Comité provincial pour le suffrage sur lequel siégeaient également des membres du MLCW. Aux yeux des premières historiennes qui se sont penchées sur l’histoire de la Fédération, celle-ci est donc apparue comme une organisation plutôt timorée. Outre leur soumission à l’Église, les origines bourgeoises de ses dirigeantes, le caractère réformiste de leurs revendications en matière sociale, leur profond attachement à l’institution familiale et leur refus de remettre en question la division sexuelle des rôles — des caractéristiques qu’elle partageait avec les membres du MLCW — apparaissaient comme autant de signes de leur modération et autant d’explications à l’échec de plusieurs de leurs revendications (Lavigne, Pinard et Stoddart, 1983 ; Pinard, 1983). Sans remettre en question les caractéristiques fondamentales de la FNSJB et du MLCW, certaines études subséquentes sont cependant venues nuancer ce bilan plutôt sévère qui, pour tout dire, jugeait l’action des pionnières à l’aune du féminisme égalitaire des années 1970. S’inspirant des débats qui ont eu cours durant la décennie suivante au sujet de la porosité des frontières entre le public et le privé et de la nécessité de mieux comprendre le militantisme des femmes du début du XXe siècle en fonction du sens qu’elles lui donnaient, Karine Hébert offrait une autre interprétation de l’histoire de la FNSJB fondée sur le concept de «maternalisme» (Hébert, 1999). Développé notamment par des historiennes américaines et britanniques, ce concept cherchait à rendre compte de la pensée d’une frange importante du mouvement des femmes à l’échelle occidentale pour qui la maternité constituait la base à partir de laquelle elles articulaient leurs revendications et réclamaient un élargissement de leur rôle domestique à la sphère publique (Koven et Michel, 1990 ; Ladd-Taylor, 1994). Vu sous cet angle, la FNSJB n’apparaissait plus comme une organisation féministe qui aurait raté sa cible en raison de la mollesse de ses convictions féministes, mais plutôt comme une association maternaliste qui a soutenu un ensemble assez large de revendications à l’égard des femmes (droit de vote, modification du statut juridique des femmes mariées, accès à l’éducation supérieure et aux professions, mesures de protection maternelle et infantile, etc.) en cherchant à les justifier au nom même de la différence sexuelle, de la supériorité morale des femmes, de leur nature compatissante et des bénéfices que la société pourrait retirer de la bienfaisante influence qu’elles pourraient y exercer. Comme le montre Hébert à la suite de bien d’autres, cette argumentation qui prônait l’égalité des droits au nom de la différence des sexes, ne pouvait cependant que les enfermer dans un paradoxe qui s’est révélé insurmontable, cette même différence étant invoquée par la société patriarcale pour justifier leur confinement dans la sphère privée (Toupin, 1996, Scott, 1998). Aurait-il pu en être autrement ? Dans un article où elle analyse le discours de Thérèse Casgrain, militante féministe qui a, entre autres, fondé la Ligue des droits de la femme (1928) pour reprendre la lutte pour le suffrage, Maryse Darsigny montre bien qu’il était sans doute inconcevable pour ces militantes d’articuler leurs revendications ou d’inscrire leur action en dehors de la maternité, le rôle d’épouse et de mère constituant un destin presque inéluctable pour la plupart des femmes (Darsigny, 1993 et 1994). Comme elle le souligne, même si elle est considérée comme plus contestataire et plus indépendante d’esprit que Marie Gérin-Lajoie vis-à-vis du clergé catholique, Casgrain s’est également appuyée sur les attributs de la féminité pour réclamer le vote, tout en ayant par ailleurs recours à des arguments plus égalitaristes. En même temps que le concept de maternalisme a permis de reconsidérer l’argumentaire des féministes du début du XXe siècle pour le vote ou l’accès des femmes à l’éducation et aux professions, il a aussi permis de mettre l’accent sur la très grande diversité de l’action sociale des féministes de cette période, notamment leur contribution aux luttes réformistes de l’heure comme la lutte contre mortalité infantile, la tuberculose, la délinquance juvénile ou la prostitution. Bien sûr, les premières historiennes, on songe notamment à Yolande Pinard (Pinard, 1976), avaient déjà identifié la plupart des associations qu’elles avaient créées pour venir en aide aux mères et aux jeunes filles, mais sans nécessairement y accorder toute l’attention qu’elles méritaient, ce type d’engagement social apparaissant comme un à-côté, sinon une diversion, par rapport à l’objectif plus pressant que représentait la poursuite des droits égaux. À partir des années 1990, toutefois, l’action sociale des femmes du début du XXe siècle notamment dans le domaine de la santé publique a occupé une place grandissante dans les travaux, le maternalisme permettant de resituer ce type d’action dans une optique beaucoup plus large. Ainsi, dans son mémoire qui portait sur la filiale montréalaise du National Council of Jewish Women, fondée en 1918, Sarah Filotas a pu montrer que si cette association a été peu active en ce qui concerne la lutte pour le suffrage (quoique certaines de ses membres s’y sont engagées à titre individuel), les femmes de la communauté juive se sont grandement intéressées aux questions touchant le bien-être des femmes et des enfants et que, tout comme leurs consoeurs catholiques et protestantes, anglophones et francophones, elles ont justifié leur action sur la base de leurs compétences maternelles, redonnant ainsi toute son importante à