labrys,
études féministes/ estudos feministas
La recherche du sens de l’amour au féminin chez deux intellectuelles: Marie Cardinal et Évelyne de la Chenelière Louise Forsyth Résumé C’est une étude comparée de deux versions d’une même histoire, l’une dans Une Vie pour deux (1978) de la romancière française Marie Cardinal et l’autre dans La Chair et autres fragments de l’amour (2012) de la dramaturge québécoise Évelyne de la Chenelière. Les deux ouvrages se développent en suivant la quête de la connaissance de soi et du sens de l’amour au féminin, quête que la femme, déjà mère et épouse, entreprend en s’emparant pour la première fois pour elle-même des mots pour le dire. C’est la découverte du cadavre d’une femme morte qui oblige la femme à mettre radicalement en question les normes de la société patriarcale et à entreprendre la quête du sens de l’amour à la fois difficile et libératrice Mots-clés: le sens de l’amour au féminin, la connaissance de soi,les mots et l’écriture, les femmes intellectuelles et artistes, la mort, le couple, l’identité au féminin, le corps et la chair, la mémoire, la solitude Qu’est-ce que c’est, aimer? Qu’est-ce que c’était que moi? (Marie Cardinal, Une Vie pour deux, 62, 68 et passim)
Autrefois je disais notre vie [...] pour deux [...] mais maintenant je sais qu’une seule vie c’est trop peu pour deux (Évelyne de la Chenelière, La Chair et autres fragments de l’amour, 75)
Comme le désir sexuel, la mémoire ne s’arrête jamais. Elle apparie les morts aux vivants, les êtres réels aux imaginaires, le rêve à l’histoire. (Annie Ernaux, Les Années, 15)
I. Introduction Marie Cardinal[i], auteure française, et Évelyne de la Chenelière[ii], auteure québécoise, ont écrit à deux générations de distance de beaux textes poétiques basés sur une même anecdote : les vacances à Corvagh dans le nord de l’Irlande d’un couple français hétérosexuel marié depuis vingt-trois ans et parents de trois enfants qui sont maintenant adultes. Cette anecdote prend la forme d’un roman dans le cas de Marie Cardinal, Une Vie pour deux, et celle d’une pièce de théâtre, La Chair et autres fragments de l’amour dans le cas d’Évelyne de la Chenelière. Chez les deux auteures, les longues vacances du couple dans un pays et un paysage étrangers donnent à la femme Simone et à l’homme Jean-François[iii] le temps et la distance nécessaires pour porter un regard neuf sur leurs façons de voir leurs relations difficiles et aussi pour mettre en évidence la mémoire que chacun en a constituée au cours des années. Ce processus passionné de récollection, de réflexion et de désaccords nous emmène dans un parcours émouvant à travers les divers sentiers du sens de l’amour. Le parcours est, pour les personnages et pour les lectrices/lecteurs, ce que de la Chenelière appelle dans son Avant-propos un « cheminement intérieur » (La Chair, 8) dans les plis de la conscience et de l’affect des femmes. Une morte trouvée sur la grève le premier jour des vacances sert d’exutoire par où s’épanchent des émotions, des désirs, des rêves, des pulsions, des incertitudes, des douleurs, des sentiments de culpabilité et de honte refoulés depuis longtemps. Cette morte, Mary McLaughlin, devient un des personnages principaux de la fable dans les deux ouvrages. Elle y prend une place importante dans l’univers fictif comme figure qui fait entendre sa propre voix et de qui la présence corporelle encombre l’espace de Simone et Jean-François et les dérange suffisamment pour que leurs habitudes et leurs attentes normales s’affaissent. Dans Une Vie pour deux le récit secondaire à l’intérieur du roman, Histoire de Mary McLaughlin, occupe près de la moitié du livre. Dans La Chair et autres fragments de l’amour, la femme morte prononce en chair et en os ses propres monologues et répliques, embrasse Jean, et ose même se mettre au lit entre Simone et Jean. Cependant, ce personnage fantôme, à la fois vivante et morte, n’a pas le même statut dans la diégèse que les deux autres. Étant morte, elle existe en tant que personne uniquement aux yeux de Simone et de Jean-François. Ce qui lui est arrivé reste un mystère. Les quelques rares faits sur sa vie et sa mort sont toujours filtrés à travers les préoccupations, l’imagination, le désir, et les paroles du couple, paroles nourries de fragments d’informations qui proviennent de l’enquête faite au village. Les fouilles et les interrogations entreprises par le couple, surtout par Simone, font avancer l’action et la thématique de base de l’histoire : la recherche du sens de l’amour – au sens large du mot – au-delà des stéréotypes sexistes reçus. Il est clair dans les deux ouvrages que l’exploration de ce que c’est que l’amour dépasse largement les frontières de l’amour sentimental hétérosexuel et l’amour maternel pour englober tout ce qui réchauffe les émotions et les idées de l’individu, y compris et surtout l’amour de soi : "Aimer. Aimer un enfant. Aimer un travail. Aimer un homme. Aimer la musique. Aimer une femme. Aimer une idée. Aimer l’amour. Aimer un livre. S’aimer. Aimer l’autre. Aimer le pot-au-feu. Aimer la mécanique. Aimer nager. Aimer ... (Une Vie, 278). La thématique qui se développe autour de la quête du sens de l’amour chez ces deux écrivaines, toutes deux artistes et intellectuelles, illumine un champ universel qui se rapporte étroitement à la connaissance de soi, à l’identité, au désir, au bonheur, à la liberté, à l’agentivité, à la responsabilité, aux multiples anomalies de la vie affective, et aux mots pour le dire[iv]. L’énergie créatrice des deux écrivaines fait sauter aux yeux la richesse et l’originalité des perspectives dynamiques ouvertes quand les multiples facettes de cette thématique prennent comme point de départ les expériences et les paroles de