labrys, études féministes/ estudos feministas
juillet / décembre 2013  -julho / dezembro 2013

Femmes burkinabè et femmes blanches dans la coopération internationale au Burkina Faso, nombre de privilèges « invisibles » pour les coopérantes!

 

Lydia Rouamba

 

 

 Résumé :

Les sociétés burkinabé sont ethnocentriques. La fierté des uns et des autres ne résiste cependant pas devant la peau blanche. Le préjugé du Blanc qui est associé à un être supérieur reste tenace de telle sorte que les femmes blanches, même quand elles sont confrontées à quelques difficultés d’intégration, bénéficient, sur le plan structurel, d’un certain nombre de privilèges invisibles. En revanche, les femmes burkinabé sont, en présence des femmes blanches, doublement discriminées, comme femmes et comme noires dans leur propre pays. A qualifications égales, et même quand elles sont recrutées sur le même marché du travail (international ou national), la blancheur procure des privilèges « invisibles » aux occidentales blanches que l’on ne concède pas aux Africaines, et singulièrement aux Burkinabè.

Heureusement, le complexe d’infériorité des burkinabé s’effrite lentement grâce à plusieurs actions. Le préjugé du Blanc doit, en effet, être aussi déconstruit et détruit en terre africaine.

   

Mots clés : racisme, discrimination, machisme, privilèges

 

 Les rapports entre les peuples sont déterminés par plusieurs facteurs dont la couleur de la peau (la race) et le sexe. C’est connu, de nombreuses sociétés  ne traitent pas leurs femmes comme leurs hommes, mais les différents repères sociaux traditionnels s’en trouvent télescopés lorsqu’intervient la variable « race ». Les différences biologiques (couleur de peau) et culturelles (manière de faire/d’agir) entre les humains ont, en effet, donné lieu au  phénomène de racisme qui suppose la supériorité d’une  race  par rapport aux autres et qui a sous-tendu des pratiques de domination, d’exploitation et même  de génocide, en l’occurrence, la colonisation. La colonisation a mis à rude épreuve, l’estime de soi des peuples africains et particulièrement burkinabè qui, pourtant, sont à grande majorité ethnocentriques

Aujourd’hui, malgré toutes les actions pour éradiquer les pratiques racistes, les préjugés sur les races et particulièrement sur la race blanche qui est associée à une catégorie sociale supérieure restent tenaces. Ces préjugés favorables à l’égard des Blanches et des Blancs sont même entretenus par les Africain-e-s comme c’est le cas au Burkina Faso dans le domaine de la coopération internationale.

L’objectif de cet article est de mettre en relief, à partir d’exemples, quelques mécanismes psychosociaux et structurels qui expliquent que les femmes burkinabè sont discriminées dans leur propre pays par rapport aux « migrantes » blanches, aux Occidentales. Le présent  article concerne en effet l’Occidental-e ; les Burkinabé ont d’autres rapports avec les Maghrébins et les Libanais par exemple.

Des faits laissent entrevoir que la variable race surpasse celle du sexe de telle sorte qu’on assiste au phénomène de dominées (les femmes blanches dans leurs pays d’origines) qui « dominent » (les femmes et les hommes Burkinabé). Pour une lutte efficace et durable contre le racisme, les préjugés favorables à l’égard de la personne blanche doivent donc aussi être déconstruits en terre africaine.

Sur le plan méthodologique, l’analyse est basée, d’une part, sur une recherche documentaire, et d’autre part, sur des entrevues réalisées auprès de 15 femmes qui évoluent en milieu multiculturel dont 9 Blanches (4 Françaises, 3 Belges, Une Québécoise et une Suissesse) et six Noires, cadres burkinabé dont l’une a aussi la nationalité néerlandaise par alliance. Sur les 9 Blanches, trois ont épousé des hommes Burkinabè. Une première entrevue a été réalisée en 2011 à Montréal avec une Québécoise qui a eu à séjourner un mois au Burkina en 1999. Les 14 autres entrevues ont été réalisées aux mois de novembre et décembre 2012 à Ouagadougou. L’analyse puise aussi dans mon expérience personnelle : femme africaine, ayant un diplôme universitaire et évoluant dans le domaine de la coopération internationale et de la recherche.

 

Les sociétés burkinabè, des sociétés ethnocentriques

 

Claude Lévi-Strauss dans Race et histoire (1952) note que l’ethnocentrisme est un sentiment universel. Il souligne qu’une attitude ancienne chez l’être humain, donc chez chacun-e d’entre nous, est de rejeter les valeurs et les formes culturelles éloignées des nôtres, hors de l’humanité. Dans la République xénophobe (2001 : 1999) Deschodt et Huguenin montrent qu’aux yeux du pouvoir de la IIIème République française, l’étranger constituait un péril. Cela est également noté par Monique Ilboudo dans son Essai Droit de cité : être femme au Burkina Faso (2006 : 42) où elle souligne que chaque groupe ethnique « se croit le centre du monde, jusqu’à ce qu’il admette l’humanité de l’Autre. »

Au Burkina Faso, les différentes sociétés utilisent des termes presque méprisants (péjoratifs) pour désigner les autres. L’ethnie majoritaire, les Moose par exemple, appelle les membres de plusieurs autres ethnies, les « Gãnese », pour dire que leurs langages sont incompréhensibles. Elle voit également ces communautés comme peu travailleuses, possédant peu de savoir-vivre et affichant des mœurs légères. Les Moose trouvent que les femmes des autres ethnies sont volages. Ils appellent également les Peuls, « silmiisi » qui signifie des personnes qui se croient plus intelligentes et dont on doit se méfier. En revanche, les « Gãnese » et les Peuls voient les Moose comme des personnes pas très portées sur l’hygiène corporelle et environnementale, peu raffinées, et dont les femmes sont peu coquettes. Pour les Dioula, population ayant été très vite en contact avec le monde extérieur, notamment arabo-berbère à travers le commerce transsaharien, tous les autres peuples sont des mécréants, des cultivateurs et des personnes sans éducation et non civilisées. « C’est bien nous qui avons habillé ces personnes qui se baladaient nues », n’hésitent-ils pas à déclarer. Chaque groupe ethnique au Burkina Faso a ainsi des préjugés défavorables et souvent méprisants à l'égard des autres, notamment les voisins immédiats.