un groupe qui avait été jusque-là négligé (Filotas, 1998). Dans l’ensemble cependant, les nouvelles préoccupations des historiennes à l’égard des luttes sociales des maternalistes du début du XXe siècle les ont plutôt incitées à délaisser l’étude globale des vastes regroupements féministes pour se concentrer sur certaines associations spécifiques. Ainsi, Louise Bienvenue a examiné l’histoire de la filiale montréalaise du Victorian Order of Nurses (VON), une association d’infirmières visiteuses fondée par Ishbel Aberdeen, épouse du gouverneur général du Canada, à la fin du XIXe siècle pour offrir des soins à domicile aux populations pauvres (Bienvenue, 1998). De mon côté, j’ai examiné plusieurs organisations et institutions initiées par des membres affiliées à la FNSJB et par d’autres groupes pour lutter contre la mortalité infantile à Montréal et ailleurs en province, comme les cliniques pour nourrissons, appelées Gouttes de lait, l’hôpital Sainte-Justine pour Enfants ou l’Assistance maternelle, une œuvre dédiée au secours matériel et médical aux femmes enceintes pauvres (Baillargeon, 1999, 2004 et 2007). Plus récemment, Yolande Cohen s’est intéressée au Montreal Diet Dispensary, une organisation fondée par des bénévoles montréalaises anglophones en 1879 pour fournir une nourriture saine aux pauvres malades (Cohen, 2008). Dans la plupart des cas, ces études insistent sur l’idéal maternaliste qui animait les fondatrices de ces organisations ; c’est, en effet, au nom de leurs compétences domestiques, notamment maternelles, et de la complicité unissant les femmes de toutes classes et de toutes origines en raison de leur destin maternel commun qu’elles ont légitimé leurs interventions dans l’espace public. Comme l’ont souligné ces travaux, ce genre de discours qui avait tendance à essentialiser les femmes, ne doit cependant pas faire oublier que les maternalistes ont souvent été les premières à identifier les besoins des mères et des enfants et à chercher à les combler en multipliant les initiatives et en réclamant l'adoption de diverses mesures comme des pensions pour les mères seules et des allocations familiales. L’analyse de leur action a aussi amplement démontré que les initiatives maternalistes se sont avérées cruciales pour le bien-être des plus vulnérables (mères, enfants, malades, vieillards, etc.) au point où elles ont bénéficié des subventions des autorités publiques qui les considéraient comme une composante essentielle du réseau des infrastructures sanitaires qui commençait à se déployer à la même époque. De fait, comme l’ont constaté plusieurs études au Québec et ailleurs, dans bien des cas, les institutions de santé publique ont d’abord été instituées par les maternalistes qui ont ainsi fait la démonstration de leur nécessité et des avantages que la société pouvait en tirer, jusqu’à inciter l’État à les prendre en charge dans certaines circonstances. Les recherches sur le maternalisme ont en effet conduit de nombreuses historiennes à s’interroger sur les liens entre l’activisme social des femmes du début du XXe siècle et la naissance de l’État providence (Bock et Thane, 1994 ; Koven et Michel, 1990 et 1993 ; Ladd-Taylor, 1994 ; Pedersen, 1993). Il faut dire que les années 1990, témoin d’un repli des interventions étatiques sous prétexte de déficit public, étaient particulièrement propices à ce genre de réflexion. Dans un article qui a fait date, Seth Koven et Sonya Michel faisaient remarquer qu'il semble exister une corrélation inverse entre, d'une part, l'importance de l'intervention étatique dans le domaine du bien-être maternel et infantile et, d'autre part, la vitalité et le pouvoir que les «maternalistes» sont parvenues à exercer au sein de leur société respective (Koven et Michel, 1990). Plus exactement, ces deux auteurs soutenaient que les États «forts» (strong states), c'est-à-dire les plus interventionnistes, comme la France et l'Allemagne, qui ont adopté les mesures sociales les plus élaborées à l'égard des mères et des enfants ont aussi été ceux où les organisations féminines ont exercé le moins d'influence dans la formulation de ces politiques. Par contraste, les pays «faibles» (weak states) en matière d'intervention gouvernementale, comme la Grande-Bretagne et les États-Unis, ont été ceux où les groupes de femmes ont été le plus solidement et largement enracinés et où ils ont bénéficié du plus large espace politique pour faire valoir leurs revendications et développer leur action. Comme j’ai tenté de le démontrer, ce modèle s’applique toutefois difficilement au Québec où les initiatives des maternalistes francophones ont été rapidement circonscrites sans que l'on assiste pour autant à la mise en place de mesures sociales comparables à celles des pays européens les plus interventionnistes, l’Église catholique ayant déjà occupé le terrain des services de santé et d’assistance grâce en bonne partie au travail des religieuses qui oeuvraient dans une multitude d’institutions. La FBSJB elle-même n’a d’ailleurs jamais réclamé l’intervention de l’État en matière sociale avec beaucoup d’enthousiasme ; pour elle, comme pour l'ensemble des élites canadiennes-françaises du Québec, les questions sociales et familiales étaient intimement liées à la question nationale et religieuse jusqu'à former un tout indissociable. Dans cette perspective, écarter complètement l'Église au profit de l'État, neutre par définition sur le plan confessionnel, revenait à proposer un remède pire que le mal. En d’autres termes, son maternalisme, qui l'amenait à revendiquer des droits sociaux au nom des mères, n'arrivait