femmes. En même temps, elle souligne l’aliénation occasionnée par les stéréotypes de l’amour dans la vie des femmes : « je suis définie par les grands principes de la famille : la vertu, l’amour maternel et l’économie! » (La Chair, 45). La recherche du sens de l’amour dans ces deux ouvrages est en premier lieu un défoulement vécu par Simone à travers ses émotions et sa mémoire à la recherche de soi dans les rets de normes sociales implacables. La publication d’Une Vie pour deux en 1978 par Marie Cardinal suit de près celle de ses livres les mieux connus : La Clé sur la porte (1972), Les Mots pour le dire (1975) et Autrement dit (1977). Cette suite de fictions autobiographiques ouvre une interrogation riche, originale, émouvante et audacieuse sur le conflit de l’époque entre les métadiscours de traditions démodées et les nouvelles idées et valeurs révolutionnaires qui célébraient avant tout la liberté de l’individu, la sexualité, la responsabilité, et la justice sociale. Les éléments des métadiscours patriarcaux de la tradition imposaient aux filles et aux femmes des rôles fixes une fois pour toutes, étouffaient leur pensée et leurs émotions, et les privaient des mots nécessaires pour vivre pleinement et authentiquement leur vie, surtout quand elles s’éveillaient à leur corps sexué. Trente-quatre ans après la parution d’Une Vie pour deux, Évelyne de la Chenelière, auteure d’un roman et d’une vingtaine de pièces de théâtre a publié et fait produire en scène La Chair et autres fragments de l’amour « Librement inspiré du roman Une Vie pour deux de Marie Cardinal » (La Chair, 3, 5).[v] Comme c’est le cas pour Cardinal, ce sont les paradoxes – souvent douloureux – de la nature de l’amour et de la représentation socioculturelle de l’affect féminin qui préoccupent de la Chenelière, En discutant dans l’Avant-propos de sa pièce de son choix de faire l’adaptation d’un roman d’une autre époque, de la Chenelière souligne l’importance de reconnaître l’importance de la parole de femmes penseuses et d’en garder la mémoire à travers les époques. Cette reconnaissance d’une artiste d’une époque précédente permet aussi à de la Chenelière d’exposer ses propres préoccupations d’écrivaine pour qui les idées et les mots ont une réalité matérielle et charnelle : « J’éprouve le désir de fouiller, d’extraire, d’assembler et de répondre [...]. Je préfère m’emparer d’idées existantes comme matériau d’écriture. Les manger, les digérer, les recycler, dans le sens le plus noble et le plus humble du terme » (La Chair, 8-9). Consciente du fait que la création littéraire n’a plus le statut qu’elle avait il y a trois décennies, de la Chenelière s’interroge sur la place au 21e siècle de la littérature et de l’écriture dramatique : « Adapter un roman pour la scène est pour moi un questionnement et une prise de position. Quel est le rôle, aujourd’hui, de la littérature et de l’écriture dramatique? [...] L’écriture peut-elle libérer les morts?» (La Chair, 7). De la Chenelière souligne dans l’Avant-propos de La Chair la parenté morale, artistique et spirituelle qu’elle éprouve pour Cardinal : « Je me penche sur ce roman parce que j’ai l’intuition que j’arriverai à en extraire une substance qui rende compte de la force et de la nécessité de l’écriture de Marie Cardinal. Marie Cardinal a tenté, par son travail d’écrivain et aussi par sa manière de vivre, de réinventer le couple, la famille, la femme, et en particulier la femme intellectuelle, la femme créatrice [...] je parle avec elle » (La Chair, 9-10). De la Chenelière met ainsi en lumière les idées développées dans les deux ouvrages, idées qui soulignent le fait que le regard porté sur l’amour par les deux auteures est avant tout un regard de femmes intellectuelles et artistes qui ont vécu des expériences de femmes comme la maternité, la vie du couple et le nombre incalculable d’autres pressions qui proviennent des idées reçues sur la féminité. Ce regard fait voir le cheminement intérieur de femmes qui réfléchissent sur l’impact sur elles-mêmes des multiples rôles qui leur incombent quand elles acceptent et intériorisent les valeurs de la société contemporaine, valeurs problématiques dont l’origine et les traditions remontent loin dans le temps: « Marie Cardinal est obsédée par des thèmes qui me provoquent. Ils me provoquent en partie parce qu’ils ne sont absolument pas à la mode : expérience de la maternité, paysages d’enfance, amour et désamour, nostalgie, féminité, cheminement intérieur, introspection, littérature; alors que la mode est à la violence, à la cruauté, à la consommation des relations humaines, au vide intérieur, à la perversion. » (La Chair, 8) Tout en célébrant la force de l’amour librement choisi et consenti, Une Vie pour deux et La Chair et autres fragments de l’amour font voir que l’amour enchaîné par des dogmes et des idéologies qui sont au service de ceux qui détiennent le pouvoir, comme c’était le cas dans les années 1970 et comme il l’est encore aujourd’hui malgré certaines transformations culturelles, n’est qu’obéissance, devoir, peur, violence, culpabilité et douleur. Cardinal et de la Chenelière nous donnent dans leurs beaux ouvrages une analyse lancinante de ce que l’amour a fait des femmes. Elles font ressentir dans leurs fictions l’urgence de se connaître et, de cette façon, d’aimer autrement. À la fin de chacun des deux ouvrages dont il s’agit dans cet essai, une Simone qui a lucidement décidé d’explorer sa solitude – c’est -à-dire d’entreprendre le parcours d’un cheminement identitaire vers le renouveau du sens de l’amour et la prise en charge des mots pour le dire – assume sa responsabilité de femme et d’être humain ayant fait des progrès vers la pleine connaissance d’elle-même et de la mort au centre de la vie.