Cette affirmation ethnique qui amène des hommes et des femmes à se détester et même à se tuer - phénomène heureusement encore marginal dans le pays, (Pillet-Schwartz 1996) - semble, toutefois, épargner la personne blanche, du point de vue de la valeur qu’on lui accorde.

Comme dans plusieurs autres pays à travers le monde, il existe, au Burkina Faso, des formes de rejet des Blanches et des Blancs que l’on juge manquer de savoir-vivre, d’avoir des comportements obscènes. Avant -la situation a évolué positivement-, les « bonnes » familles n’acceptaient pas que leur enfant épouse une Blanche ou un Blanc et les hommes blancs étaient obligés de partir avec des filles travaillant dans des bars, des filles et des femmes jugées peu respectables, avec des mœurs légères.

Ces perceptions négatives n’entament en rien l’idée de la supériorité de la race blanche.

 

Un ethnocentrisme déstabilisé par la colonisation, une population blanche bénéficiant de grands égards

 

 Pour introduire cette partie de mon exposé, je vous raconte  deux anecdotes personnelles.

La première anecdote concerne une attitude que ma grand-mère a eue le jour de mon mariage en 1995. Alors âgée de plus de soixante quinze ans et se déplaçant à l’aide d’une canne, les invités-es et parents-es (quelle que soit leur catégorie socioprofessionnelle) la saluaient avec beaucoup de respect, et certaines personnes avec des génuflexions, signe de respect et d’allégeance en Afrique. Mais quand vint mon homologue et amie Néerlandaise, elle fit, et le geste fut assez rapide de type réflexe, un effort inouï pour se lever la saluer.

La deuxième anecdote concerne une réaction de ma fille en 2001. Cette année là, je suis allée pour la première fois aux États-Unis où j’eus l’occasion de voir et d’acheter une poupée noire. Mais, lorsque je la remis à ma fille, alors âgée de quatre ans, elle la repoussa avec dédain.

L’attitude de ma grand-mère peut être interprétée de deux manières.

La première interprétation possible est qu’en Afrique, la tradition veut qu’on ait beaucoup d’égard vis-à-vis des personnes étrangères. Et ce jour-là, c’est mon homologue qui était la « vraie » étrangère, étant donné qu’elle était blanche. Pour la deuxième, son attitude peut s’expliquer par le fait qu’elle a été conditionnée sous la colonisation à faire déférence à toute personne blanche. Quant à ma fille, sa répugnance à l’égard de la poupée noire s’explique aussi par le fait que malgré son très jeune âge, elle était déjà conditionnée. Jusqu’au moment où je lui ai tendu la poupée noire –qui de par sa réaction était une horreur pour elle -, elle n’avait vu que des poupées blanches. 

J’ai évoqué ces anecdotes parmi des milliers d’autres possibles pour mettre en lumière le travail de sacralisation de la personne blanche que la colonisation a opéré et que l’enfant au vieillard africains ont intériorisé. La colonisation a, en effet, été présentée comme une entreprise d’aide au progrès[1]t a consisté en une dévalorisation des formes et des valeurs politiques et culturelles des populations colonisées.

Chez les Moose, ethnie majoritaire par exemple, les chefs (naba) étaient considérés comme des représentants de Dieu sur terre et étaient vénérés. Ils avaient droit de vie sur leurs sujets. Le colonisateur a remis en cause ce pouvoir, et a chassé et remplacé les chefs peu dociles par des personnes qui n’étaient pas forcément issues de familles traditionnellement royales. Les naba furent astreints à payer l’impôt à l’image des roturiers, plusieurs durent émigrer. La quasi-totalité des chefferies africaines et burkinabé en particulier perdirent, comme le notent Ouédraogo (2013 : 50) et Nicolas (1972 : 1045), leur dimension politique sous l’administration coloniale.

Sur le plan religieux, le côté mystique secret des peuples burkinabé fut démystifié par la destruction d’objets et de lieux sacrés, le dénigrement des pratiques animistes (Nikièma : 2012). Cette déstructuration des sociétés africaines est bien exprimée par Godelier quand il dit que pour justifier l’exclusion d’une autre personne et la soumettre, il faut la dénigrer et s’arroger des qualités et des compétences, c'est-à-dire se grandir idéellement et en rabaissant l’autre idéellement également (Godelier 1993 : 109). La domination a donc besoin d’être justifiée par une idéologie et l’idéologie de la supériorité de la race blanche est demeurée très ancrée en Afrique et particulièrement au Burkina Faso. « Moi, avant d’aller en France [dans les années 70] pour les études, je ne savais pas qu’un Blanc pouvait tomber malade » m’a confié, en 2012, un professeur d’université âgé de 63 ans.

Dans l’inconscient collectif burkinabè – déconstruit néanmoins de plus en plus par des intellectuel-le-s[2]-, Le Blanc/La Blanche, c’est une personne riche, propre, belle, intelligente et pleine de finesse. Il est fréquent qu’on demande à une personne qui répugne à faire certaines tâches, si elle se prend pour un-e Blanc-he. Nombre de personnes se dépigmentent la peau pour la rendre claire à l’image de la peau blanche. Pour les innovations technologiques, on dit que « la personne blanche est vraiment intelligente ». Et l’élite africaine, ce sont les Noir-e-s qui ont pu atteindre le sanctuaire blanc. Nombre d’intellectuels africains et d’intellectuelles africaines revendiquent les formes de pensées et d’action de l’Occident.

En résumé, l’ethnocentrisme des sociétés burkinabé ne résiste pas devant la blancheur. Les personnes de race blanche bénéficient, au Burkina Faso, du privilège blanc que Peggy McIntosh (1989 et 2005) définit « comme un havresac invisible et sans poids de fournitures spéciales, de cartes, de passeports, de carnets d’adresses, de visas, d’habits, d’outils et de chèques en blanc», c'est-à-dire « un emballage invisible de biens non mérités » sur lesquels elle peut compter dans sa vie quotidienne.  Nous bénéficions des mêmes privilèges que l’élite burkinabè

Des privilèges dont les femmes blanches n’en ont pas toujours conscience

 

Les femmes blanches n’ont pas toujours conscience ou refusent de voir qu’elles ont, au Burkina Faso, des avantages en raison de la couleur de peau.

