labrys, études féministes/ estudos feministas
janvier/ juin / 2014  -janeiro/junho 2014

 

Au-delà du péril, l´aventure : Kate Marsden

tania navarro swain

 

Kate Marsden fut une de ces femmes d´aventure dont les exploits ont été maintenus sous silence dans les narratives historiques officielles. Elle a traversé la Sibérie à la fin du 19e siècle, seule femme accompagné par des guides ou conducteurs de traîneau plus ou moins sobres, sur des milliers de kilomètres. Son but ? Vérifier la condition de vie des lépreux dans le nord de la Sibérie pour leur apporter du secours.

Mots-clés: Aventure, Sibérie, lépreux, Kate Marsden

 

«  Au milieu des steppes, des montagnes ou des forêts impraticables des contrées reculées de la Sibérie, on rencontre, de loin en loin, de petites villes d´un millier ou deux d´habitants, entièrement bâties en bois, fort laides, avec deux églises, - l´une au centre de la ville, l´autre dans le cimetière [...] Les habitants sont des gens simples, sans idées libérales. Leurs mœurs sont antiques, solides et consacrées par le temps. »

Dostoïevski, « Souvenir de la maison des morts »   1853

Kate Marsden a traversé la Sibérie à partir de Moscou, en plein 19e siècle, en utilisant des moyens de transport de fortune ; elle est restée, pendant la majeure partie du trajet, la seule femme accompagnée d´une équipée d´hommes dont elle ne parlait pas la langue.  Elle a mis un an pour réaliser cet exploit, à partir de février 1891, sans s´arrêter ou presque, dans des conditions très difficiles, qu´on ne peut imaginer. Froid extrême en hiver, routes impraticables, équipements précaires ; chaleur en été, moustiques, marécages, gîtes aléatoires et déroutants de saleté et d´inconfort.

La question qui se pose toujours est : qu´est-ce qui poussait les femmes d´aventure à entreprendre des voyages extrêmes, dans des contrées éloignées tant physiquement que culturellement ? La seule réponse qui puisse donner un sens à toutes ces entreprises, c´est le désir de liberté !

Les aventures de Kate Marsden, si dangereuses fussent-elles, avaient toujours un but : alléger le destin et la souffrance des êtres en détresse. En fait, lorsqu´elle prit connaissance des ravages provoqués par la lèpre dans plusieurs pays, dont la Russie, son plus grand désir était d´aller en Sibérie pour s´occuper des lépreux qui vivaient dans des conditions effroyables.

 Et elle l´a fait : des milliers de kilomètres en traîneau, à cheval, à pied, en barque, de Moscou à Yakutsky.  Et de là, encore quelques centaines de kilomètres pour les trouver. Était-ce un prétexte pour se lancer dans des aventures impensables ? En tout cas, elle les a eu, ses aventures !

Si le parcours avait été réalisé à vol d´oiseau, il aurait fallu compter plus de 5 000 km ; évidemment, avec tous les détours, elle a dû couvrir dans les 6 000 km.  De Moscou à Yakutsky, au bord du lac Baikal et ensuite à Irkutsky, tout au nord de la Sibérie. (voir carte)

                                                           la ligne rouge représente le trajet de Kate, à vol d´oiseau

Les péripéties de son expédition, Kate les raconte dans son livre « On Sledge and Horseback to Outcast Siberian Lepers (1893), qui sous-tend mon texte, en traduction espagnole.

                                                                        Kate Marsden   De Moscou à Irkutsky

Qui était Kate Marsden ? Sans aucun doute une femme d´aventure. Une femme qui prenait des risques et traçait ses chemins, en plein XIX siècle, siècle par excellence de la misogynie. Les détails intimes de sa vie, comme on aime les raconter lorsqu´il s´agit d´une femme  importent peu ; ce qui nous frappe c´est son goût du voyage qui surmonte les difficultés des moyens de transport lents et maintes fois inconfortables. Nouvelle Zélande, Jérusalem, Constantinople, Bulgarie, Russie, elle a sillonné les  flots houleux du Pacifique et les steppes sauvages du Caucase et de la  Sibérie, malgré les désagréments et les misères dont elle se plaint très fort, avec humour.

“ [...] al fin,  en la casa de postas, el trineo se detiene de una sacudida. En aquel momento te encuentras en estado semi-comatoso, en el que te sacan del trineo; y, en cuanto encuentras pie, te sientes más como un viejo tronco de caoba apaleado que como una dama de buena cuna inglesa.” (44)

Kate Marsden

Née en 1859, Kate Marsden  a commencé à 16 ans  son entraînement d´infirmière au Tottenham Hospital de Londres. En 1877, avec un  groupe d´infirmières, elle part en Bulgarie pour soigner les soldats pendant la guerre entre la Russie et la Turquie (1877/78).[1]  Elle n´avait pas encore 20 ans ! C´est là qu´elle eût le premier contact effrayant avec la lèpre, cette maladie insidieuse et déformante qui, à l´époque, était incurable.

 Femme indépendante, de retour en Angleterre, on lui confia plusieurs postes d´infirmière pendant 6 ans. Mais en 1884, elle part en Nouvelle Zélande pour s´occuper de sa sœur malade. Les distances, apparemment ne la rebutaient pas. Là-bas, elle se voit confier le poste de  Lady Superintendent du Wellington Hospital, et  fonde la première branche de la St. John´s Ambulance Brigade.