pas à transcender le sentiment que les Canadiens français du Québec appartenaient à une nation en péril que seules l'Église et ses institutions affiliées pouvaient défendre de manière efficace. D’autres historiennes ont revisité l’histoire de la FNSJB ou de ses composantes sans pour autant inscrire leurs travaux dans le courant maternaliste. Ainsi, dans une perspective d’histoire du droit, Maryse Beaulieu a réévalué la réforme du Code civil consenti par les juristes au début des années 1930 à la demande de la Fédération et d’autres groupes de femmes comme le MLCW, en insistant sur l’importance de la signification de cette réforme. À son avis, l’introduction d’une clause concernant les biens réservés qui permettait aux femmes mariées de gérer leurs salaires bouleversait en effet la conception séculaire des rapports matrimoniaux même si, par ailleurs, Marie Lacoste Gérin-Lajoie approuvait le principe général de la communauté de biens et qu’elle ne remettait pas en cause la légitimité de l’autorité maritale, sauf dans les cas d’abus les plus criants (Beaulieu, 2001). De son côté, Catherine Charron s’est attardée aux discours et aux actions de la Fédération dans le domaine du travail domestique, notamment la création d’une association professionnelle d’aides-ménagères pour contrer la rareté des servantes et la mise en place de cours d’enseignement ménager. Tout en considérant que les questions domestiques faisaient partie intégrante de leur engagement social, Charron refuse cependant d’y voir une manifestation de maternalisme, préférant plutôt relier ces préoccupations à une «insatisfaction quant à [la] situation domestique, matérielle et symbolique [des femmes], et [à] leur volonté d’en transformer les conditions.» (Charron, 2010 : 348). Selon elle, en s’attaquant à la «crise» de la domesticité, ces bourgeoises tentaient de préserver la part d’autonomie et de liberté d’action que leur garantissait la présence d’une servante à domicile, ce qui les a amenées à vouloir rehausser le statut de cette profession entre autres par la création d’une association professionnelle; pour sa part, l’enseignement ménager visait à affirmer la valeur sociale du travail domestique en insistant sur la nécessité d’une formation pour bien l’accomplir et, éventuellement, à ouvrir la voie à des carrières féminines dans le domaine des «sciences» ménagères[2]. C’est donc en vue d’une plus grande reconnaissance publique de leurs activités domestiques privées que les dirigeantes de la Fédération ont cherché à les valoriser, une stratégie qui a cependant fait long feu dans un contexte où l’exaltation de ces responsabilités, considérées comme relevant de la nature féminine, a surtout servi à les enfermer dans l’espace bien clos de la famille. Dans une étude que j’ai menée sur les l’Association des aides-maternelles — une autre organisation professionnelle créée à l’initiative de la FNSJB et dont les membres offraient des soins aux nouvelles accouchées et à leur nourrisson tout en remplaçant la mère dans ses tâches ménagères les plus urgentes —, j’ai pour ma part montré que cette nouvelle «profession», sorte de croisement entre l’infirmière et la servante, n’est pas parvenue à s’imposer du fait même de son caractère hybride et de l’impossibilité de professionnaliser le travail domestique trop étroitement associé à la «nature» féminine (Baillargeon, 2001). Enfin, Yolande Cohen et Chantal Maillé se sont penchées sur l’organisation de cours d’instruction civique mis en place par la Fédération au début des années 1920, soit tout de suite après la démission de Marie Gérin-Lajoie du Comité provincial pour le suffrage. À leur avis, l’organisation de ces cours est le signe que la Fédération n’a pas cessé de s’intéresser aux droits politiques et à la citoyenneté des femmes même si elle s’est éloignée de la lutte pour le vote reprise par d’autres groupes ; en fait, selon elles, ces cours peuvent s’interpréter comme «autant de démarches faites dans la perspective de son obtention»[3]. Même si la Fédération s’est appuyée «sur la différence entre les sexes» pour parvenir à les organiser et à les justifier aux yeux du clergé, ces deux auteures considèrent que la FNSJB ne défendait pas une vision maternaliste, puisqu’elle a contribué «à construire un idéal féminin qui cherche à élargir considérablement le champ des possibles pour les femmes qui s'en réclament.» (Cohen et Maillé, 1999 : 56)[4]. L’éclatement de la catégorie «femme» sous l’influence du postmodernisme et de la conceptualisation du genre (Scott, 1988) qui en a découlé a aussi alimenté les interrogations des historiennes québécoises du féminisme du début du XXe siècle, notamment au sujet des débats et des tensions qui l’ont traversé et des conflits qui ont opposé ses militantes, généralement issues de la bourgeoisie ou des classes moyennes, à d’autres catégories de femmes. Sans prétendre que les premières historiennes du féminisme ont totalement passé sous silence ces conflits et les rapports de pouvoir qui prévalaient au sein de ces organisations ou entre celles qui les dirigeaient et la population féminine en général, il reste que la plus grande sensibilité à l’égard de la complexité des identités sociales s’est certainement traduite par une attention plus grande portée aux zones de fractures. Ainsi, Tarah Brookfield s’est attardée au conflit qui a éclaté au sein du MLCW durant la Première Guerre mondiale à la suite de la décision du gouvernement canadien d’accorder le droit de vote aux seules parentes des soldats (mères, soeurs, épouses) dans le but évident de se faire réélire et d’imposer la