Nous bénéficions des mêmes privilèges que l’élite burkinabè

De prime abord, les huit femmes occidentales interviewées à Ouagadougou affirment ne pas avoir le sentiment de bénéficier de privilèges particuliers en raison de la couleur de leur peau. Pour elles, les Burkinabé, hommes et femmes qui ont une position professionnelle élevée ou qui appartiennent à des couches sociales aisées bénéficient des mêmes privilèges.
 
            P. D-F Secrétaire Générale d’une structure  française au Burkina Faso, reconnait qu’elle jouit de privilèges (gens très respectueux, affectueux, attentionnés), mais ces derniers sont, selon elle, plus liés à sa position hiérarchique qu’au fait qu’elle soit blanche, car en dehors du cadre professionnel où elle tombe dans l’anonymat, elle est frappée de machisme comme elle l’exprime dans le point suivant. Dans le même sens S.D, volontaire dans une ONG dans l’Est du Burkina Faso trouve qu’elle est moins écoutée parce qu’elle n’occupe pas une position de décision, de gestion des ressources financières. M N. G, elle, renchérit que l’analyse serait plus parlante en termes de classe sociale qu’en terme de race, de couleur de la peau. Pour elle, ce sont les différences de classes sociales qui créent plus de clivages que la couleur de la peau. Elle confie qu’elle a pu remarquer que, par exemple, les Africains et les Maghrébins (Marocains) de classes sociales différentes ne se fréquentaient pas en Europe. Et elle-même aurait moins de difficultés à fréquenter des personnes noires universitaires que des ouvriers belges.  Selon elle, les Burkinabé appartenant aux classes aisées connaissent la même déférence de la part des couches sociales inférieures et des populations rurales.

De façon globale, les femmes rencontrées font remarquer que l’apparente ou réelle déférence à l’égard de la personne blanche est aussi liée à la présomption de richesse. On présume que la personne blanche est riche et il faut savoir profiter. Ainsi disent-elles le fait d’être blanche est quelquefois fatiguant.  Nous sommes aussi victimes de machisme, d’abus.

Les femmes blanches rencontrées disent qu’elles sont également victimes du fait que dans les cultures africaines et burkinabé (et dans une moindre mesure dans celle occidentale), les femmes ne sont pas mises en avant.  P. D-F, dit :


Quand je sors de mon cadre de travail et me retrouve, dans des lieux où on ne sait pas que [je suis la Secrétaire Générale d’une structure française], je suis moins considérée. C’est peut-être une question de culture; je suis habituée à une certaine galanterie française qui n’existe pas au Burkina (rires). Par exemple, il m’est arrivé plusieurs fois d’être un peu choquée en sortant avec mon mari. Dans des magasins ou des restaurants, le vendeur ou les garçons qui viennent prendre la commande s’adressent à mon mari et ne me regardent même pas, comme si mon mari devait commander pour lui et moi, et que moi, je n’avais pas le droit de choisir (Ouagadougou, 30 novembre 2012)

 
             Dans la même veine A.D témoigne :

 
J’ai remarqué que quand je conduis seule et que je klaxonne quelqu’un parce qu’il fait une infraction, je me fais très souvent insultée par la personne, si c’est un homme qui est au volant. Mais quand mon mari est à côté, là, je n’ai pas de souci. Il m’est arrivée de me faire insultée violement par des jeunes. (Ouagadougou, 17 décembre 2012)


          Toujours dans le domaine de la conduite, A. S confie qu’un policier qui avait arrêté [en 2012], son ami de cœur et elle pour un contrôle, l’a sommée de remettre le volant à ce dernier.
           
           M N. G aussi confie:

J’ai vu de ces spectacles après des cérémonies officielles. Vraiment hallucinant ce que j’ai vu ! Des hommes et pas des moindres se jeter sur la nourriture sans aucun égard pour moi ! […] Par exemple, je suis effarée de voir à quel point, dans des cérémonies officielles, quand on visite un bâtiment, à quel point on vous marche sur les pieds, on ne vous cède presque pas le passage, mais on vous écrase même. Moi, je suis sortie beaucoup sur le terrain avec un certain ministre, c’est incroyable, il n’était pas poli. Très souvent, c’est comme si on était inexistant. Et quand j’accompagnais mon ambassadeure, elle a souvent ressenti la même chose. En fait, elle était petite de taille, comme moi. Elle n’avait pas l’égard  que certains ministres observaient quand c’était un homme et je l’ai vu. […] En fait, mon ambassadeure était quelqu’un de très modeste, et j’ai l’impression qu’ici, pour s’imposer, vous êtes obligé d’avoir une attitude très arrogante (Ouagadougou, 13 décembre 2012).

 

Les femmes célibataires blanches harcelées de façon permanente

             Les femmes blanches rencontrées ont attiré mon attention sur le fait, qu’au Burkina Faso, la vie des femmes blanches célibataires est différente de celle des femmes mariés. Pour les premières, c’est très difficile car elles sont victimes de harcèlement de tout genre.
 
            Quelques témoignages.

    Les premières années où je suis arrivée au Burkina Faso, j’étais jeune, pas encore mariée avec monsieur Kaboré. Et là, j’étais souvent harcelée soit pour l’argent, soit pour les demandes en mariage. On peut se marier tous les jours (rires) (A. D, 17 décembre 2012 Ouagadougou).
 
       Dans ma vie de tous les jours, en dehors du travail, ce n’est pas facile d’être jeune femme blanche seule au Burkina parce que je ne peux pas sortir sans qu’on m’aborde, sans qu’on dise nassara, nassara, [c’est à dire] la Blanche, la Blanche , et vraiment il y a des jours où on ne veut pas, on ne sent pas trop bien, , et vraiment il y a des jours où on ne veut pas, où on le ressent comme une forme de racisme. Chez nous, si il y a un Africain, on dit le Noir, le Noir, on peut même aller en prison. […] J’ai fait une crise dernièrement, une crise de déprime, donc je ne sais pas si je vais rester.[…] Les gens ne respectent pas les échéances pour le travail et font tout à la dernière minute (S.D, Ouagadougou, 30 novembre 2012).