Toutefois, l´image des lépreux continue de la hanter et elle pose alors sa candidature pour aller les soigner à Molokai,[i] l´île hawaïenne de l´exil des lépreux, où il étaient abandonnés sans ressources pour y mourir. Cette demande fut refusée et Kate décida alors de partir à la rencontre des malades de Sibérie, dont les conditions de vie étaient atroces, selon les rumeurs.             

Elle réussit a obtenir l´appui de la reine Victoria qui lui donne une lettre de recommandation pour l`Impératrice de toutes les Russies. Cette dernière l´a reçue et lui a alloué des fonds pour son périple, ainsi qu´une lettre adressée  à toutes les autorités russes pour lui porter assistance et aide en toute circonstance. Cette lettre lui a ouvert toutes les portes et a rendu un peu moins pénible sa traversée de la taïga, avec l´aide des gouverneurs des provinces et des hauts personnages de l´église.

Pour arriver à Moscou elle est allée d´abord à Constantinople, a traversé la mer Noire et le Caucase pour finalement atteindre sa destination. Elle le conte  comme suit:                                                                                      

“ Cualquiera que haya viajado por un país extraño durante dos o tres días con sus noches sin detenerse, y que ignore el idioma delos nativos, comprenderá con facilidad mis sentimientos de alivio cuando al fin me dijeron que la siguiente estación era Moscú[...]” (27)

Mais elle regrettera plus tard cet  inconfortable voyage en train, en le comparant avec les moyens de transport rustiques et les chemins qu´elle allait devoir alors emprunter. Animée par ce désir d´aventure qui brûle les âmes indomptées, Kate avait embarqué pour la  Russie sans en connaître la langue, sans avoir aucun renseignement précis sur les chemins à parcourir, ni sur les étapes à franchir ; elle était cependant munie de cette lettre de l´Impératrice de toutes les Russies, précieux atout qui lui permit d´adoucir quelque peu ses désagréments.

Le gouverneur de Moscou lui fournit l´équipement nécessaire pour le voyage, des habits adéquats au froid sibérien, des provisions, des bibles, qu´elle distribuera tout au long du chemin et également des médicaments pour alléger les maux des lépreux. Kate est partie avec Ada Field, son amie qui parlait un tantinet de russe et qu´elle appelait «[...] mi amiga y compañera incondicional [... ]» (32)

Pour se protéger du froid, elles n´avaient rien de moins que 5 couches de vêtements ; pour les pieds, deux paires de chaussettes épaisses, des bottes russes en tissu et une autre paire de bottes pour fermer le tout. Et en plus, une espèce de sac de couchage en peau, des gants, etc. (36-37)

 

Kate raconte l´épopée que représentait de se hisser sur le traîneau, engoncées comme elles l´étaient :

« No había ningún escalón para ayudarme : lo que había era una multitud de hombres, mujeres y niños observándome.[...] Tres policías musculosos intentarán elevarme con delicadeza hacia el trineo; pero sus esfuerzos combinados resultaran inútiles[...] continuación intenté, de una forma medio majestuosa, medio desdeñosa montarme sin asistencia alguna pero alas! No se doblaran mis rodillas. Me vi obligada a doblegar mi orgullo” (38)

Une fois assise elle ne pouvait pas bouger, à peine respirer ; Ada a subi les mêmes difficultés. Et que le voyage commence !

Dès le départ, en plein hiver sibérien,  toutes les deux se sont retrouvées à la merci des  moyens de transport de fortune et des conducteurs de traîneaux plus ou moins sobres, leurs os à l´épreuve des creux et des bosses des routes  improvisées. Les gîtes – les étapes de la poste - étaient crasseux, pleins de vermine ; normalement tout le monde dormait par terre et à cause du froid il n´y avait pas d´aération. On étouffait ou on mourrait de froid ! Kate nous en donne un aperçu :

“Y ahora, querido lector, permítame introducirlo a este hotel algo ‘primitivo’ ; pero tenga paciencia. Primero debe encontrarse la llave, y después las velas y la cerillas. Tenga dispuesto su pañuelo, se es que pude hallarlo, y deposítelo cerca de sus orificios nasales en el instante en el que se abre la puerta. Las bisagras crujen; y lo primero que te da la bienvenida es una bocanada de aire caliente y fétido, que casi te tira de espaldas [... ] Las alfombras y las pieles de oveja, ninguna de ellas entre las más limpias de su clase, se encuentran dispuestas en mitad del suelo. En esto consiste tu cama; pero no suponga ni por uno instante que tendrás la posesión exclusiva de la misma. Un rápido vistazo por las paredes y a la cantidad elevada de puntitos negros que se mueven sobre las mismas, no tardarán en ahuyentar esa falacia, mientras que la probable llegada de otro tardío viajero te privará incluso del a comodidad de una habitación para ti solo.” (44-45)

L´état des routes était affligeant; Kate raconte avec réalisme leur calvaire : 

“Sacudida, tombo, sacudida, tombo – sobre inmensos bodoques de nieve y dentro de agujeros, y subiendo y bajando el temido oleaje [...] Tu cabeza parece pertenecerle a cada parte del trineo; al principio se golpea contra la parte de arriba; después el vehículo da un bandazo y te das de bruces de forma inesperada contra el lado[...] eres precipitado de forma violenta contra el cochero. [...] Te duele de la cabeza al os pies, te salen moratones por todas partes, tu pobre cerebro palpita hasta el punto de que te rindes a una suerte de lamento histérico; las vestimentas que cubren tu cabeza se mueve de su sitio,[...] A todo esto hay que añadir los gritos constantes del conductor [...]”(41-42)

Le vacarme était insupportable. Ce jour là, Kate demande au cocher de s´arrêter dans les cabanes dont on voyait les petites lumières briller. « Que luces ? Esos son lobos ! » répond le cocher. 