conscription (Brookfield, 2008). Comme le montre Brookfield, la Dre Grace Ritchie-England, alors présidente du MLCW, s’opposait à cette mesure au nom de l’égalité de toutes les femmes, alors que plusieurs de ses organismes affiliés la soutenaient et n’ont pas hésité à demander sa destitution. S’éloignant des interprétations traditionnelles qui ont surtout insisté sur le fossé que le premier conflit mondial a creusé entre francophones et anglophones, cette étude met plutôt l’accent sur la diversité des points de vue qui coexistaient au sein même du mouvement des femmes anglophones, certaines, comme Ritchie-England, ayant défendu des positions proches des nationalistes canadiens-français, dont bon nombre de féministes. Dans la même veine, mais a contrario, Desmond Morton a aussi montré que les féministes francophones et anglophones de Montréal ont su faire front commun pour soutenir l’effort de guerre en s’engageant activement dans des œuvres diverses, mais surtout en initiant le Fonds patriotique canadien, un organisme voué à la collecte de fonds pour soutenir les femmes et les enfants des hommes partis au front (Morton, 2004). Comme l’ont noté plusieurs historiennes, les efforts déployés par les maternalistes pour assainir la ville industrielle et réformer les moeurs ont également conduit à des tentatives de régulation des comportements des femmes des classes populaires qu’elles jugeaient inadéquats ou dépravés. Leur exaltation d’une nature féminine entièrement centrée sur la pureté et la maternité, un moyen de mieux affirmer leur supériorité morale et de justifier leur incursion dans la sphère publique, a en effet souvent débouché sur une condamnation sans appel des pratiques et des agissements de celles qui ne se conformaient pas à ce modèle de vertu. Selon diverses études, l’aide que les féministes maternalistes ont apportée à leurs semblables était donc souvent empreinte d’autoritarisme et de moralisme, générant des conflits qui renvoient aux différences de classe ou ethniques qui les séparaient. L’étude de Liz Kirkland sur la résidence Julia Drummond, un foyer fondé en 1920 pour accueillir des jeunes femmes venues trouver du travail à la ville (Kirkland, 2006), tout comme celles de Tamara Myers sur l’embauche d’une policière par la Ville de Montréal en 1918 à la demande du MLCW, ou sur la délinquance féminine (Myers,1993 et 2006), montrent par exemple que ces initiatives étaient essentiellement guidées par la crainte de voir ces célibataires se «perdre» et se sont traduites par un encadrement serré, et parfois abusif, de leurs allées et venues. Mes recherches sur la lutte contre la mortalité infantile ont également mis en lumière la volonté des bénévoles et des professionnelles qui oeuvraient au sein d‘organismes de santé publique, souvent fondés par les maternalistes, d’inculquer aux mères de nouvelles manières de faire et un ensemble de valeurs qui ne tenaient souvent pas compte de leurs conditions matérielles d’existence (Baillargeon, 2004). En fait, tout comme les médecins, les maternalistes considéraient que la mortalité infantile était en bonne partie attribuable à la négligence et à l’ignorance des mères, plutôt qu’à leur pauvreté, ce qui les incitaient à adopter une attitude dirigiste envers celles qu’elles aidaient, provoquant différentes formes de résistance de la part de ces dernières. Le retour du sujet et les questionnements autour de la formation et de la complexité des identités encouragés par le postmodernisme ont également favorisé la publication de quelques biographies de militantes féministes ou progressistes, notamment celles de Marie Lacoste Gérin-Lajoie (Sicotte, 2005), d’Éva Circé-Côté (Lévesque 2010) et de Robertine Barry (Desjardins, 2011). Déjà bien connue pour le rôle fondamental qu’elle a joué dans la création et la direction de la FNSJB, la vie de Marie Lacoste Gérin-Lajoie avait déjà fait l’objet d’une première étude qui englobait également celle de sa fille, Sœur Marie Gérin-Lajoie (Pelletier-Baillargeon, 1986), fondatrice d’une communauté religieuse et pionnière du service social au Québec (Malouin, 1998), mais curieusement, aucun ouvrage ne lui avait encore été consacré. Quant à Circé-Côté et Barry, deux journalistes qui se sont montrées sympathiques à certaines revendications féministes comme le droit de vote et l’accès à l’éducation supérieure pour les filles, elles n’avaient pas encore trouvé leur biographe. L’analyse de leurs parcours et de leurs écrits, surtout ceux d’Éva Circé-Côté, témoigne d’une liberté de pensée plutôt rares au Québec au début du XXe siècle, ces femmes n’ayant pas hésité à contester le pouvoir de l’Église et à réclamer des droits au nom de l’égalité des sexes. Sans transformer radicalement le portrait du féminisme québécois du début du XXe siècle, ces biographies ont donc contribué à le complexifier en montrant qu’il existait un certain pluralisme idéologique, ce qu’avait déjà souligné Diane Lamoureux dans ses travaux portant sur Idola Sant-Jean, une autre militante considérée comme l’une des rares féministes égalitaristes de cette période (Lamoureux, 1991). «L’entre-deux-vagues» L’idée longtemps admise que le féminisme s’est plus ou moins éteint après l’obtention du vote pour renaître dans les années 1960, son histoire ayant déferlé en deux «vagues» séparées par un reflux, a été largement contestée au cours des deux dernières décennies (Dumont, 2005). Comme l’ont soutenu de nombreuses historiennes, le déclin ou même la disparition d’organisations féministes ou maternalistes fondées au début du XXe siècle après cette victoire ne signifie pas pour