         Les privilèges ne sont pas permanents. On nous fait plus facilement confiance, ça, c’est sûr, mais après, on est quand même considéré comme des femmes, et parfois, ce n’est pas une bonne chose. Par exemple, aujourd’hui, je me suis faite abordée peut-être 30 fois parce qu’ils se disent, elle a la peau blanche peut-être, elle a de l’argent, et au final, c’est pour l’argent qu’ils viennent me voir. On se fait aborder, on se fait draguer à longueur de temps. Ça, c’est très pénible et ça nous rabaisse beaucoup. […] Il faut faire le tri entre toutes ces personnes : celles qui sont honnêtes, celles qui sont moins, celles qui veulent coucher avec nous, celles qui veulent l’argent, c’est trop compliqué. Pour se faire des amis, c’est difficile ! […] Les gens ne se rendent pas compte qu’on est loin de nos familles (S. A, Ouagadougou, novembre 2012).
 
        Quand que je suis arrivée ici, j’ai été célibataire pendant plusieurs années. Je trouve que j’ai été beaucoup été harcelée. […] J’ai aussi travaillé en Centrafrique, j’étais très jeune, j’avais 24 ans et j’avais un poste de responsabilité assez élevé. J’étais beaucoup harcelée [En Centrafrique] mais j’étais autant harcelée par des Blancs que des Noirs et je ne pense pas que le Noir harcèle plus que le Blanc [En Afrique]. Je trouve que l’homme harcèle. Et c’est incroyable (M N.G, Ouagadougou, 13 Décembre 2012).

Le témoignage de S. A peut être considéré comme particulier parce qu’elle est responsable du restaurant d’une structure française, c’est-à-dire qu’elle travaille dans un lieu public où elle est très exposée. Celui de M N. G met en relief le fait qu’une femme célibataire est un cœur à prendre et que les hommes, blancs comme noirs tentent leur chance. Comme le note Monique Ilboudo (2006 : 109), au Burkina Faso, « la pression familiale et sociale font du mariage une obligation plutôt qu’un droit ou une liberté». Ce fait se traduit par le fait qu’il n’existe pas, par exemple, chez les Moose, un terme pour désigner des femmes qui ne se sont jamais mariées. Dans de telles conditions, il est compréhensible que des hommes « importunent » de façon insistante (la culture les y autorise) des femmes pour qu’elles s’y conforment.

Quoi qu’il en soit, M N. G constate, position que je partage, qu’en Europe, les hommes blancs harcèlent moins les femmes que les hommes noirs.

Cette série de témoignages de femmes blanches révèle qu’elles sont aussi victimes de machisme au Burkina Faso. Toutefois, la prééminence de la personne blanche sur l’Africain-e fait que, selon toute vraisemblance, même si elles n’en ont pas conscience, elles échappent en grande partie au type de machisme qui frappe les femmes burkinabé. Le machisme qui les frappe est plutôt modéré.

 

Et pourtant, une réalisation professionnelle et sociale plus facile pour les femmes de peau blanche sur le plan structurel

 

En affinant l’analyse avec les femmes blanches rencontrées, 7 sur les 9 ont finalement admis l’idée qu’elles bénéficiaient d’un certain nombre de privilèges par rapport à leurs consœurs burkinabé.  

Ainsi A.D dont le sujet de thèse de doctorat a porté sur les rites et chants funéraires dans une région du Sud-Ouest du Burkina, reconnaît avoir eu un accès privilégié à l’information alors que le domaine des morts est un domaine plutôt interdit aux femmes. Elle reconnaît aussi que la couleur de sa peau et sa nationalité lui ont permis d’intégrer des réseaux au Burkina Faso qui l’ont propulsée sur le plan professionnel.

N.O qui est mariée à un Burkinabé confie également que sa belle-mère avec qui, elle habitait, l’a d’emblée, exemptée, des tâches qui incombent traditionnellement aux belles-filles :

« Ah non, pour ma belle-mère, c’était hors de question que je fasse la cuisine, que je fasse la vaisselle pour elle. Dès que j’ai commencé, c’était la bagarre. […] Oui, peut-être là, c’est un privilège lié à la peau. Mais en fait, elle se positionnait plus comme si, elle était ma maman dans le sens où moi, j’ai quitté mon pays et ma maman pour venir chez elle et donc du coup, elle, elle remplace ma maman. […] Je ne suis pas née dans cette culture.

Les exemples d’ A et de N révèlent que, quelquefois, les rapports que les gens ont avec les femmes blanches sont comme avec des êtres asexués. Étant étrangères à la culture, on leur allège certains interdits et contraintes qui frappent les femmes burkinabè, mais on ne les traite pas pour autant comme des hommes qui ont l’autorisation d’officier certains rites.

Plusieurs autres exemples peuvent être cités pour attester qu’au Burkina Faso, très souvent, on fait une place de choix à toute personne de race blanche, indépendamment de son sexe, et cela à tous les niveaux.

Sur le plan professionnel par exemple, des organismes tels Cuso international et UNITERRA[3] envoient des volontaires de toutes les races dans des pays en développement. Pour ce qui est observable, ces structures traitent les coopérants-volontaires à égalité quelque soit leur sexe ou leur race. Ce sont les mêmes formations qui sont offertes aux coopérant-e-s- volontaires au départ pour les différentes missions et à l’arrivée dans les pays d’accueil. Le traitement salarial est aussi identique. L’accueil sur le terrain au Burkina Faso n’est, toutefois, pas identique à l’égard d’une personne blanche et d’une personne noire.

Ainsi F. T, une volontaire Québécoise d’origine burkinabé ayant travaillé au Burkina nous a révélé comment son « statut d’experte canadienne » passait difficilement au Burkina (en 2007-2008) et certaines personnes l’ont même sommée de démissionner. En revanche, une québécoise « de souche » volontaire au Burkina ayant à peine le niveau de la classe de 3ème a laissé échapper au cours d’une conversation (en 1999) « Oh, vous ne savez à quel point, je profite ici [Burkina] du fait que je suis Blanche ». Elle a fait ce commentaire après qu’un agent de l’office national de l’eau ait laissé tous les dossiers en souffrance depuis plusieurs semaines, voire plusieurs mois pour s’occuper personnellement de son dossier : Résultat, elle a eu son branchement d’eau en un temps record.