II. Le cadavre dans l’intimité de la forme parfaite du couple "La noyée, une fois introduite dans la maison de Simone – cette maison qu’elle avait voulue solide, confortable, sécurisante – ne faisait que détruire l’édifice, par sa seule présence. La morte [...] désignait infailliblement les mensonges et les silences où s’appuyaient certaines poutres maîtresses, elle éclairait, d’une lumière crue, les principes stupides, les préjugés idiots, les traditions aveugles, qui servaient de point d’appui aux fondations. La demeure se lézardait et s’écroulait, pan après pan, de la cave au grenier." (Une Voix, 289) En plus d’éveiller la conscience de la mort et de la fuite du temps comme élément de base de la condition humaine, le cadavre, Mary, trouvé sur la grève par Jean-François représente au niveau le plus évident de l’histoire les rapports amoureux défaillants entre Simone et Jean-François. Mary est le symbole de ce qui est mortifère entre Simone et Jean-François : la méfiance, les silences, l’abandon, les infidélités, la jalousie, le besoin, la honte, la peur, le ressentiment. À partir du premier jour à Corvagh la vie entière de Simone et Jean-François est colorée par leur conscience de la morte. Tout ce dont ils se souviennent, ce qu’ils pensent ou font ou disent est infléchi par la présence de cette intruse dans le cours de leurs jours. Leur curiosité à l’égard du cadavre transforme la belle surface de leurs rapports en feux d’artifice. À cause de cet événement inattendu, il ne leur est plus possible de faire comme si les problèmes et les mésententes entre eux n’existaient pas. La présence du cadavre dans leur univers familial incite Simone – pour la première fois de sa vie – à regarder en face les aspects néfastes de sa situation et les ressorts dangereux qui entrent en jeu dans son propre comportement. Selon les faits qui circulent et les détails supplémentaires imaginés par Simone et Jean-François, Mary était une femme dans la trentaine originaire de Corvagh. Les villageois et les membres de sa famille se souviennent de son indépendance et de son intelligence. Bonne étudiante, elle se préparait une carrière comme infirmière et ensuite comme médecin. Désirant jouir de sa sexualité, elle a pris un amant qu’elle aimait, mais sans tomber amoureuse de lui – elle tenait à garder l’équilibre entre sa vie affective et sa carrière. La découverte qu’elle était enceinte a mis fin à la liaison et au contrôle sans faille qu’elle exerçait dans sa vie. Seule, mais déterminée de faire avancer sa carrière, de gagner convenablement sa vie, de poursuivre ses études en médecine, de s’occuper de son fils, et de vivre pleinement, elle s’est installée à New-York pour dix ans. Au départ, son avenir paraissait prometteur. Mais son espoir, son ambition et ses beaux rêves se sont dissipés. La fatigue, la solitude, l’abandon, et la déception sur plusieurs fronts ont sapé son énergie et son optimisme. Elle est retournée en Irlande avec son fils et s’est noyée peu après leur retour. Était-ce un accident ou un suicide? Même l’enquête judiciaire à la fin de l’histoire ne trouve pas de réponse à cette question. Simone et Jean-François arrivent à Carvagh au moment de la noyade de Mary, sans se rendre compte initialement de cette mort qui allait jeter une si longue ombre sur leurs projets de vacances. Sous la magie du beau paysage irlandais, Simone indique dans les premières pages d’Une Vie pour deux qu’elle les avait planifiées dans l’espoir qu’elles feraient renaître l’intensité de leur amour, tel qu’elle conçoit le sens de l’amour depuis tant d’années : « Prise par la beauté voilée de ce lieu, par le rythme lent du temps, scandé cependant par les incessantes navettes de la marée, j’avais imaginé que ce serait à Corvagh que notre couple prendrait la forme parfaite, belle, pleine, ronde que nous cherchions depuis tant d’années [...] » (Une Vie pour deux, 11-12). Cette image de la forme parfaite, belle, pleine, ronde du couple capte succintement l’ironie du beau rêve sentimental véhiculé par nos traditions et nos institutions qui figure à la base des discours et des structures de notre culture. À l’avis de Simone au début des vacances, tout couple forme spontanément une vie pour deux, ce qui rend superflue (dangereuse même) l’acceptation de la subjectivité unique et de la liberté de chacun des deux en tant qu’individus. Au début de l’histoire, Simone n’hésite pas à se servir du pronom nous et à parler pour les deux personnes qui forment son couple : « que nous cherchions », sans se demander si Jean-François est du même avis. Elle poursuit dans ses rêves depuis de nombreuses années cette image immuable du couple, malgré le malheur fulgurant qu’elle éprouve constamment et malgré aussi le malaise qui la frappe quand elle réfléchit sur ses propres actions dans ses rapports avec Jean-François. Ces élans de malheur et ce malaise, mis en lumière par le cadavre, signalent des doutes sur le bien-fondé de ses propres certitudes, certitudes qu’elle qualifie dans ses moments de lucidité comme des images d’Épinal (Une Vie, 21 ; La Chair, 69), doutes qui existent déjà dans son inconscient mais qu’elle n’a pas auparavant osé admettre. À plusieurs reprises au cours d’Une Vie pour deux elle s’interroge sur ce mythe social ubiquiste : « Le couple, ce sont deux personnes, un homme et une femme, qui n’en font qu’une. C’est bien ça qu’on m’a appris, c’est bien ça qu’on m’a dit, c’est bien ça que je veux? Est-ce que c’est vraiment ça? N’existe-t-il pas de