Des loups, des ours, en plus de l´inconfort, tel était le cadre qui mettait à l´épreuve son désir d´aventure et de soulager la souffrance d´autrui.

         Malheureusement Ada Field tomba très malade à Omsk et Kate dut continuer, seule femme, avec ses compagnons de voyage, fréquemment soûls comme le veut la tradition russe. Elle le raconte ainsi:

«  Al abandonar Osmk tuve la desgracia, [...] de encontrarme a la merced de otro conductor borracho El arnés del caballo central se rompió con un ruido agudo; hubo mucho griterío y después la calma más absoluta, lo cual me inclinó al sueño. Me desperté para encontrarme con el cochero borracho enroscado y dormido en el pescante [...] La calma le pareció terrible; me encontraba completamente indefensa, y la cegadora nieva golpeaba mi cara. El cabo me sobresalté al vera  un hombre que no conocía, también algo borracho, de pie a mi lado [...] Es obvio que no se trataba de una posición agradable para una mujer indefensa, pero intenté no pensar en el peligro” (82)

 Même dans ces circonstances Kate Marsden n´a pas pensé d´abandonner son voyage, femme de la trempe d´une Ella Maillart, d´une Isabelle Bird, d´une Anita Conti, d´une Helen Thayer. Les difficultés ne faisaient que renforcer leur désir de continuer le voyage, dont les affres étaient une composante obligatoire de l´aventure avec un grand A.

Kate affirme tout supporter pour atteindre son but : rencontrer les lépreux abandonnés à leur sort dans la taïga d´une des régions les plus sauvages et rudes de la Russie, afin de leur apporter du secours. Et vivre l´aventure, coûte que coûte, on le constate par son récit.

 

Le binarisme produit  l´humain : le climat social

A la fin du 19e siècle, Millicent Fawcett fonde en Grande Bretagne l’Union nationale pour le suffrage des femmes ; ensuite, au début du 20e  (1903) une autre organisation, l’Union sociale et politique des femmes a mené une lutte encore plus virulente pour le vote des femmes, avec à sa tête Emmeline Pankhurst, une militante radicale venue de Manchester, déjà très impliquée dans le combat politique ainsi que ses trois filles, Christabel, Sylvia et Adela. [2]

C´était donc l´époque des suffragettes, des mouvements des femmes qui revendiquaient leurs droits, dont celui de voter ; elles n´acceptaient pas qu´on les jugea inférieures, ni dépourvues de sens critique, de raisonnement ou incapables d´une analyse politique, comme le proclamaient « ces messieurs ». Nietzsche, Hegel, Proudhon, Lombroso, quelques noms fameux dont la misogynie est légendaire, ont établi une représentation des femmes en tant qu´êtres inférieurs, définies par leurs corps, marquées par la destinée unique de l´enfantement et de la domesticité.

Une lutte conduite sans relâche jusqu´en 1918 et qui aboutit, pendant la première guerre, à l´obtention du vote des femmes britanniques à partir de l´âge de 30 ans ; ce ne sera qu´en 1928 qu´elles auront le droit de voter comme les hommes, à 21 ans. Entre temps, les femmes avaient été assez bonnes pour participer à l´effort de guerre, pour  risquer leur vies sur le front en tant qu´infirmières, journalistes ou ambulancières, agentes de liaison, combattantes à part entière, mais pas assez pour que leur soient accordés des droits politiques. Surtout pas pour avoir le droit à la parole.

Malgré toutes ces conditions adverses, le 19e siècle a vu cependant les femmes partir explorer le monde, surtout en  Afrique et en  Orient[3] ; l´inconnu, la diversité, le visage de l´Autre les poussaient au départ, à l´aventure. Rien ne les arrêtaient

Au 20e siècle, Hitler, Pétain, Mussolini se sont adonnés à une débauche de misogynie dans leurs discours, pour mieux asseoir un rôle spécifique et restrictif pour les femmes. Le gouvernement de Vichy, en France, allié des nazis, s´est appliqué à réduire le rôle des femmes à la domesticité et à l´enfantement : la contraception a été interdite et l´avortement est devenu un crime contre l´Etat, passible de peine de mort.  Vichy a d´ailleurs fait guillotiner une  femme accusée de ce « crime ». (Weitz, 1995 : 66) Pour l´exemple. La politique d´Hitler exprimée par la trilogie réservée aux  femmes « Enfants, église, cuisine », dispense de tout commentaire.

L´image des femmes fragiles, les représentations  de « LA femme », la dominée, la domestiquée, l´inférieure fut certes ainsi créée et répandue afin de les  priver des droits élémentaires de citoyenneté. En fait, les hommes s´arrogeaient le droit de juger l´intellect et les capacités des femmes tout en jugulant leurs possibilités de démontrer leurs aptitudes. Ils utilisaient ( et utilisent encore !) la force et la violence et créaient des lois pour empêcher les femmes de manifester et d´exiger leurs droits. Ils décidaient que les femmes  étaient faibles d´esprit et dépourvues de sens critique et seule son énonciation rendait cette affirmation véritable : puisqu´on l´affirme, c´est vrai !

 Et ces discours, renouvelés à outrance, ne font qu´asseoir la fausseté des affirmations faites sur les femmes par des préceptes religieux, philosophiques, « scientifiques ». L´assujettissement d´un grand nombre de femmes à ces injonctions est le fruit de la contrainte et de la pression sociale afin de les modeler selon les normes et souvent, les lois. C´est la connivence entre les hommes dans le système patriarcal qui instaure la violence matérielle, symbolique, juridique et qui oeuvre contre les mouvements d´indépendance des femmes, qui se voient ainsi arrêtées dans leur élan de liberté. Pas toutes, loin de là.