Un autre exemple est celui d’une Allemande ayant épousé un Burkinabé et qui était en chômage depuis plusieurs mois. Celle-ci fut recrutée (en 1995) dans un projet de coopération entre le Burkina et les Pays-Bas comme consultante pour effectuer le même type de travail qui était réalisé par des étudiants stagiaires burkinabé. Sa rémunération fut négociée au tarif d’une intervention internationale. Et un des  cadres burkinabé du projet de commenter « vous savez, les Blancs sont solidaires les uns les autres. Étant donné que c’est eux qui financent, ils ne laissent pas leurs compatriotes chômer. Même si c’est pour ranger nos livres à la bibliothèque, ils vont leur trouver des contrats ».

Un exemple encore est ce chef burkinabé d’un projet de coopération entre le Burkina et l’Allemagne, où convoqué en 1994 par l’inspection du travail pour des cas de licenciement de Burkinabè, dira à l’inspecteur : « il faut éviter de trop tirer avec ce dossier. Que feriez-vous si vous provoquez un incident diplomatique [avec la partie allemande]? » Cette réaction du responsable de projet burkinabé confirme bien la réflexion de la féministe et militante antiraciste Peggy McIntosh (1989 et 2005) qui dit que « la blanchitude protège de beaucoup de sortes d’hostilités ». Dans son essai White Privilege: Unpacking the Invisible Knapsack, elle identifie 50 situations de privilèges de la race blanche parmi lesquelles, elle note : « Je peux être à peu près certaine qu’une dispute avec un/e collègue de couleur risque davantage de compromettre ses chances de promotion que les miennes.[4] »  

Pour ma part, j’ai dirigé un projet où le principal moyen de travail, à savoir le véhicule était mis à la disposition de mon homologue canadienne comme un véhicule privé. Du coup, j’étais sous pression, sous une violence symbolique. J’ai été quelquefois obligée d’écourter des réunions et des missions de travail pour qu’elle effectue ses courses personnelles.
 
            Les propos suivants de F.D, professeure à l’Université du Québec à Montréal résument bien la situation de privilège dont bénéficient les personnes de race blanche au Burkina Faso: « Quand je suis allée au Burkina [en 1999], j’ai été accueillie avec déférence. Sans que je l’ai recherché, j’étais l’une pas l’autre ».  

Ces différents faits empiriques mettent en lumière le fait qu’au Burkina Faso, les personnes de race blanche, hommes comme femmes, n’ont point besoin, ainsi que le préconise l’ONU, d’une représentativité de 30%, pour peser dans des décisions, pour être pris en compte. A qualifications égales, et même quand elles sont recrutées sur le même marché du travail (international ou national), la blancheur procure des privilèges aux Occidental-e-s que l’on ne concède pas aux Africain-e-s et singulièrement aux Burkinabè. Et cette situation de privilèges est souvent, comme on le voit, sans lien avec les qualités personnelles des individu-e-s, soit une bonne position économique, d’excellentes compétences professionnelles ou qualités morales.

 

En revanche, un machisme pure laine pour les femmes cadres burkinabé

          Les six femmes cadres burkinabé affirment toutes vivre des frustrations liées au sexisme et au racisme. Entre autres, elles ont cité les deux faits suivants pour illustrer ce fait.

Le premier fait est que dans les projets de coopération entre le Burkina Faso et les pays européens, toute personne blanche bénéficie d’un statut élevé. Ainsi, fait remarquer M.S–T, les Blanches et les Blancs, quel que soit leur niveau de qualification, sont appelé-e-s, dans lesdits projets, « homologues » des cadres burkinabé, ayant des diplômes universitaires. Or, nombre d’entre eux n’ont pas fait d’études supérieures. Berg (1994 : 7) par exemple, note que des « études réalisées sur la coopération technique au Burundi ont montré que 34% du personnel d’assistance technique n’étaient pas diplômés d’une université. »  

Plusieurs coopérant-e-s de l’Occident viennent stagiaires ou assistants techniques, et sont encadré-e-s par des cadres burkinabé. Au bout de quelques années, (deux à quatre ans), ces personnes rentrent et reviennent, quelquefois sans un diplôme supplémentaire, avec le statut de conseiller Technique Principal de projet, soit au même niveau qu’un chef du projet burkinabé, c'est-à-dire que ces personnes deviennent les cheffes des cadres qui les ont encadrées.

Toujours dans le domaine de la qualification et de la compétence, M. O raconte que lors des réunions de travail, quand elle développait des idées, son homologue les notait en néerlandais pour se les réapproprier. Ensuite, elle était mieux écoutée des autres collègues blancs et noirs qu’elle.

P. S, une cadre burkinabé qui a beaucoup travaillé dans la coopération entre le Burkina Faso et la France dénonce aussi cette appropriation du travail, de l’œuvre des nationaux par des personnes expatriées appelées « expert-e-s ». Mais, contrairement à trois femmes cadres qui soulignent la compétence douteuse des personnes expatriées, elle ne leur fait pas une diatribe. Selon elle, nombre de coopérant-e-s européens et nord américains, de par leur système scolaire qui amène à faire beaucoup d’écrits et d’exposés, savent mieux rendre les messages que les nationaux.

Le deuxième fait qui a été cité par les femmes noires interviewées, est que les Burkinabè ont plus tendance à déprécier le travail de leurs compatriotes que celui de leurs collègues blanc-he-s. De façon globale, ils/elles travaillent à séduire et à conquérir la partie étrangère (occidentale) alors qu’il y a une grande concurrence entre les travailleurs nationaux/travailleuses nationales. Cette concurrence est aggravée pour les femmes burkinabé par le machisme de la société. Ainsi, quatre des six femmes cadres noires rencontrées ont insisté sur le fait que leurs collègues hommes burkinabé étaient plus critiques, voire agressifs à leur égard qu’envers les collègues blanches. En outre, nombre d’hommes burkinabé supportent mieux les critiques, quand elles viennent de collègues blancs, hommes et femmes ou de collègues hommes africains que de collègues femmes noires.

C’est un grand paradoxe que les femmes africaines en général et burkinabè en particulier, soient, comme le fait observer Ilboudo (2007 : 167), « flatteusement présentées comme des parangons de toutes les vertus » alors qu’on leur concède peu de pouvoir. On pourrait dire qu’elles sont vues comme vertueuses mais non comme expertes. Elle sont frappées par le machisme qui ne reconnaît pas leurs mérites et accorde peu de considération à leur parole.