couple en dehors de ça? » (Une Vie, 64). La découverte du cadavre jette un éclairage inéluctable sur ce dont ni l’un ni l’autre n’osait parler. Elle met ainsi en branle le processus de désagrégation de la forme parfaite du couple. Cardinal attire immédiatement l’attention sur le fait que Simone se trompe en croyant que Jean-François partage ses espoirs pour leur couple. Dès l’arrivée à Corvagh il glisse hors de la sphère d’influence de sa femme. Il refuse par le silence et le départ les efforts de Simone de le faire parler de la découverte de la noyée. Lui tient à garder pour lui-même cette expérience extraordinaire, tandis qu’elle souhaite – sous le prétexte de l’amour qu’elle éprouve pour lui – s’en emparer immédiatement. Elle est déçue; elle se rend compte tout de suite de la réticence de son mari. Elle constate que ’ « Il ne voulait pas partager, il ne voulait pas se livrer [...] Il venait de glisser hors de mon intimité » (Une Voix, 29). Jean de La Chair et autres fragments de l’amour tient lui aussi à garder pour lui-même les leviers de sa liberté personnelle. Il refuse dès le début de l’histoire les efforts de Simone, poussée par une curiosité obsessionnelle, de prendre possession de ses expériences. Il rejette carrément son « désir de contrôle que j’ai en horreur [...] Simone range tout, et veut me ranger, moi aussi. M’enfermer dans son tombeau » (La Chair, 16-17). Ce que Jean-François voit comme l’enfermement dans son tombeau représente pour Simone le partage normal au sein du couple. Pour elle, la perte du contrôle de son conjoint est la perte catastrophique de l’amour : « C’est la panique, l’anxiété, le chaos » (Une Vie, 56). La croyance à la forme parfaite du couple impose à Simone le dévouement aux tâches ménagères dans la maison familiale, tâches dont l’importance passe avant ses propres plaisirs ou désirs et avant ceux qu’elle pourrait partager avec son conjoint. De la Chenelière met poétiquement en évidence au départ, comme Cardinal, l’ironie de la fierté pleine de suffisance qu’éprouve Simone en jouant ce rôle de femme fidèle à son devoir : « J’ai fait des bouquets pour la maison de nos vacances en Irlande, j’ai fait du thé dans la maison de nos vacances en Irlande, j’ai lavé les draps et le linge de maison de nos vacances en Irlande, j’ai presque tout rangé dans la maison de nos vacances en Irlande, comme elles seront belles nos vacances en Irlande, [...] » (La Chair, 14-15)
Aussi, comme Cardinal, de la Chenelière fait associer dans l’esprit de Simone la découverte du cadavre et la mise en fragments de la forme parfaite de leur couple : « Un cadavre? Un cadavre de quoi? Un cadavre de qui? [...] Jean, l’as-tu touchée? Est-ce qu’elle était belle, douce, blanche? Es-tu triste, bouleversé, apeuré, écœuré? Tu ne veux rien dire? [...] Tu ne veux pas la partager avec moi? Tu ne veux pas qu’elle nous unisse? [...] L’aimes-tu plus que moi? Pourquoi l’aimes-tu? M’aimes-tu encore? [...] Pourquoi ne m’aimes-tu pas plus? « (La Chair, 13-14)
Cardinal et de la Chenelière ne sont certainement pas les premières artistes à introduire un cadavre – matériellement présente – dans leur univers fictif. C’est un procédé qui sert à plusieurs fins esthétiques et thématiques. Dans le cas d’Une Vie pour deux et de La Chair et autres fragments de l’amour, le choix d’une morte pour symboliser le désamour qui rôde au sein du couple me paraît particulièrement approprié. Car il fait sentir la violence que risque d’occasionner la déchirure des rapports intimes d’un couple, la peur et la culpabilité qui s’ensuivent. On imagine sans difficulté la situation au sein d’une famille ou d’un autre groupe jouissant en apparence d’intimité où la figure d’une mort donne forme à un obstacle qui rend impossible un amour ou une amitié sans réserve. Très souvent on passe sous silence la réalité de la mort, bien que personne n’arrive à l’oublier. La mort en question pourrait être celle d’une personne auparavant aimée, d’un/e enfant, ou de quelqu’un d’autre à qui on aurait fait du mal ou qu’on aurait trop aimé. La conscience obsessionnelle de corps morts dans des guerres ou au cours d’autres désordres sociaux, encore hautement signifiants pour des collectivités, fait sentir leur présence dérangeante de nos jours partout sur les scènes nationales et internationales. Ces corps forment des obstacles énormes à la paix et à l’amour de l’autre. Marie Cardinal a parlé à plusieurs reprises dans ses textes d’une telle mort dans sa propre vie, la mort d’une sœur décédée avant sa naissance que leur mère avait aimée et n’avait jamais pu oublier. Cardinal en a parlé jusque dans ses derniers écrits : « [...] il y a eu la mort, celle de ma sœur que je n’ai jamais connue et que ma mère pleura toute sa vie. Une fille, comme moi, mais avec laquelle je ne pouvais pas rivaliser. Combat perdu d’avance. [...] Je suis un avortement raté. Je suis un œtus qui aurait dû mourir et qui vit. [...] Qu’est-ce que c’est que la haine? [...] La femme qui portait l’embryon que j’étais [...] haïssait l’homme qui l’avait fécondée. L’embryon et l’homme, c’était pareil. »(L’Inédit, p. 139)
La qualité saillante de la mort est sa permanence. Quand elle fait partie intégrante de la vie ou des relations il est presque impossible de la chasser, de l’effacer, ou de passer au-delà de l’obstacle qu’elle représente : « La mort est si grande, si haute, si vive! Elle est l’ourlet de la vie, elle la festonne, elle la frange, elle la termine avec des rangs de jours » (Une Vie, 131).