Au 20e siècle, les combats féministes n´ont pas cessé et si dans certains pays les femmes réussissent à devenir un sujet politique, dans d´autres la contrainte et la violence ne font qu´augmenter, comme en Afghanistan et autres pays musulmans où les femmes ont à peine le droit d´exister.

L´action des femmes dans la Résistance pendant la 2ème guerre en France, en Italie, en Grèce, et même en Allemagne a été remarquable, malgré le silence qui s´est fait, comme d´habitude, sur les actions des femmes. Margaret Collins Weitz souligne :

« Comme leurs semblables un peu partout dans le monde, les Françaises, à l´heure actuelle, éprouvent le besoin pressant de ressusciter un passé en grande partie occulté par l´Histoire telle que l´ont écrite les hommes. [...] De temps à autre, ils accordaient bien la vedette à telle ou telle personnalité féminine exceptionnelle, mais c´était aux dépends d´une multitude de femmes qui, pour être plus discrètes, ne s´étaient pas moins courageusement engagées. (Weitz,1995 :36-37)

En fait, c´est une légende chérie par l´imaginaire et les discours patriarcaux qui se renouvelle pour instituer la « normalité » de la soumission des femmes. L´histoire, mémoire sociale, est le bastion des prétendues prérogatives masculines, car ses narratives ne cherchent pas à déceler l´infinie complexité des formations sociales.

 Au contraire, l´histoire en ce qui concerne l´institution du sexe et de la sexualité en tant que l´axe principal des relations humaines, ne sait que reconduire le Même : l´éternelle hiérarchie entre hommes et femmes, la « nature » des choses, que la mainmise du pouvoir recouvre.

Les femmes d´aventure viennent casser le moule de la « vraie  femme », cantonnée au foyer, serve d´un mari et des enfants.

 

Kate- le dispositif amoureux

Si un grand nombre de femmes se sont résignées à l´image qu´on leur imposait, bien d´autres ont choisi leurs chemins et pris en main leur destin. Kate Marsden en a été un exemple. L´autre bout du monde était à la portée de son désir d´aventure et ce n´étaient pas les vociférations de quelques énergumènes sur les femmes qui allaient l´empêcher de suivre sa soif de voyage et d´aventure.

Il est d´ailleurs intéressant de noter que malgré les interdits, ces femmes d´aventure étaient très souvent encouragées par leur entourage à se lancer vers de nouveaux horizons. Tel fut le cas de Kate Marsden.

Cependant, nul ne peut se soustraire aux conditions de production de son temps : Kate avait attelé son désir de voyage à l´envie de soigner, d´accourir en aide aux êtres les plus démunis. Dans ce sens elle obéissait à ce que j´appelle « le dispositif amoureux ». Je reprends ici la notion de dispositif[4] définie par Foucault ( Foucault,  1988) pour désigner les injonctions qui construisent le  féminin, non seulement à l´époque de Kate, mais constamment réinterprétées pour mieux modeler le féminin selon les époques et la résistance des femmes.  

La base est toutefois la même, autour de l´amour, du soin, de la sensibilité, du don illimité de soi, on voit se déployer le dispositif amoureux, articulant le rôle des femmes à l´image de la « vraie femme », dont le destin est celui de s´occuper des autres, des enfants, des malades, des vieux.

Ce dispositif a plus ou moins de force et d´ingérence dans le vécu des femmes, mais il est repris régulièrement et imposé par la force ou par la persuasion selon l´emprise du patriarcat sur la construction et la hiérarchisation des genres.

Kate affirme son désir de venir en aide aux plus démunis, ce qui représente l´un des points forts du dispositif amoureux:

“ Sin embargo,  qué ocurría con los leprosos que se encontraban en las regiones más distantes e incivilizadas del mundo, quién se ocupaba de ellos? Qué classe de atención médica recibían? Qué dulces cuidados provenientes de una mano femenina calmaban sus sufrimientos?” (24)

Si Kate s´est pliée à ce dispositif, elle l´a bien dépassé : son but, en fait, était de découvrir un traitement efficace  pour la lèpre, en vue de la guérison définitive de cette effroyable maladie. Il y avait, paraît-il, une herbe qui pouvait soulager les malades ou même les guérir définitivement et c´est à la recherche de cette herbe qu´elle va traverser la Russie.

Prisons- du Tsar aux bolcheviques

Sur le chemin, Kate a visité plusieurs prisons du Tsar, une ou deux dans un état convenable, mais la plupart dans un piteux état, abritant des prisonniers dans des espaces étroits, avec des lambeaux pour vêtements et une nourriture infecte. Elle y a distribué des Bibles, du thé, du sucre, effarée par les conditions de vie des prisonniers  et les longues marches qu´ils étaient obligés de faire dans la neige et le froid mordant. Arrivés en prison ou sur le lieu des travaux forcés, les condamnés étaient entassés « comme des sardines » pouvant à peine bouger dans leur enclos.

“ Al viajar de un lugar a otro, uno se acostumbra a encontrarse con grupos de hombres y mujeres agotados en su marcha [...]Lo primero que se divisa en la distancia e suna masa negra de gente, [...]aún mas cerca, puede oírse el clamor distintivo del as cadenas, y no tardamos en alcanzar al grupo.”(86-87)

Il y avait des femmes prisonnières, mais d´autres suivaient leurs maris dans l´exil avec les enfants, qui subissaient les mêmes conditions. (87-88)  Que devenaient les femmes ? Comment survivaient-elles ? On n´est pas renseignée sur leur destin.