En résumé, et pour paraphraser le Centre pour le leadership féminin (2002 : 26) les hommes burkinabé, quel que soit leur degré d’ouverture, conçoivent mal d’être dans une situation où, à côté de leurs collègues femmes burkinabé, ils seraient « des bougies à côté du soleil ».  

Le grand paradoxe est que les actes discriminatoires et « racistes », qu’ils soient d'ordre personnel ou institutionnel, sont plus difficiles à dénoncer par les Africaines en terre africaine qu’en Europe et en Amérique du Nord. Dans les pays du Nord, la loi punit les actes et les discours racistes, et des voies de recours efficaces existent pour les victimes. En Afrique, les femmes cadres victimes de toutes sortes de discrimination en raison du fait qu’elles sont femmes et noires courent le risque de se faire juger hystériques.  
 
Une coopération internationale génératrice d’inégalités

L’analyse révèle que la coopération internationale génère et entretient des inégalités entre Blancs/Blanches et Noir-e-s en terre africaine. La pauvreté et la dépendance économique des pays africains couplées à la tradition de « l’étranger roi » aidant, même les étudiant-e-s stagiaires sont reçu-e-s comme des seigneurs par des ministres, des diplomates et des présidents-es d’institutions. Ces derniers bénéficient du privilège blanc dont parle Peggy McIntosh Peggy (1989 et 2005).

Au Burkina Faso, comme partout ailleurs, la race surpasse le sexe. Adrienne Rich exprime bien ce fait quand elle dit qu’elle a été catégorisée comme Blanche avant de l’être comme femme lorsque, dans la maternité où elle est née, elle fut placée dans la salle réservée aux bébés blancs (Dans Lewis et Mills, 2003 : 20). Ainsi, les coopérantes blanches profitent au Burkina Faso du paquet de privilèges invisible qui sont attribués à la blancheur (McIntosh Peggy, 1989 et 2005, op.cit ; Kebabza, 2006) au même titre que les hommes Blancs. Elles échappent en partie aux inégalités structurelles et préjugés dont sont victimes les femmes burkinabé.

Tout se passe comme si le lot de privilèges invisibles de la blancheur était plus fonctionnel pour les femmes blanches en Afrique qu’en Europe. Frappées également par le machisme dans leurs propres pays, les femmes blanches en coopération bénéficient largement d’une présomption de compétence, de bonne organisation avec tous les égards et avantages afférents. En revanche, les femmes burkinabè, sont, en présence des femmes blanches doublement discriminées comme Noires et comme femmes.

Ces différents constats m’amènent à paraphraser Frantz Fanon (1952 : 96) pour dire que la mise en présence d’une personne européenne et d’un-e Africain-e, recrée, quel que soit le lieu géographique, la situation coloniale respectivement de dominant-e et de dominé-e.

Ces constats font aussi résonner toujours fort l’analyse de près de 200 ans d’Alexis de Tocqueville (1835 : 161) qui faisait remarquer qu’ « [i]l y a un préjugé naturel qui porte l’homme à mépriser celui qui a été son inférieur, longtemps encore après qu’il est devenu son égal. À l’inégalité réelle que produit la fortune ou la loi, succède toujours une inégalité imaginaire qui a sa racine dans les mœurs ». Et comme dans les rapports entre les sexes, cette domination d’une race par une autre, d’un groupe ethnique par un autre implique que les membres de part et d’autre partagent au moins partiellement les mêmes représentations. C’est ce partage de représentations qui « induit dans la conscience et dans la volonté des individus une certaine forme de consentement, donc de coopération à leur propre subordination » (Godelier ,1993 : 109).

 

Mais le mythe du Blanc supérieur est en train de tomber

Malgré quelques difficultés qu’elles vivent, les femmes blanches rencontrées affirment que leur intégration au Burkina Faso se passe plutôt bien. Elles affirment que le peuple burkinabé reste globalement accueillant, chaleureux, ouvert. Toutefois, elles notent que le mythe de la personne blanche, riche, intelligente, supérieure, s’effrite lentement et plusieurs faits concourent à cela.

Dans la vie de tous les jours, plusieurs couples mixtes sont établis au Burkina Faso et vivent dans des conditions similaires à celles des burkinabé, soit avec des salaires modestes. Nombre de touristes européens arrivent avec très peu de ressources financières et se retrouvent à la charge de familles d’accueil, tant en milieu urbain qu’en milieu semi-urbain. L’opinion publique découvre donc chaque jour que la personne blanche est comme tout être humain.  Elle peut être riche ou pauvre, a des qualités et des défauts. Le 30 mai 2013 par exemple, un homme de race blanche nommé Marion Philippe Marcel qui se livrait à des actes de viol et d’attentat à la pudeur sur des garçonnets de 4 à 14 ans a été présenté au public. Marion est sans emploi et vit de l’allocation de chômage reçu de son pays d’origine.

Par ailleurs, de plus en plus de burkinabé sont formé-e-s à l’étranger et ont, en conséquence, l’occasion d’évaluer leurs capacités par rapport à celles de personnes blanches. Avec l’avènement des nouvelles technologies de l’information, il y a une certaine démocratisation de la connaissance. « On n’est plus au temps ou l’on pouvait nous dire que réaliser un forage coûte tant de francs au contribuable français sans que l’on ait la possibilité de vérifier l’information » fait observer M. S-T. Les Africains et les Burkinabé en particulier ont accès, à présent, à une masse importante d’informations. Ils comprennent mieux les enjeux des relations Nord-Sud.

La conjugaison de ces faits favorise l’effritement du complexe d’infériorité des Africains-es et par conséquent celui de la représentation de la race blanche comme supérieure. Certaines femmes blanches interviewées trouvent même qu’il y a un racisme grandissant à l’égard de la personne blanche au  Burkina Faso ; ce phénomène serait visible au sein de la jeunesse. « J’ai l’impression que, notamment dans la jeunesse, il y a des jeunes burkinabé qui ont marre de ce privilège blanc. Je n’arrive pas à bien suivre une conversation en mooré, mais quand on est agressif, on le sent. On le sent, les Nassara, ce n’est pas toujours bienveillant. […] Donc, je ne serai pas aussi tranquille de dire que parce que je suis Blanche, je me sens en sécurité ou privilégiée » dit M N.G.