III. La fonction de la morte dans la vie de Simone et de Jean-François Le cadavre en tant que réalité matérielle, métaphore et incitation à la réflexion ou à l’examen de conscience ne signifie pas la même chose pour Simone que pour Jean-François. Les liens que chacun imagine avec le cadavre reflètent le fonctionnement du psychisme et du sens de l’identité des deux côtés, sens de l’identité sexuée qui provient de tout ce qu’on a vécu dans une société patriarcale et misogyne. Malgré cette distance entre les deux, ils finissent au cours du roman et de la pièce de théâtre par construire ensemble un récit cohérent sur l’existence de Mary qui réalise une sorte de fusion de leur double perspective sur cette femme qu’ils n’ont jamais connue. Ce récit forgé en commun témoigne d’une confiance mitigée que le renouveau de l’amour sur une base équitable, généreuse, ouverte et flexible est concevable, à condition qu’on en parle. Jean-François ne s’identifie pas subjectivement à la femme noyée. La découverte du cadavre n’a pas de pertinence pour lui en ce qui concerne la quête du sens de l’amour. Le regard qu’il porte sur la noyée est un regard de l’extérieur sur l’autre. La noyée représente à ses yeux une acquisition et une sorte de conquête : « Il voulait garder pour lui tout seul un plaisir profond, un intérêt, une occupation, un secret, quelque chose qui l’excitait et le captivait » (Une Vie, 28). Elle offre une rencontre avec la mort, vue comme la perfection d’un corps féminin irrésistible et inaccessible : « Jean-François restait sans bouger, ému, bouleversé. Jamais un être ne s’était tenu avec autant d’abandon devant lui, jamais il n’avait vécu pareille intimité, jamais personne ne s’était montré aussi impudique que ce cadavre indifférent à tout, uniquement livré à lui-même. Rien ne semblait à Jean-François plus libre et plus impertinent que la mort. » (Une Vie, 130) Cette rencontre avec l’intimité de la mort, vue comme la révélation de l’essence et de la sensualité féminines, s’avère si forte pour Jean-François qu’il est transporté d’extase dans un mouvement de transcendance. Le paysage se transforme pour lui en sphère des quatre éléments essentiels de la mythologie : « Il préférait que l’océan et les dunes viennent dans sa mémoire à travers cet écran de sang clair. Ainsi étaient-ils océan et dune mais aussi flambée, pluie, feu d’artifice, cascade, braise, marécage, tout ce qui est eau et tout ce qui est feu. Tout ce qui est air caressait ses cheveux, tout ce qui est terre était solide sous ses pieds. Il était dans le tout. Il était lui-même presque un tout, univers à lui seul; il lui manquait peu de choses pour que sa conscience et son inconscient ne fassent qu’un. Il était proche de cet évanouissement où le su et le non-su s’unissent pour former la connaissance. » (Une Vie, 133) Comme Jean-François, Jean de La Chair et autres fragments de l’amour porte de l’extérieur son regard sur le cadavre. Bien qu’il soit profondément ému par ce qu’il voit, il ne s’identifie pas à la morte. Sa perception du corps se fragmente de moment en moment et produit dans son esprit une constellation d’images et de métaphores mythiques : «[...] de longs cheveux emmêlés » comme de « longues traînées de goémon noires », « des dizaines de mouettes », « des mains ouvertes [...] des ongles de sirène, des doigts d’orfèvre, des mains d’ondine, sous-marines [...] des mains étrangères », « des yeux : deux trous sans regard » (La Chair, 16-20). À l’encontre de la perception de Jean-François selon laquelle le cadavre offre une invitation à une communion avec l’autre et qui s’ouvre sur le tout, Simone s’identifie subjectivement à la femme morte parce qu’elles sont toutes deux des femmes. Pour elle, leurs histoires personnelles se ressemblent, forment, en effet, deux versions d’une même histoire : « Je la comprends. La maternité est une fatigue insurmontable [...] Mary et moi avons quelque chose en commun [...] Nous sommes toutes les deux des femmes, des mères, nous comprenons certaines choses, notre mode d’être et de sentir est semblable. Nous sommes solidaires. » (La Chair, 23-4) Le désespoir représenté par la disparition mystérieuse de Mary produit des résonances chez Simone de son propre désespoir d’épouse et de mère qui a respecté les règles du jeu dictées par la société, mais qui n’a pas trouvé le bonheur escompté. Cependant, la solidarité entre les deux personnages féminins finit par s’évanouir. Tandis que Mary a été définitivement vaincue par la quotidienneté de son existence : « C’est la quotidienneté qui brise » (Une Vie, 256), Simone a le courage de regarder en face sa situation insoutenable, telle que sa mémoire la construit et telle qu’elle en est elle-même – au moins en partie – responsable. Elle avance vers la reconnaissance chez elle de ses désirs, ses pouvoirs de réflexion, sa résilience, sa liberté, et sa voix. En même temps, elle se rend compte de l’énorme difficulté de se débarrasser de son conditionnement de femme et de reconstruire son identité et sa vie. Qui est-elle si elle ne se définit plus comme épouse et mère, si l’amour n’est pas pour elle un simple attachement duquel elle dépend? Comment peut-elle s’aimer et aimer les autres dans sa vie si elle sort des chemins battus? : «Et Simone pensait aussi : je ne me connais pas. Je ne sais pas qui je suis. Mon histoire est une autre histoire que celle que je racontais. Qu’ai-je vécu depuis toujours? Ce n’est pas rien de se trouver brutalement face à une réalité nouvelle. On croyait suivre un chemin jalonné de refuges, clairement indiqué sur les cartes d’état-major, et on se rend compte qu’on est perdu. En quelques secondes une vie s’efface, une autre s’impose, exigeante [...] On ne sait pas la vivre, c’est l’aventure ..... Soit on la refuse, on fait comme si c’était « avant », tout alors devient chaos, le temps vous étouffe. Soit on l’accepte et on découvre la généreuse insécurité, le rutilant avenir, la chaleureuse existence ... Mais ça fait peur [...] Plus rien n’avait de consistance. Il y avait eu des moments dans sa vie où elle avait eu le pressentiment que quelque chose était en train de changer. Mais elle ne s’était pas arrêtée, elle n’avait pas voulu le savoir. Cette fois elle ne pouvait plus reculer. » (Une Vie, 131-2) À une première étape, Simone affirme sa vitalité psychique : « Je suis pleine de chair! Je suis pleine d’idées! Je suis pleine de mots! » (La Chair, 65). Elle sait qu’il y a quelque chose qui lui manque, mais elle ne sait pas quoi : « On dirait qu’il y a en moi quelqu’un d’autre [...] Une autre moi qui se moque pas mal de moi [...] Au fond, je vis dans la confusion. Je veux quelque chose de toutes mes forces et je ne sais même pas pourquoi je la veux si fort » (Une Vie, 61). Les mots lui sont nécessaires pour qu’elle commence à se connaître et voir un peu plus clair. Les discussions et les disputes avec Jean-François au sujet du récit de la vie de Mary sont pour elle la réfraction verbale des événements dans sa propre vie; ses conversations avec Jean-François cessent d’être des plaintes et des accusations, deviennent plutôt des échanges.. Par la parole et l’écriture elle donne une forme et un ordre à son existence. Elle part, lucidement, à la recherche de ce qui lui manque. Elle commence à rédiger un cahier dès l’arrivée à Corvagh. C’est ainsi que Simone commence à assumera son identité comme femme forte et révoltée, capable d’aimer de façons qui lui conviennent.