autant que la pensée, les revendications et l’action féministes se sont également évanouies. Suivant cette analyse, on aurait plutôt assisté à une diversification du militantisme féminin, les femmes investissant diverses instances comme les syndicats et les partis politiques ou créant des organisations dédiées à la défense de leurs intérêts sur des questions spécifiques, préparant ainsi le terrain à la réaffirmation du féminisme dans les années 1960 (Kealey et Sangster, 1989). Cette idée d’un «entre-deux-vagues» marqué par un redéploiement du militantisme féminin a été explorée, au Québec, par quelques chercheuses, notamment Lucie Piché qui a étudié l’histoire du Comité féminin mis en place par la Confédération des travailleurs catholiques du Canada (CTCC) en 1952 à la demande de ses syndiquées (Piché, 1992). Son travail montre que sans remettre en question l’idée de la complémentarité des rôles dans la famille, cette instance a néanmoins défendu des positions égalitaristes en ce qui a trait au travail salarié féminin en exigeant une parité de traitement en matière de formation et de salaire. Créé la même année que la CTCC élisait une première vice-présidente, l’existence de ce comité montre que la présence croissante des femmes dans les organisations ouvrières a favorisé une prise de conscience collective de la discrimination qu’elles subissaient sur le marché de l’emploi, annonçant le discours beaucoup plus revendicateur de la décennie suivante. Dans ses travaux subséquents, Piché s’est intéressée à la Jeunesse ouvrière catholique féminine (JOCF), un groupe affilié au mouvement d’Action catholique qui a pris son essor dans les années 1930. Cette organisation qui évoluait sous la tutelle du clergé souscrivait entièrement à la vision traditionnelle de la complémentarité des rôles dans la société et la famille et imposait des limites certaines à l’autonomie de ses membres constate Piché ; mais, par ailleurs, ce mouvement a aussi permis à ses militantes d’acquérir une formation et d’assumer des responsabilités au plan de l’organisation et de la direction débordant largement des fonctions habituellement dévolues aux femmes, leur offrant ainsi de multiples occasions d’affirmer leur présence dans l’espace public et de contribuer au changement social (Piché, 2003). De son côté, Michael Gauvreau s’est intéressé au Service de préparation au mariage (SPM), une initiative jociste où les femmes ont joué un rôle prépondérant au plan de l’organisation. sÀ son avis, ces cours ont constitué l’un des vecteurs du réveil féministe des années 1960 au Québec en raison de la philosophie personnaliste de ses enseignements, notamment en matière de sexualité et de contraception. Plutôt que d’insister sur la procréation et la maternité, les cours du SPM mettaient en effet l’accent sur l’épanouissement des individus et proposaient une nouvelle conception des rapports conjugaux plus égalitaires, même si complémentaires, préparant ainsi la voie à une contestation plus large et plus radicale des rapports hommes/femmes qui surviendra dans les décennies suivantes (Gauvreau, 2002). De fait, plusieurs militantes de la JOCF ou d’autres organisations liées au mouvement d’Action catholique sont devenues des figures féministes reconnues dans le Québec des années 1960 et 1970, ce qui montre bien la continuité entre des luttes qui peuvent paraître à première vue fort dissemblables ou même pratiquement incompatibles. L’Église catholique ayant occupé une place prééminente dans l’histoire du Québec jusqu’aux années 1960, il n’est sans doute pas étonnant que certaines des organisations auxquelles elle a donné naissance aient été des ferments du féminisme. Dès les débuts de l’histoire des femmes, plusieurs chercheuses avaient d’ailleurs cru discerner une certaine complicité entre féministes et religieuses au début du XXe siècle, notamment lors de la création du premier collège classique pour filles, seule institution permettant d’accéder à des études universitaires dans le système scolaire franco-catholique (Danylewycz , 1983). La question de savoir si les religieuses étaient elles-mêmes des féministes qui s’ignoraient ou qui ne voulaient pas s’afficher s’est donc posée ; dans un ouvrage qui faisait en quelque sorte la synthèse de ces débats, Michelin Dumont suggère que «le féminisme et la vocation religieuse ont représenté deux voies parallèles pour l’expression des aspirations des femmes» (Dumont, 1995 : 8), soulignant que tous deux poursuivaient des objectifs similaires, soit de permettre aux femmes de s’instruire, de s’adonner à une activité professionnelle, de s’occuper de leurs semblables, de s’autogérer. Il reste que si ce fut le cas, l’Église n’a pas été qu’un facilitateur du féminisme, loin de là. Ainsi, dans les années 1940, alors que les femmes venaient d’obtenir le vote, un droit auquel elle était toujours opposée, elle s’est grandement alarmée de la situation des Cercles de fermières qui recevaient des subventions de l’État. Craignant de voir ce dernier exercer une influence électorale indue sur les fermières en échange de ses largesses, l’Église a alors entrepris de condamner les Cercles, qui s’étaient pourtant opposés au suffrage féminin, et de créer des organisations féminines concurrentes, l’Union catholique des fermières (UCF) et les Cercles d’économie domestique (CÉD). Dans sa thèse de doctorat, Chéryl Gosselin analyse la pensée de ces deux regroupements qui demeurent, on s’en doute, très conservateurs (Gosselin, 2002). Son étude s’attarde cependant à au moins cinq autres organisations féminines nées dans l’après-guerre (associations