Quoi qu’il en soit, dans les représentations, la prééminence de la personne blanche sur celle noire reste forte.
La solution : déconstruire le mythe du Blanc également en terre africaine.

L’analyse montre que la perception de la personne blanche comme un être supérieur provient non seulement de valeurs symboliques, mais également des avantages matériels dont jouissent nombre de coopérant-e-s en terre africaine.

De nombreux spécialistes du développement ont dénoncé ces inégalités et de façon générale, les nouvelles formes de domination de l’Afrique. Ils somment les États du Nord de « repenser la coopération » (Berg, 1994) avec ce continent sur des bases égalitaires, et en bannissant notamment l’aide conditionnée et les attitudes paternalistes.

Pour une coopération plus égalitaire entre les Africains et les Occidentaux, plusieurs actions conjuguées doivent être menées.

 

Se réapproprier son histoire et augmenter son estime de soi


              Les attitudes quotidiennes des membres des communautés noire et blanche, les un-es envers les autres relèvent, nous l’avons vu, de représentations fortes de part et d’autre. Pour une solution efficace et durable contre les attitudes racistes, on doit travailler simultanément à débarrasser la personne noire de son complexe d’infériorité et la personne blanche de son complexe de supériorité. Pour ce faire, parallèlement aux actions de sensibilisation et de lutte contre les discours et les pratiques racistes effectuées dans les pays du Nord, un travail de déconstruction et de reconstruction doit aussi être réalisé en terre africaine.
 
            De façon globale, les Occidentaux ont fait preuve d’ethnocentrisme dans l’écriture de l’histoire africaine. Les pays africains et singulièrement le Burkina Faso travaillent à se réapproprier leurs histoires par des actions telles la réécriture de manuels scolaires, basés, dorénavant, sur leurs propres historiographies et géographies.

Au Burkina Faso, sous la Révolution d’août 1983, les autorités ont travaillé à cultiver un sentiment national fort. Les symboles du pays mis en place par le colonisateur furent changés : par exemple, le nom du pays Haute Volta (symbole de l’impérialisme et du néocolonialisme) fut remplacé par un nom traditionnel, Burkina Faso qui signifie pays des hommes intègres. Les Burkinabé furent invité-e-s à consommer les produits de leur terroir en lieu et place des produits importés. Le président Thomas Sankara disait « il y en a qui demandent : mais où se trouve l’impérialisme? Regardez dans vos assiettes. Quand vous mangez les grains de mil, de mais et de riz importés, c’est ça l’impérialisme n’allez pas plus loin. »[5]  

Les décideurs politiques mettaient, ainsi, en avant des figures et des valeurs nationales et non coloniales et de l’Occident. Ces types d’actions ont une symbolique forte sur la valeur, l’estime de soi des Africains-es et devraient être poursuivis par les gouvernements africains.
 

Déconstruction de la supériorité de la personne blanche


            L’appropriation de notre histoire et le fait de nous inciter à consommer et d’être fier-e-s de ce que nous produisons est un grand pas pour un changement de mentalité, mais il faudrait faire plus.

Sans verser dans un racisme à l’envers, il faudrait faire de telle sorte que le bébé africain qui naît ne se perçoit, en grandissant, en aucun cas inférieur à tout autre enfant qui n’a pas la même couleur de peau que lui. Il faudrait agir dans le domaine de l’éducation et dès la petite enfance. C’est aussi le point de vue H.N qui a épousé un Néerlandais.

Les États africains et celui burkinabè en particulier doivent travailler à déconstruire la figure systématique de bienfaiteur et d’expert de la personne blanche. Aujourd’hui, les médias africains contribuent énormément à entretenir le mythe du "Blanc", à la fois par le journal télévisé et les séries télé qui sont présentés. Il faudrait corriger cette situation et diffuser régulièrement, à travers la radio et le petit écran, les exploits de Noirs-es dans divers domaines (film, médecine, sport, journalisme, politique) dans le monde. La projection de films où des personnes de race noire incarnent des personnages importants est aussi à promouvoir : Denzel Washington qui joue le rôle du Dr Philip Chandler dans les 6 saisons de « Hôpital St Elsewhere », la série dramatique Jacob's Cross qui met en scène des hommes d’affaires africains, etc. Ces types d’actions devraient contribuer à améliorer l’estime de soi de la personne noire.

Également, un travail doit être fait au niveau des moyens de communication que sont les langues. Je suis consciente que dans le contexte de mondialisation et de globalisation actuel, il est difficile et même impossible de rompre totalement avec les schémas économiques et culturels hérités de l’Occident, mais il faudrait pouvoir, malgré leur grand nombre, valoriser les langues africaines. Écrire et penser exclusivement dans les langues du Nord ne fait que perpétuer notre domination d’une manière générale et singulièrement celle des femmes noires !

Un grand pas a déjà été franchi au Burkina Faso par l’introduction des écoles bilingues (langues nationales/français) dans le système éducatif depuis 1995. Et surtout, une innovation majeure, est l’introduction pour la session 2012-2013 de l’examen du Certificat d’Études Primaires et Élémentaires, des épreuves en langues nationales.

Ces différentes actions restent cependant marginales, au stade expérimental alors qu’elles devraient être développées et être constitutives du système scolaire national.
 
Création d’un front africain contre les diktats de l’Occident
 

            En plus des actions suscitées qui peuvent être réalisées par chaque État africain de façon individuelle, il y a une solution de fond qui ne peut être efficace que par la création, comme l’a préconisé le Président Sankara, d’un front africain. Le président Thomas sankara a, en effet, combattu ouvertement «  l’impérialisme occidental » et « le néocolonisme », notamment le mécanisme de la dette. Il a par exemple, le 29 juillet 1987, lors du vingt-cinquième sommet de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA) à Addis Abeba, invité ses pairs africains à créer un front uni contre la dette (Sankara, 1987). Sankara, à l’image de ses prédécesseurs (Kwamé N’Krumah, Patrice Lumumba, Sékou Touré, etc.) visait un idéal panafricaniste par l’affranchissement effectif des pays africains du joug colonial et par la valorisation d’une « culture typiquement africaine » (Ouattara, 2007).
 