IV. Les Multiples Registres de la voix de Simone L’ampleur du genre romanesque permet à Cardinal d’entrer dans l’intimité de Simone, d’offrir des détails sur ses pensées et ses activités, de partager ses souvenirs grâce à des retours fréquents en arrière. À la fin d’Une Vie pour deux Simone décide de ne pas partir immédiatement avec Jean-François, ce qui représente une affirmation radicale de sa liberté et la volonté de faire l’exploration de sa solitude. Elle éprouve à ce moment le besoin de cette distance pour poursuivre sa quête de qui elle est, comment elle pourra vivre sa vie sans dépendre de son mari et ses enfants, sans remplir ses jours de tâches qui signifient peu de choses pour elle – mais aussi, et c’est important! – sans cesser d’aimer. Les mots qui figureront dans le cahier qu’elle est en train de rédiger ouvriront la voie du cheminement intérieur qu’elle a l’intention d’entreprendre. Elle reste par conséquent « Seule avec mon cahier [...] Une étrangère. Une nouvelle. Une autre. Une personne singulière [...] Loin de la nourrice. Loin de l’épouse. Ces belles gorgones, ces vierges athlétiques aux cheveux de serpents, ces compagnes fidèles, ces puissantes alliées, ces étouffantes sœurs » (Une Vie, 325). La boucle de la lecture est ainsi bouclée. La fin du roman n’en est pas la conclusion, mais un nouveau départ qui nous relance sur la piste d’une relecture à partir du début du livre, relecture qui mettra en évidence la riche complexité, pleine de pulsions contradictoires, du caractère de Simone. Car il appert que le roman que nous venons de lire est le même cahier que Simone rédige après avoir fait le travail psychique rendu nécessaire par la découverte du cadavre : «[...] elle avait écrit sa propre vie mêlée à celle de Mary. Non pas des événements, des faits, mais des élans, des sanglots, des impulsions, des foucades, des rigolades, des pleurs et des désirs » (Une Vic, 282). La Simone, narratrice, qui rédige le cahier qu’est devenu le roman et qui a déjà traversé l’aventure du cadavre avec Jean-François emploie le temps présent. Ses mots reflètent la prise de conscience qui s’est produite chez elle à la fin du roman et mettent en évidence les nombreux moments de doute et d’angoisse au cours de son existence, moments qui exigeaient son attention mais qu’elle a refoulés, préférant la délusion de l’insouciance. Elle est maintenant lucide; elle porte un regard critique sur la soumission qu’elle a exhibée pendant plus de vingt ans. Simone fait aussi entendre au cours du roman – toujours à la première personne mais au passé et dans un autre registre – la voix de l’ancienne Simone toujours aux prises avec sa fidélité au rôle traditionnel d’épouse et de mère qui garde la mémoire de cette longue période de la vie familiale, mémoire douloureuse mais aussi mémoire d’une vie vécue avec passion, désirs, rêves et dévouement. Au cours de son parcours à travers le roman, elle se rend compte que ses actions et revendications par lesquelles elle faisait preuve de fidélité aux normes sociales ne représentaient absolument pas l’amour : « Y avait-il de l’amour là-dedans? Non, il n’y avait aucun amour. Il n’y avait que de l’hypocrisie, qu’un effort enragé pour faire entrer Jean-François dans l’image d’Épinal, dans la tradition du couple. Ce couple qu’elle hait. Elle hait les deux bêtes harnachés qui tirent le corbillard du mariage . »(Une Vie, 293) Cardinal emploie aussi la narration à la troisième personne, surtout pour inventer le récit secondaire qui est l’Histoire de Mary McLaughlin (Une Vie, 147-155 et passim). Bien que cette forme de narration crée l’impression d’un certain réalisme objectif, la plupart des motivations attribuées à Mary sont l’invention de Simone et de Jean-François, surtout de Simone. En plus d’insérer la mort au centre des expériences de Simone et de Jean-François, ce récit raconté à la troisième personne produit un contexte social pour les rapports intimes du couple, comme le font les nombreux moments de dialogue entre eux. Cette démultiplication de la voix de Simone ouvre à la fois une perspective subjective et une perspective objective sur l’action, son état affectif, son imagination, et sa compréhension critique. Les diverses positions narratives complémentaires de l’énonciatrice fictive exposent, par les conflits intérieurs dont elles témoignent, la complexité psychologique de la femme. Les premières indications de ces conflits qui tourmentent Simone et compliquent sa capacité d’aimer paraissent déjà dans les premières pages du roman. La dissonance produite par ces conflits rend palpable l’angoisse qui trouble la tranquillité de Simone : « Les années avaient passé, tant d’années! Mais toujours restait dans ma tête cette image d’Épinal touchante, de plus en plus inaccessible et d’autant plus attirante. Je désirais la simplicité, la discrétion, la concorde, la paix de ce couple et cependant je ne faisais que m’en éloigner. Notre mariage était baroque, incertain, instable, difficile à contrôler, toujours au bord de la faillite. J’étais tombée dans toutes les embûches, tous les guet-apens de l’épouse : la jalousie, la tromperie, le laisser-aller, l’usure. En même temps, j’avais acquis toutes les vertus de la mère : le sacrifice, l’oubli de soi, la permanente attention aux besoins de la maison. Je m’agrippais à cette famille que nous avions fondée comme une naufragée s’agrippe à une bouée. » (La Vie, 22) Bien que le genre théâtral, beaucoup plus économe que le romanesque, ne donne pas à la lectrice ou au lecteur la même impression de connaître intimement Simone, l’action dramatique de La Chair et autres fragments de l’amour avance grâce aux mêmes conflits éprouvés par Simone, la même honte et les mêmes questions devant l’évidence de la violence de son angoisse : « Comment expliquer ce qui me manque, chaque jour, et qui me creuse le ventre, je deviens la faim elle-même, et son reflux acide. Je ne m’ennuie pas, je suis devenue ennuyeuse, je suis l’ennui [...] Parfois j’ai envie d’incendier la maison, les meuble, les livres, les photos. D’où me vient cette violence? Et qu’en faire? » (La Chair, 48-9).