de femmes de carrière, de femmes d’affaires, de femmes universitaires, de femmes journalistes, de protection des consommateurs) qui pour leur part ont évolué en dehors du giron de l’Église. Bien avant les féministes des années 1960, nous dit Gosselin, ces associations ont dénoncé le statut inférieur des femmes dans la société qu’elles associaient à une éducation déficiente, à des opportunités de carrière trop restreintes et aux inégalités salariales et légales qui les frappaient. L’égalité d’accès à l’éducation et aux professions, la parité des salaires pour un même travail et la réforme du statut juridique pour les femmes mariées étaient donc au nombre des revendications qu’elles réclamaient en même temps qu’elles cherchaient à promouvoir l’éducation supérieure des filles. Issues pour la plupart de la bourgeoisie ou des classes moyennes, les membres de ces associations ont adopté un discours libéral préfigurant le féminisme égalitaire de la deuxième moitié des années 1960. Mais comme le montre l’étude de Magda Fahrni sur les boycottages organisés par les ménagères Montréalaises après la Deuxième Guerre mondiale pour protester contre l’inflation et sur l’appui donné par des parents à une grève d’enseignants à la fin des années 1940 (Fahrni, 2005), les femmes des classes populaires ont aussi commencé à s’organiser en dehors d’associations structurées, laissant présager une capacité de mobilisation sur des bases spontanées ou ponctuelles qui sera l’une des caractéristiques des «années chaudes» du féminisme. L’historiographie du féminisme contemporain À partir des années 1990, l’histoire du féminisme de la période plus contemporaine s’est enrichie de plusieurs études qui ont permis de compléter un portrait qui comportait encore de nombreuses lacunes. À ce titre, il faut par exemple mentionner l’ouvrage de Jocelyne Lamoureux, Michèle Gélinas et Katy Tari sur l’Association féminine d’éducation et d’action sociale (AFÉAS), une organisation née en 1966 de la fusion de l’Union catholique des femmes rurales (auparavant Union catholique des fermières) et des Cercles d’économie domestique qui avaient été fondés par le clergé après la Deuxième Guerre mondiale (Lamoureux, Gélinas et Tary, 1993). Comme le montrent ces trois auteures, les racines cléricales et conservatrices de l’AFÉAS placent d’abord la nouvelle organisation à la marge du féminisme contemporain qui se démarque surtout par ses tendances radicales ou à tout le moins libérales ; mais assez rapidement, la nouvelle association, dédiée à l’éducation et à la promotion de l’engagement social des femmes dans leur communauté, se préoccupe de la condition des femmes collaboratrices de leurs maris, un dossier qui fera date dans l’histoire du féminisme québécois, et en arrive même à appuyer la lutte pour l’avortement. Pour sa part, la Fédération des femmes du Québec (FFQ), une organisation fondée par Thérèse Casgrain la même année que l’AFÉAS, n’a guère attiré l’attention même si ce regroupement a joué un rôle fondamental et continu dans les luttes féministes des dernières décennies et s’est démarqué depuis les années 1990 par un militantisme renouvelé et un parti-pris de plus en plus affirmé envers les femmes les plus défavorisées ou marginalisées (immigrantes, femmes handicapées, lesbiennes, prostituées) dans la société québécoise et au-delà[5]. Outre l’histoire de groupes ou de certaines luttes spécifiques, comme celle sur le droit à l’avortement, cause emblématique de la période (Desmarais, 1999)[6], on retiendra également que l’historiographie québécoise récente sur le féminisme contemporain a produit quelques études fort intéressantes sur les rapports entre féminisme et nationalisme. Il faut dire que depuis les années 1960, la question du nationalisme québécois a très souvent occupé le devant de la scène politique ; en témoignent la création de mouvements et de partis politiques nationalistes et indépendantistes comme le Front le libération du Québec (FLQ), le Regroupement pour l’indépendance du Québec (RIN) ou le Parti québécois (PQ) qui a pris le pouvoir en 1976 et présidé à deux référendums sur l’indépendance du Québec en 1980 et 1995, sans compter les nombreuses négociations constitutionnelles avec le gouvernement canadien pour discuter du statut et de la place du Québec à l’intérieur du Canada. Pareil contexte ne pouvait qu’alimenter la réflexion des historiennes qui ont aussi été inspirées par la recherche féministe qui, à l’échelle internationale, s’est de plus en plus intéressée aux liens entre genre, citoyenneté et nation (Pateman, 1988 ; Enloe, 1989)[7]. L’idée que les femmes ont accédé à la citoyenneté politique, économique et sociale différemment des hommes et qu’elles ont été intégrées aux luttes nationales de manière différenciée, quand elles n’en ont pas été exclues, a en effet trouvé une certaine résonnance au Québec. Bien sûr, les historiennes québécoises n’ont pas attendu les nouvelles tendances historiographiques des années 1990 et 2000 pour reconnaître l’importance du nationalisme dans l’histoire du féminisme au Québec, car d’emblée, il est clairement apparu que la question nationale avait été à la base de la scission entre féministes anglophones et francophones, celles-ci partageant les sentiments nationalistes des élites auxquelles elles appartenaient[8]. De cette première génération de travaux, on retiendra surtout l’étude de Susan Mann qui, en 1982, proposait une synthèse originale de l’histoire de la pensée nationaliste au Québec en y incluant le mouvement et les idéologies féministes (Mann, 2002 [1982] ; voir aussi Gingras, 1981). Dans