Kate rentre dans un de ces endroits, dans le noir, pour distribuer du thé et du sucre, toute seule, avec une bougie.

“ Dentro estaba tan oscuro que solo podé escuchar las cadenas arrastrándose mientras los oficiales llamaban la atención del os prisioneros. Pero sentí que estaba rodeada de seres humanos, y que, en efecto, havia noventa de ellos empaquetados en este agujero, sin la más mínima ventilación.[...] Se quedaran mirándome, sorprendidos de ver a una mujer sola entre ellos.[...] pero me sorprendió que no me asesinaran en su desesperación[...] En lugar de asesinarme, me besaran las manos[...]” (85)

En effet, les prisons du Tsar n´étaient pas des modèles de resocialisation pour les condamnés. Toutes les classes y étaient mêlées, des nobles et des paysans, des prisonniers politiques aux criminels communs ;  innocents ou coupables ils purgeaient des peines allant de quelques années à la perpétuité. Une fois la peine accomplie, ils étaient déportés,  pour vivre dans d´obscurs recoins de Sibérie, sans ressources, sans aucune aide pour survivre.

Pierre Kropotkine (2009) raconte ses expériences dans les geôles du Tzar et décrit les sévices, le délabrement des bâtiments surpeuplés, les privations, les maladies, la toute-puissance des gardiens, l´arbitraire des condamnations ; en fait, les prisons étaient un lieu de déportation dont le but était de réaliser à bas prix la mise en valeur de l´immense  territoire sibérien.

À peine 30 ans après que Kate Marsden ait traversé la Sibérie, le gouvernement bolchevique, issu de la révolution de 1917, non seulement n´a pas aboli les prisons tsaristes, mais encore les a-t-il érigées en système : les camps de concentration, qui ont été installés dans les régions de l´extrême nord, où étaient envoyés á la détresse de l´exil tous les révisionnistes –ou non - suivant des condamnation dont  l´arbitraire absolu était la norme. La durée de la peine – 10, 25 ans, prison à vie - était maintes fois reconduite ; mais même si la peine touchait à une fin éventuelle, l´exil et le dénuement avaient la tâche d´anéantir les condamnés. Les femmes, en plus des condamnations, souffraient les viols et l´harcèlement sexuel, non seulement des gardiens mais aussi des autres prisonniers.

 « À partir de l'été 1918, les dirigeants bolcheviques expérimentent un instrument de répression inconnu dans la Russie tsariste, le « camp de concentration ». Le 8 août 1918, Trotski ordonne la création, à Mourom et à Arzamas, de deux camps pour « les agitateurs louches, les officiers contre-révolutionnaires, les saboteurs, les parasites, les spéculateurs [qui y seront internés] jusqu'à la fin de la guerre civile ». Le lendemain, Lénine télégraphie au comité exécutif de la province de Penza : « Enfermez les koulaks, les popes, les gardes blancs et autres éléments douteux dans un camp de concentration. D'août 1918 à avril 1919, ces camps fonctionnent, sans aucune base légale, comme des camps d'internement administratif préventif où sont enfermés, généralement en qualité d'otages, les « éléments socialement dangereux ». [5]

Le camp de concentration sur les îles Solovetsky (1921-1939), [6] dans archipel de la mer Blanche en est un exemple : il fut créé en 1920, sous Lénine (créateur de la Tchéka, la première police politique du régime), dans un ancien monastère devenu lieu d´emprisonnement des contre-révolutionnaires, des « traîtres », des dissidents. Ces camps inaugurent un système paroxystique  d´asservissement de la population de l´empire soviétique, fondement de l´exploitation des territoires trop éloignés et difficiles d´attirer une main d´œuvre libre.

C´est ainsi que les mines d´or et d´autres métaux, nécessaires à l´industrie soviétique, ont été mises en valeur dans la partie extrême orientale de la Sibérie ,  le nord du Nord,  la redoutable Kolyma comme ultime camp de la mort, où le travail esclave se faisait à - 50 degrés en hiver. ( voir cartes)

                                                            Gulag locations map — in the former Soviet Union. 1923 по 1967 http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Gulag_Location_M

 

 

http://www.fonjallaz.net/Communisme/Represii/Camp-travail-force/index.html

 

 

Des camps de concentration où les conditions de vie frôlaient la mort constamment ont été créés de façon exponentielle grâce à la déportation massive vers la Sibérie des peuples des pays envahis par les bolcheviques, des prisonniers de guerre allemands ou russes ( les ex-prisonniers des allemands ont été considérés comme traîtres), des « a-sociaux », des « contre-révolutionnaires », « des ennemis de la révolution », etc . [7]

Ce système d´installation de camps de concentration ou de rééducation (comme aimaient les appeler certains) a été exporté vers tous les pays communistes, ( ne faisant pas partie de l´empire soviétique : Vietnam, Cambodge, Corée du Nord, Cuba). Ils étaient fondés - et pour certains pays le sont encore - sur la terreur, la délation , la prison arbitraire, les exécutions sommaires, les travaux forcés dans des conditions extrêmes.

Anne Applebaum, qui a écrit une minutieuse histoire du Goulag,  a estimé, selon les documents compulsés, à 18 millions d´individus le nombre de ceux qui sont passés dans les camps de concentration soviétiques, dès les débuts de la Révolution jusqu`à la mort de Staline. (Applebaum, 2005). Evgenia Guinzbourg et Varlan Chalamov, qui ont vécu dans les camps de concentration pendant 20 et 17 ans respectivement, donnent une image effarante de la vie des condamnés.