            Les gouvernements africains (chargés de protéger leurs citoyen-ne-s) doivent, pour les projets de coopération multilatérale et bilatérale, former une coalition contre les inégalités entre les experts-es du Nord (à majorité de peau blanche) et les Nationaux. Comme il ressort de l’analyse, l’inégalité dans les représentations est aussi le résultat d’inégalités sociales et économiques réelles auxquelles on doit mettre fin.

50 ans après les indépendances, les pays africains disposent d’un vivier d’expertes et d’experts nationaux et ne devraient plus accepter des contrats de coopérations où il y a un grand fossé entre les avantages attribués aux coopérant-e-s -à majorité Blancs et Blanches- et le personnel national. L’ordre économique et politique mondial a connu des changements avec l’émergence de nouveaux pays et les contrats de coopération peuvent, de ce fait, être mieux négociés. L’accord tacite de 1946 entre l’Europe et les États-Unis qui donne la direction du FMI aux Européens et celle de la Banque mondiale aux Américains par exemple, est remis en cause par les pays émergents.

 

Conclusion
 
        Au Burkina Faso comme dans la majeure partie des États post coloniaux, la race reste un marqueur essentiel d’identité avec des symboliques qui guident les attitudes des individus-es. Si en Occident, on est passé, en raison des nombreuses actions antiracistes, de la biologie à la culture et que l’on assiste comme le dit Kebabza (2006 : 150 ) à un «  « nouveau racisme », qui met en exergue, non pas la supériorité biologique de certaines races sur d'autres, mais les différences culturelles entre groupes ethniques », en Afrique, l’aspect biologique de la race reste tenace. La blancheur reste associée à une « catégorie sociale supérieure » avec les égards afférents de telle sorte que les femmes blanches discriminées dans leurs propres pays en raison de leur sexe bénéficient d’un pouvoir réel en terre africaine.

L’interaction entre le facteur race et le facteur sexe donne un impact positif aux femmes blanches. Même quand elles vivent des difficultés d’intégration, des situations de solitude, elles restent vues comme des femmes privilégiées, voire d’un statut supérieur dont il faut profiter. Ainsi, pour des rapports égalitaires entre Noir-e-s et Blanc-he-s, où les personnes seront jugées selon leurs qualités personnelles et non selon la couleur de leur peau, les États africains doivent rechercher dans l’éducation, les ressources vitales à la disparition du complexe d’infériorité de leurs membres vis-à-vis des Blanc-he-s.

Ils devraient faire en sorte que leurs enfants reçoivent une éducation culturelle fondée sur la grandeur de l’humain noir. Dans ce sens, la parution du livre de Lilian Thuran, Mes étoiles noires de Lucy à Barack Obama en 2010 ainsi que celle du premier dictionnaire biographique d’Africains du Congolais Jean Kanyarwunga en juillet 2012 sont à saluer.

Enfin, fondamentalement, ce sont tous les rapports de coopération entre les pays africains et les pays occidentaux qu’il faut  renégocier. Les capitaux de pouvoir de part et d’autre, ne sont plus les mêmes qu’il y a 50 ans. Plusieurs pays tels la Chine ont émergé et demandent à être des partenaires privilégiés de l’Afrique. Comme le souligne Berg (1994 : 6) « La coopération technique était justifiée par le manque de ressources humaines locales; elle devait permettre de conduire à l’autonomie. Aujourd’hui, après des décennies d’indépendance et d’efforts concertés de formation, la coopération technique se poursuit. » et l’autonomie des pays africains sonne à la manière d’un son de glas.
   
Bibliographie
 
 
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THURAM, Lilian (en coll. avec Bernard Fillaire). 2010. Mes étoiles noires, de Lucy à Barack Obama. Paris : Phillippe Rey.


Notice biographique
 
Lydia Rouamba est titulaire d’un doctorat en sociologie de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Elle commence sa carrière de sociologue en 1991. Après avoir travaillé sur différents projets de coopération, respectivement, entre le Burkina Faso et l’Allemagne, le Burkina Faso et les Pays-Bas ainsi que le Burkina Faso et le Canada, elle devient consultante, puis chercheure, d’abord au laboratoire citoyennetés et ensuite à l’Institut des Sciences des Sociétés du Centre National de la Recherche Scientifique et Technologique du Burkina Faso (INSS/CNRST). Ses recherches portent principalement sur la participation des femmes à la politique et au développement, de même que sur des questions relatives à l’éducation et à la famille.
 
 
 Notes
 


[1] Dans le document Occident noir par exemple, Charles Hanin dit en avertissement à la page 9 : « La collection à laquelle se rattache cet ouvrage s’est donnée pour but principal de faire comprendre et aimer l’expansion française dans une de ses manifestations les plus hautes et les plus nobles dans le monde, c'est-à-dire son œuvre colonisatrice. » 
[2] A l’image de personnes blanches qui trouvent que les Africain-e-s ont une odeur corporelle forte, des Africain-e-s trouvent également que les personnes de race blanche sentent mauvais !  Ainsi, un médecin burkinabè en poste à Paris dit « vraiment, je ne comprends pas pourquoi les Blancs disent que nous, nous sentons, ils sentent trop mauvais! Il y a certaines personnes, quand ils quittent mon bureau, c’est trop grave ! » Une étudiante burkinabè à Montréal dit aussi : « Tu sais, les Blancs sont trop sales. Ils ne se lavent pas. Ils disent que le savon gâte la peau. Et puis, ils mangent trop d’ail, leur haleine, ce n’est pas possible ! » etc. L’enseignement que l’on peut tirer de ces différents propos est que tout être humain, qu’il soit Noir, Jaune ou Blanc est malodorant s’il n’a pas une bonne hygiène corporelle et a mauvaise haleine s‘il n’a pas une bonne hygiène buccale.
 [3] Cuso international est un organisme de développement international à but non lucratif qui travaille avec l'aide de coopérants-volontaires. UNITERRA est aussi un programme canadien de volontariat international mis en œuvre conjointement par le Centre d'étude et de coopération internationale CECI et l'Entraide universitaire du Canada
[4] Cet exemple de privilège blanc est le 28 des 50 circonstances de vie quotidienne où McIntosh note que les personnes de race blanche sont privilégiées sans en avoir toujours conscience.
[5] Propos cités dans Thomas Sankara, l’homme intègre. Documentaire de Robin Shuffield, Zorn Production International, 2006.

labrys, études féministes/ estudos feministas
juillet / décembre 2013  -julho / dezembro 2013