les années 1980, quelques études en histoire et en sciences politiques se sont également penchées sur la place du nationalisme dans la pensée des groupes associés au féminisme des années 1970 (Lanctôt, 1980 ; Couillard, 1987), mais on peut tout de même dire que les nouveaux questionnements au sujet de la place des femmes dans la cité et la nation, alliés aux études postmodernes et postcoloniales et à la théorisation du genre ont clairement permis d’alimenté la réflexion de quelques auteurs qui, plus récemment, ont produit des études qui dépassaient le simple constat du rapport entre féminisme et nationalisme[9]. Trois études québécoises de la dernière décennie témoignent plus particulièrement de l’influence de ces divers courants. Ainsi, dans son mémoire de maîtrise, Stéphanie Lanthier s’est intéressée aux discours du féminisme radical et du nationalisme radical des années 1960 afin de démontrer «l’impossible réciprocité de [leurs] rapports politiques» (Lanthier, 1998). Son étude des principales publications de ces deux groupes révèle en effet que si le féminisme radical a été fortement influencé par l’idéologie de libération nationale, jusqu’à affirmer, comme l’a fait le Front de libération des femmes du Québec, «Pas de libération des femmes, sans libération du Québec. Pas de libération du Québec sans libération des femmes !», de son côté, le nationalisme radical a plutôt tenu un discours carrément misogyne, les femmes étant dépeintes comme une entrave au mouvement de libération du Québec en raison de leur aliénation atavique et de leur soumission au clergé, et le Québec lui-même comme une femme à conquérir, y compris par le viol. Selon Lanthier, les femmes étaient ainsi symboliquement exclues du nationalisme radical puisqu’elles ne pouvaient y figurer que soumises, vaincues ou carrément assassinées. Son analyse du symbolisme sexuel contenu dans le discours du nationalisme radical qui s’inspire des études littéraires et de la théorie du genre, permet en fait de constater que contrairement aux féministes radicales qui envisageaient une libération de tous les éléments de la nation, la libération nationale à laquelle aspiraient les nationalistes radicaux devait uniquement profiter aux hommes qui considéraient que la position de dominé du peuple québécois dans l’ensemble politique canadien, les avaient frustré de l’exercice du pouvoir. De son côté, la politologue Diane Lamoureux a plutôt cherché à comprendre l’attrait du nationalisme pour les féministes québécoises des dernières décennies, toutes tendances idéologiques confondues. À son avis, si dès les années 1960, beaucoup de féministes se sont senties interpellées par le nationalisme en dépit du sexisme et même de la misogynie dont il a fait preuve comme le rappelle Lanthier, c’est notamment parce qu’il cherchait à moderniser le Québec, ce dont les femmes croyaient et ont pu, effectivement, bénéficier (Lamoureux, 2001). Tout en reconnaissant que le projet nationaliste de modernisation du Québec était éminemment masculin, Lamoureux constate également que ce projet s’est épanoui plutôt tardivement comparativement à d’autres sociétés occidentales, soit au moment où le féminisme contemporain tentait lui aussi de s’affirmer, ce qui a permis de lier l’émancipation nationale et émancipation sexuelle. Mais les rapports entre les deux mouvements ont également été empreints de graves tensions, comme elle le souligne, le projet nationaliste étant porteur d’une conception de la place et du rôle des femmes qui s’opposait souvent à la vision féministe, notamment sur la question du contrôle des femmes sur leur corps et la reproduction. Par ailleurs, elle constate que la modernisation du Québec a aussi entraîné une déstructuration des anciens rapports communautaristes et une montée de l’individualisation, ce qui a eu pour effet de saper le mouvement nationaliste et de miner les solidarités qu’il cherchait à construire pour mener son projet d’indépendance à terme. Cette fragmentation identitaire a aussi eu des effets sur les rapports entre féministes et nationalistes, les premières n’acceptant plus de subsumer leurs propres luttes à celles de la nation, et a ouvert la porte à l’expression de désaccords profonds entre féministes, le nationalisme des unes n’étant pas toujours appuyé, tant s’en faut, par les autres[10]. Enfin, tout récemment, Sean Mills a examiné l’influence de la pensée postcoloniale sur l’idéologie de plusieurs groupes activistes de gauche des années 1960 à Montréal, y compris les groupes féministes associés à la mouvance radicale (Mills, 2010). Dans son étude qui englobe tout à la fois le militantisme des nationalistes, des étudiants, des noirs et des ouvriers montréalais, il montre que la théorie de la «libération» inspirée des luttes de décolonisation du Tiers Monde a aussi fortement alimenté les analyses féministes des années 1960 ; si Mills n’est pas le premier à constater à quel point des intellectuels comme Franz Fanon et Albert Memmi ou d’autres qui ont repris leurs analyses pour les appliquer au Québec comme Pierre Vallières ont été des références majeures dans le Québec des années 1960, son ouvrage montre que l’idée de décolonisation a constitué une trame de fond commune à la plupart des groupes activistes de gauche des années 1960, traversant les frontières de la langue, de l’ethnicité, de la race et du genre. Ce faisant, il montre que l’idée de la décolonisation a été revendiquée à partir de positions très différentes, et parfois contradictoires, mais surtout que le radicalisme des années 1960 ne peut se comprendre sans englober toutes ses