En fait, Staline n´a rien inventé lors de la Terreur de 1937, il a uniquement  exacerbé  le processus, inauguré en 1920 ou même avant. Les geôles du Tsar à leur échelle n´étaient rien à côté du réseaux de camps de concentration soviétiques, axés sur le travail forcé et le mépris de l´humain. [8]

 

De retour au voyage : plus proche, encore si loin...

C´était l´époque du dégel et le traîneau n´était plus un moyen de transport adapté. Kate dût acheter un tarantás, sorte de  landau russe, sur quatre roues, tiré par un 2  chevaux. Les négociations d´achat ont été âpres, les vendeurs demandaient tout et n´importe quoi ! On peut l´imaginer en train de gesticuler et marchander sans parler la langue !

«  Mandé a tomar viento fresco a todos los hombres con sus vehiculos, denegande de forma enérgica con mi cabeza y repitiendo ‘No’” (95)     

Finalement, avec son tarantás,  Kate s´engage sur le chemin d´ Yrkustsky, sur des routes où la boue se mêlait souvent à une fine couche de glace, ce qui n´arrangeait pas le véhicule, elle fut maintes fois bloquée ou bien encore le landau tombait dans des cratères cachés par la glace.(97) Kate raconte :

“ Las carreteras en este momento del año se encuentran en condiciones pésimas; un campo labrado, que contenga un buen número de surcos, es la descripción más cercana que puedo ofrecer.”(96)

Il fallait, en outre, traverser des cours d´eau et parfois des fleuves très larges sans être sûr de la solidité de la glace. Le tarantás n´était pas plus confortable que le traîneau et Kate s´en plaint, toujours avec humour, mais la souffrance y est  réelle  :

 “Ahora bien, una vez que estás acomodado en el tarantás, cargado con todo tipo de paquetes, sobre los cuales estás echado, tienes que decidir, antes de ponerte en marcha durante unas mil millas más o menos, que será valiente y paciente, así como resignado.[...] El propio cuerpo comienza a quejarse después del lapso de otra hora o dos;[...]Te duelen las extremidades, los músculos, la cabeza y lo peor de todo, tus órganos internos. ‘Reumatismo de tarantás’, es el mal que tendrás que sufrir durante esta mil millas” (97-98)

Tant bien que mal elle arrive à Yrkustsky, au bord du lac Baikal, où siégeait le Gouverneur Général de la région ; ce  fut l´occasion de faire une halte: le repos s´avérait plus que nécessaire, et la moitié du chemin était déjà couverte. Cependant, jusqu´à Yakutsky, de nombreux kilomètres, maints obstacles et nombreuses difficultés attendaient Kate Marsden.

Le Gouverneur Général, qui l´a très bien reçue, organisa tout de suite  un comité pour discuter la situation des lépreux et les mesures à prendre. La meilleur manière de ne rien faire.

Kate ne se fait pas d´illusions sur ce comité qui décide, finalement, d´attendre le retour de sa visite aux lépreux pour prendre des mesures d´aide. En fait, selon les informations qu´elle a récoltées, depuis 1827 des démarches administratives avaient été faites, depuis 1827, pour apporter certains secours aux malades de Yakutsky. Soit presque 60 ans de paperasses sans aucune action effective.

Kate le décrit ainsi :

«  Yakutsky es el lugar más frío del mundo. Durante ocho meses al año la temperatura normal es de 45 grados bajo cero. El suelo se encuentra helado a treinta pies del subsuelo, y los bosques son escenarios del a mayor desolación. El calor durante el verano es tan enorme que millares de mosquitos y de moscas infectan el aire, torturando tanto al os hombre como a las bestias, y atacando en especial la heridas abiertas del os leprosos[...] (113)

Elle n´a pas connu la Kolyma, encore bien plus au Nord, lieu des camps les plus redoutables des bolcheviques, où vivaient et travaillaient des milliers de déportés(es) très mal alimentés et très peu habillés pour un climat si extrême.

Ensuite, après Yakutsky, elle parcourt encore un long chemin vers le nord, sur des sentiers à peine tracés, à cheval, elle qui n´avait jamais monté.. C´était l´été et les moustiques, les marécages, les voyages en bateau sans aucun abri, les pluies torrentielles, une immense fatigue qui la faisait dormir sur son cheval et ainsi parfois se retrouver par terre.

Pour arriver à Yakutsky, Kate fait un voyage de trois semaines sur un bateau cargo, empruntant le fleuve Lena.

“ La bracaza (pauzok) que nos transportaba, era poco más que una balsa con una sobrecubierta, que en teoría estaba destinada únicamente al transporte de mercancías [...] Me vi obligada a dormir entre la carga, y durante las tres semanas que duró el viaje lo pasamos realmente mal.” (115)

Et finalement, Iakutsky! Une province de plus de 4 millions de km2 , la moitié du Brésil, peuplée de 250.000 habitants ! Kate explique que les 2/3 de la population étaient Yakut, mais il y avait d´autres tribus nomades, telles que les Tungús, les Chuckchis, les Anauls, les Yukaghis et les Chuvasht. La province était divisée en districts, les uluses, chacun comprenant plusieurs communautés autochtones.