V. La Connaissance de soi et la fragmentation du sens de l’amour Tous les souvenirs de Simone ne sont pas douloureux. Elle reconnaît dans le parcours qu’elle fait à travers ses souvenirs des années passées qu’il y avait des moments privilégiés, moments desquels elle se souvient sans en avoir auparavant reconnu leur importance. Elle réfléchit sur l’expérience de l’accouchement, expérience que les seules femmes connaissent. Elle se rappelle également des sensations et des émotions vives de son corps de femme et sa participation à côté de ses filles à une manifestation estudiantine dans les rues de Paris : « Moi aussi, j’ai des espoirs déçus! Moi aussi, j’ai envie d’un combat pour construire un monde nouveau! [...] Je veux sortir de ma maison! [...] J’étouffe dans ma solitude! » (La Chair, 51).
La prise en charge par Simone des sensations de son corps de femme et de son désir charnel d’autres femmes est mise en lumière dans Une Vie pour deux. Le mépris qu’elle éprouvait dans son enfance et adolescence pour les filles est remplacé par l’attraction de la beauté du corps d’une femme Angèle sexuellement éveillé, vu lors d’une rencontre amoureuse : « Jamais je n’ai vu un spectacle aussi beau que le corps d’Angèle. Elle fait l’amour, elle fabrique l’amour, elle construit l’amour, elle structure l’amour, elle édifie l’amour, la Belle Angèle! Belle partout! Son corps est un pays à la terre grasse et ferme, blonde. Des vallées, des volcans, des vallons. » (Une Vie, 101) Le souvenir de la beauté et de la puissance du corps mobile d’Angèle revient à plusieurs reprises à Simone dans son parcours de l’espace intérieur : « Le souvenir d’Angèle lui revient souvent. Elle ne le rejette plus » (279). Il transforme son idée et son image de son propre corps, des expériences charnelles, et prend la force d’une expérience de transcendance orgasmique : « Chant, Hymne, Cantate, Joie d’Être, Joie de Faire l’Amour [...] Tout ce que l’on m’a dit du corps, tout ce que je sais du corps se délite, se pulvérise, à la vision du corps d’Angèle ouvert, en partance pour l’unité, la totalité, le simple, la fin. J’ignorais que le corps était cette architecture splendide faite de peaux et de chairs, d’ongles et de poils, de sueurs et de foutres, que le désir pavane, que le besoin valse, que l’esprit danse [...] Envie de prendre Angèle dans mes bras, de l’abreuver du champagne le plus doré, de la fleurir des pois de senteur les plus roses, d’apaiser sa bouche, et sa poitrine, et sa nuine, par mes baisers frais, par ma bouche de femme ... » (Une Vie, 102, 104). Dans la dernière partie du roman au moment où Simone commence à voir sa vie comme entière, elle fait un rêve émouvant dans lequel elle s’imagine dans l’eau en train de nager avec Angèle et Mary, toutes les trois déshabillées, nues et pleines de joie (Une Vie, 296). Bien que le personnage d’Angèle n’existe pas dans La Chair et autres fragments de l’amour de de la Chenelière, et qu’il ne s’agisse pas de la jouissance sensuelle et sexuelle entre femmes dans cette pièce de théâtre, le titre de ce texte dramatique souligne comme capitales la jouissance et la perception de la beauté de la chair féminine, le refus de tous les tabous qui s’associent au corps et à la sexualité, surtout en ce qui concerne la chair des femmes, pour la connaissance de soi, l’identité, la prise de conscience de ce que c’est que l’amour, et les mots pour le dire. En plus d’exercer des pressions morales, les mythes sociaux fonctionnent comme des stratégies cognitives et des esthétiques qui dictent une certaine façon de voir soi-même et son corps, la société, la réalité, et l’univers. Les mots sont nécessaires pour mettre en évidence les qualités trompeuses et puissantes de ces mythes trop souvent patriarcaux et misogynes. Les deux ouvrages dont il s’agit dans cet article se terminent de façons différentes. Une Vie pour deux de Marie Cardinal laisse prévoir un avenir plutôt prometteur. Simone, seule avec son cahier, s’ouvrira aux nouvelles découvertes que révèleront les mots qu’elle écrira. La Chair et autres fragments de l’amour reprend le fil autobiographique déjà développé dans Une Vie pour deux. Cette fois, cependant, ce fil devient biographique, puisque Cardinal est décédée en 2001. Avant sa mort elle a été atteinte de l’aphasie, destin particulièrement triste chez une artiste et intellectuelle pour qui les mots sont tellement importants, comme l’a indiqué de la Chenelière : « La Marie Cardinal que j’ai côtoyée était déjà largement atteinte par l’aphasie, qui la privait de mots et donc de l’articulation de sa pensée. Cruelle ironie du destin, pour une femme de lettres, que d’être forcée au mutisme .» (La Chair, 10) Le personnage de Simone chez de la Chenelière finit par perdre sa capacité de s’exprimer mais, étant entrée dans le tout de la transcendance offerte par la mort, remontée « à la source du langage » et revenue « dans l’espace non verbal » elle affirme : « Je ne saurai dire que mon amour » (La Chair, 76, 78). * * * * *