composantes, incluant sa composante féministe. Conclusion Peut-on conclure une histoire toujours en marche ? Ce bref bilan a surtout voulu montrer que l’histoire du féminisme demeure un champ de recherche toujours vivant et qu’il s’est de plus en plus ouvert aux débats qui ont eu cours à l’échelle occidentale durant les dernières décennies. Comme on pouvait s’y attendre, l’histoire du féminisme du début du 20e siècle a suscité beaucoup plus d’intérêt que l’histoire du féminisme plus contemporain, du moins chez les historiennes : une incursion du côté des politologues et sociologues modifierait sans doute sensiblement ce portrait, mais tel n’était pas le mandat que je m’étais donné. Sans pouvoir prédire avec exactitude quelles directions prendra l’historiographie dans les années à venir, on peut cependant présumer que certaines des questions qui sont actuellement débattues au sein du féminisme et qui forment la trame des travaux des sociologues ou politologues — comme la place des lesbiennes et des immigrantes dans le mouvement des femmes, les relations transnationales qui semblent de plus en plus le préoccuper, le militantisme des jeunes féministes, l’existence d’une «troisième vague» ou encore les conflits qui opposent les militantes sur des questions aussi sensibles que la prostitution, la pornographie, l’hypersexualisation, le port du voile ou la procréation médicalement assistée (Blais, Fortin-Pellerin, Lampron et Pagé, 2007; Chamberland, 2002; Giraud, 2001 ; Vandelac, 1996)—, seront à la base de cette nouvelle historiographie. Une histoire à suivre donc, dont d’autres traceront le bilan le moment venu. 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[3] À noter que les Québécoises (à l’exception des Amérindiennes vivant sur des réserves et les Asiatiques) votaient au niveau fédéral depuis 1918. [4] Notons cependant que comme le montre le travail d’Hébert, le maternalisme est tout à fait compatible avec la volonté d’élargir le champ d’action des femmes ; de fait, l’élargissement du champ d’action des femmes est, très précisément, ce que réclame le maternalisme. Dans un ouvrage récent où elle s’intéresse à l’action philanthropique de différentes organisations féminines montréalaises, dont la FNSJB, Cohen n’hésite d’ailleurs pas à la considérer comme une organisation maternaliste (Cohen, 2010,) tout comme dans son article cité plus haut (Cohen 2008). [5] Rappelons que la FFQ a été fondée en 1966 par Thérèse Casgrain et un groupe de femmes qui s’étaient réunies l’année précédente pour célébrer le 25e anniversaire de l’obtention du suffrage féminin. D’abord associée à la tendance libérale du féminisme québécois contemporain, la FFQ s’est peu à peu radicalisée au cours des décennies suivantes. Si son histoire reste toujours à faire, elle a tout de même fait l’objet d’une étude à caractère sociologique portant sur le militantisme de certaines de ses composantes (Tardif et Bernard, 1995). [6]. Plus récemment, Marjolaine Péloquin, l’une des militantes du Front de libération des femmes du Québec, un groupe féministe radical qui a été actif entre 1969 et 1972, a aussi écrit un ouvrage où elle raconte l’histoire de ce groupe et de ses luttes, notamment «l’affaire des jurés» alors que sept d’entre elles avaient interrompu un procès pour dénoncer le fait que les femmes ne pouvaient exercer cette fonction (Péloquin, 2007). Ce type de témoignage est encore rare cependant et on peut espérer qu’ils se multiplieront. [7] Sur cette question, on consultera également l’édition spéciale de l’hiver 1995 du Journal of Women’s History (vol. 7, no 4) qui présente plusieurs textes sur la relation entre nationalisme et féminisme. [8] Dans le cas des féministes anglophones, il faudrait plutôt parler de sentiments impérialistes ; jusqu’en 1931, le Canada étant une colonie de la Grande-Bretagne, ces femmes d’ascendance britannique se sentaient surtout attachées à l’empire britannique qui est alors au sommet de sa puissance. [9] Vers la fin des années 1990, Micheline Dumont soulignait la difficulté d'inscrire les femmes dans une trame nationale qui s’est construite en dehors d’elles, souvent en les excluant explicitement ou alors en les intégrant de manière spécifique, c’est-à-dire en faisant appel à leurs capacités maternelles (Dumont, 1998). [10] L’épisode des «Yvettes», prénom désignant les militantes fédéralistes lors du référendum sur la souveraineté qui s’est tenu en 1980, de même que le colloque Femmes en tête, organisé pour célébrer le 50E anniversaire de l’obtention du suffrage féminin en 1990 et boycotté par les groupes de femmes issues des minorités culturelles constituent deux bons exemples des profondes divergences qui se sont exprimées au sein des féministes dans le contexte d’une exacerbation des tensions nationalistes au Québec dans la décennie 1980 (Dandurand et Tardif, 1981 ; Fournier et Kurtzman, 1990). Note biographique : Denyse Baillargeon est professeure titulaire au département d’histoire de l’Université de Montréal. Spécialiste de l’histoire des femmes, de la santé et de la consommation, elle est l’auteure de plusieurs ouvrages, notamment Un Québec en mal d’enfants. La médicalisation de la maternité, 1910-1970 (Montréal, Éditions du remue-ménage, 2004) qui s’est mérité plusieurs prix, et de nombreux articles. Ses recherches les plus récentes s’intéressent aux campagnes de financement organisées par l’hôpital Sainte-Justine, une institution pédiatrique, entre 1929 et 1970 dans une perspective d’économie sociale mixte et à la publicité pour les médicaments sans ordonnance.
labrys,
études féministes/ estudos feministas |