Comme il n´y avait pas à proprement parler un chemin à suivre, cette partie du trajet a été extrêmement pénible, malgré la beauté des immenses forêts boréales, des milliers de lacs et de rivières, peuplés de toute sorte d´animaux à l´époque encore abondants : des ours, des rennes, des cerfs, des élans, des loups et tant d´autres. (120)

Les communautés étaient éloignées les unes des autres et Kate y trouva les habitants taciturnes, malgré l´hospitalité dont ils ont toujours fait preuve; pour elle, la ville de Yakutsky avait une « apariencia triste y moribunda. » (122)

Pendant l´hiver, la socialisation était très difficile et les jeux de cartes occupaient de longues périodes de la journée. Les commerçants venaient ravitailler la région une fois par an avec des vivres et des médicaments. (123)

Kate remarque:

“A los ocho en punto las casas se cierran a cal y canto, y no hay entretenimientos ni recreaciones. La temperatura invernal es de unos 45 grados bajo cero, y el aire se llena de niebla y brumas [...] No sale el sol hasta las diez o las diez y media, y a las dos ya es noche cerrada; y este estado de cosas continua durante ocho meses al año.” (122)

Avant le communisme, ces peuples étaient nomades et vivaient notamment de l´élevage de rennes, selon leurs habitudes ancestrales.

Lorsque Kate les a rejoint, ils habitaient des yourtes en bois, calfeutrés de boue et des excréments du bétail.

                                                                                 http://yakoutie.files.wordpress.com/2013/07/dsc01563.jpg

Avec la sédentarisation imposée par la force par les communistes, ils ont perdu petit à petit leurs coutumes, leur mode de vie, la substance qui les faisaient interagir avec la nature et supporter avec indépendance les conditions extrêmes de  leur contrée.

     

 La ville fin XIX, début XX siècle

                       

 Aujourd´hui la ville est la capitale de la république de Sakha. En avion, il faut environ 6 heures de vol depuis Moscou pour joindre Yakoutsky.  Cette dernière repose sur une couche de permafrost de 300m d´épaisseur et les écarts de température vont de 40 degrés au-dessus de zéro en été à -60 degrés en hiver. De nos jours,  la Yakoutie assure 100% de l’extraction d’antimoine en Russie, 98% des diamants, 40% de l’étain et 15% de l’or. Ces mines ont été installées et exploitées par la main-d´œuvre des déportés, qui ont fait la richesse de l´empire soviétique.

Kate n´a pas eu le loisir d´admirer les paysages ou de se prélasser au bord des lacs enchanteurs et des ravissantes rivières. La lèpre sévissait spécialement dans le district de Viluisk ( voir carte à la fin du texte) et pour l´atteindre il fallait encore faire 3000 verstes ( 1067mètres = 1 verstes)  aller/ retour. Avec l´aide des autorités et la bonne volonté des habitants, Kate a organisé sa caravane, composée de 15 hommes et 30 chevaux. (127) Elle était encore la seule femme.

 C´était une étape des plus ardues, à cheval, les hommes ouvrant le chemin à la machette, les ronces, les chevaux qui trébuchaient sur les racines ou s´enfonçaient dans la boue jusqu´au poitrail. Et la chaleur ! Et les moustiques ! C´était l´été, l´époque du réveil de toutes les bestioles endormies pendant l´hiver, assoiffées de sang, qui se faufilaient partout, même sur le corps entièrement couvert. Pour atteindre les régions où vivaient les lépreux il fallait encore faire des milliers de kilomètres en zig-zag, car elles étaient éparpillées sur l´immense territoire de la Yakoutie.

 

Kate décrit ainsi l´équipage :

« Nuestra caravana era bastante curiosa. Consistía en quince hombres y treinta caballos.[...] Llevaba puesta una chaqueta con las mangas muy largas, con la insignia de la cruz roja sobre mi brazo izquierdo. Además, tenía que llevar pantalones hasta las rodillas. El sombrero era una gorra de cazador [... Llevaba un revolver, un látigo y una pequeña bolsa de viaje echada sobre el hombro.” (127-128)

Les morsures de moustiques et autres bestioles ont laissé son visage boursouflé (133) et la voracité des insectes était telle que les crinières des chevaux étaient en sang. La chaleur et l´humidité étaient intenables, surtout habillée comme elle l´était, pour éviter les moustiques. Le sol, marécageux après le dégel, offrait des crevasses couvertes de boue, où les chevaux s´enfonçaient tout le temps. Kate dormait toute habillée, avec ses bottes et  la nourriture était précaire. Le voyage se faisait souvent pendant la nuit, pour éviter la chaleur intense et les insectes. Des tempêtes, des feux de forêt, les chevaux qui ruent, les provisions qui se perdent, elle a tout subi pendant son périple.

«  Atravesando los bosques, cayendo en las ciénagas, acampando por la noche, las plagas de mosquitos, dormir de vez en cuando en yurtas asquerosas y sucias, repletas de bichos de todas clases, mi propio cuerpo tan dolorido que en ocasiones no podía ni desmontar, teniendo que ser ayudada a bajar al suelo, mi ropas en ocasiones mojadas a causa de la lluvia, y sin posibilidad alguna de quitármelas para secarlas.” (142) 

Sur son cheval, Kate s´est évanouie plusieurs fois, ce qui a provoqué sa chute, le corps moulu, la peau brûlante de la chaleur et des piqûres des insectes.