>Une Vie pour deux et La Chair et autres fragments de l’amour, ouvrages de protestation contre les dégâts produits dans la vie de ombreuses femmes par les mythes sociaux et les pratiques socioculturelles sur le sens de l’amour, montrent que la vie authentique et entière de l’individu ne saurait s’adapter à la notion d’une forme parfaite et immobile du couple, selon laquelle les deux deviennent un. Au contraire, les rapports d’amour ne peuvent être que fragmentaires, mobiles et rattachés aux expériences charnelles des gens. La pulsion qui fait émerger l’amour, quoi ou qui que ce soit l’objet de cet amour, est créée et nourrie par le désir, la conscience et l’énergie psychique de la femme ou l’homme qui aime. Son expression variera dans chaque cas. Le cadavre chez Cardinal et de la Chenelière incite Simone à prendre conscience du fait que le sens donné normalement à l’amour est en effet la source de son malheur et de sa douleur, car il la prive de sa liberté, l’empêche de se connaître et de reconnaître ses propres sensations, et lui impose une camisole de force identitaire idéologiquement déterminée qui est aussi stagnante et immobile que la noyée elle-même. Elle explore et finit par re- concevoir la mémoire de leur couple en l’ouvrant à la liberté, la diversité, et en la débarrassant de toute notion de la possession et du contrôle de l’autre, l’élargissant ainsi jusqu’à l’infini :« [...] notre passé c’est également nos vies singulières : des rencontres, des émotions, des découvertes, des désirs et des craintes vécus séparément. Notre passé éclate, il s’enfle de l’ailleurs, du différent, de l’autre. Deux devient innombrable. » (Une Vie, 14) La vie authentiquement vécue embrasse sa mobilité, « ne s’arrête jamais ». La puissance de la conscience, du désir sexuel et de la mémoire englobe, comme le suggère Ernaux, tous les contraires : les morts et les vivants, l’imaginaire et la réalité, le rêve et la pensée. Le sens de l’amour, c’est le sens de la vie dans toute la richesse de ses envolées et manifestations innombrables.
Note biorgraphique Louise Forsyth est professeure émérite et adjointe à la recherche à l’université de la Saskatchewan. Elle est aussi adjointe à la recherche à l’université de Calgary. Elle a été directrice du département de français à l’université de Western Ontario, doyenne aux études supérieures et à la recherche à l’université de la Saskatchewan, et présidente de la fédération canadienne des sciences humaines. Elle se spécialise depuis longtemps aux études des femmes et du genre. Les domaines de ses recherches sont le théâtre et la poésie au féminin du Québec, le théâtre francophone de la Saskatchewan, et la traduction. Ouvrages cités CARDINAL, Marie, 1975 . Les Mots pour le dire, Paris, Éditions Grasset, . Imprimé. --- ,1977. Autrement dit, Éditions Grasset, . Imprimé. --- ,1978. Une Vie pour deux, Montréal, Éditions L’Étincelle, Imprimé. --- . 2012. L’Inédit, Paris, Grasset, Imprimé. DE LA CHENELIÈRE, Évelyne, 2012. La Chair et autres fragments de l’amour, Montréal, Leméac, Imprimé. ERNAUX, Annie. 2008. Les Années, Paris, Gallimard,. Imprimé.
Notes [i] Marie Cardinal (1928-2001), auteure de nombreux ouvrages de fiction, d’essais et de traductions, est née en Algérie. Elle y a vécu jusqu’à l’âge adulte; sa sensibilité méditerranéenne est restée prononcée. Ses rapports pénibles avec sa mère auraient éveillé chez elle un questionnement urgent sur la nature de l’amour maternel; dès l’âge adulte elle a détesté avec acharnement tout ce qui s’associait aux abus patriarcaux, au pouvoir colonisateur et à d’autres pouvoirs de domination. Elle s’est mariée avec Jean-Pierre Ronfard, homme de théâtre, en 1953 et a eu trois enfants avec lui. Ronfard a quitté la France en 1960 pour s’installer au Québec où il est reconnu comme l’un des principaux architectes du nouveau théâtre des années 1970 et après, l’un des metteurs en scènes, dramaturges et comédiens les plus innovateurs et estimés à une époque où, sous l’influence de mouvements internationaux qui allaient transformer les formes d’expression scénique dans le monde occidental, il a participé à la réinvention du théâtre québécois. À partir du moment de son émigration au Canada, Cardinal et Ronfard n’ont pas vécu ensemble de façon permanente, bien qu’ils se fissent régulièrement visite et qu’ils collaborèrent sur des projets de traduction et de production théâtrale jusqu’aux dernières années. D’un point de vue financier et moral, la vie de Cardinal qui restait en France avec les enfants était difficile.
[ii] Évelyne de la Chenelière, dramaturge, romancière, scénariste, comédienne au théâtre, au cinéma et à la télévision, est née à Montréal en 1975; elle habite encore aujourd’hui cette ville où elle partage sa vie avec Daniel Brière, homme de théâtre, et leurs quatre enfants. Lors de son retour au Québec en 1999 de Paris, après deux ans d’études théâtrales, elle est devenue membre du Nouveau Théâtre Expérimental, co-fondé par Jean-Pierre Ronfard. Elle a dit que les activités de cette compagnie et le soutien de Ronfard étaient décisifs dans la direction de sa vie d’artiste. [iii] Ce personnage porte le nom de Jean-François dans Une Vie pour deux et de Jean dans La Chair et autres fragments de l’amour. Quand je parle en général de ce personnage dans les deux ouvrages, je l’appelle Jean-François. [iv] C’est le titre du roman célèbre de Marie Cardinal, titre qui reflète sa préoccupation des mots, de l’écriture et des discours tout au long de sa carrière et de sa vie. [v] La Chair et autres fragments de l’amour a été créé à l’Espace Go à Montréal le 24 avril 2012 avec Évelyne de la Chenelière dans le rôle de Mary, le cadavre, et dans une mise en scène d’Alice Ronfard, metteure en scène hautement respectée au Québec, fille de Marie Cardinal et de Jean-Pierre Ronfard.
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