Une fois arrivée dans le district de Viluisk, où se concentrait la grande majorité des lépreux, il fallait encore faire beaucoup de chemin, car ils se trouvaient disséminés au plus profond des forêts. En bateau d´abord, ensuite 1.500 km sur un sentier ouvert et signalé par les yakuts qui la précédaient. (155) Et finalement, elle les a rencontrés, ces malades : ici une yourte avec deux ou trois personnes, là-bas encore quelques-unes et ainsi de suite, tout au long du chemin. Pour secourir le plus grand nombre possible, elle a encore parcouru un total de 2.000 km environ, sur un affluent du fleuve Lena, à cheval ou à pied.

 Les conditions de vie misérable des lépreux dépassaient tous les récits qu´elle avaient entendus, car à l´extrême dénuement s´ajoutaient les ravages de la maladie. Des scènes dantesques. Dès les premiers signes de la lèpre, les personnes, sans distinction de sexe ou d´âge, étaient expulsées des villages pour ne plus y revenir. Ils étaient ravitaillés régulièrement, mais le poisson pourri représentait la denrée principale qu´on leur accordait. (187)

Sans mains, sans pieds, les visages ravagés, les corps marqués de plaies couvertes de mouches, ils vivaient dans des yourtes immondes, insalubres, étouffantes en été, glacées en hiver. Les haillons couvraient à peine leurs corps. Et bien sûr, il y avait des enfants, qui étaient encore sains, bien que nés dans ces conditions. (157-184) On imagine à peine les violences qu´ont subi les femmes entre les mains des hommes malades.

Kate allait à leur rencontre, sans peur de la contamination et leur  distribuait tout ce qu´elle pouvait, des habits, de la nourriture et surtout l´espoir de la construction d´un hôpital pour les soigner.

Parfois elle faisait 70 milles par jour, avec peu de nourriture et de sommeil

“ [...] teníamos pan negro y seco que ya atenía dos meses. En lo que concierne al agua, nuestra única fuente eran los lagos pequeños de agua estancada. El color era de un marrón oscuro, y el hedor abominable; y aún así la aceptábamos como una amiga, y bebíamos de ella como solo los más sedientos pueden hacerlo. Aún me maravillo al pensar que aquel líquido non os matara” (188)

Kate a maintes fois pensé ne pas pouvoir continuer, mais elle a toujours repris son chemin. Une certaine fois, la fatigue était telle qu´elle est rentrée à Yakoustky sur une civière de fortune pour dormir 24 heures d´affilée. (189)

Elle remercie dans sa narrative la gentillesse des yakuts, toujours prêts à l´aider sur les longs trajets, sans jamais recevoir aucun paiement. Seule femme parmi tous ces hommes, elle n´a jamais été incommodée par des avances ou un manque de respect. (190)

On lui a donné des échantillons de l´herbe qui était censée  guérir la maladie, mais elle s´est avérée sans aucun effet probant. Une fois finies ses visites aux lépreux et choisi l´endroit du futur hôpital, Kate refait le chemin inverse par bateau jusqu´à Yrkoutsky, sur une barque bondée de familles de miniers.  Le voyage prendra trois semaines.

Reçue par le Gouverneur général, elle commence sa croisade pour la construction de l´hôpital destiné aux malades de la Yakutie.

Pour le retour à Moscou, le chemin était en meilleur état qu´à l´aller, les maisons d´étape avaient été un peu nettoyées, car le Grand Duc annonçait son voyage d´inspection. Mais les difficultés recommençaient : son landau cassa plusieurs fois, les prix montaient, Kate avoue ne connaître que 12 mots de russe et munie de ce peu de vocabulaire, elle marchandait. (197) Accidents, collisions, le voyage de retour n´a vraiment pas été de tout repos. (199)

“ Durante  una parte de este viaje me vi obligada a desplazarme en trineo bajo. Tenía que ir medio tirada, medio entada, mientras que el cochero se colocaba delante de mí, con el peligro de caerse sobre mi persona e el trineo pasaba sobre un socavón.[...] Esta forma de viajar era lo suficientemente mala durante el día, pero por la noche era considerablemente peor [...].” (199-200)

Arrivée à Tomsk, à environ un tiers du chemin pour Moscou, Kate réussit à persuader des religieuses à aller s´occuper des lépreux de la Yakutie. À Moscou, cinq soeurs-infirmières se montrent également disposées à accomplir cette tâche. (217) Kate doit encore supporter les nuits passées dans les masures des paysans, dormant par terre sur la paille, ensemble avec toute la famille et les hôtes éventuels.

Sur le chemin de retour :

“ Al fin llegué a Tiumen en condiciones lamentables. Entre la exposición al frío más terrible, así como a los calores tropicales, y todas las fatigas del os meses anteriores, con los constantes traqueteos, el descanso discontinuo, y la escasez de comida, me encontraba a estas alturas, como suele decirse, ‘acabada’” (203)

À Tomsk, Kate retrouve son amie, Ada Field, qui va l´accompagner tout  le reste du chemin.

“La poca vida que me quedaba fue salvada de la muerte por el incesante cuidado de mi amiga. Cuánto agradecí al Señor de que mi compañera estuviera conmigo de nuevo! ”(204)

Mais elle est toujours et encore sur la route: à Samara, elle réussit à ce que les lépreux de la région soient retirés de la forêt pour être placés dans des habitations individuelles et convenables. (205) Des médecins s´intéressent également à aller étudier la maladie sur place. (202)

Elle arrive à Moscou mais ne se repose pas: trois jours après, Kate partait déjà pour Saint Petersbourg  et les quatre mois suivants ont été dédiés à la divulgation de son voyage afin que soit connue  la condition misérable dans laquelle sont laissés les lépreux. L´Impératrice de Russie, la comtesse Tolstoï, les journaux, l´Eglise, le Département de Médicine, la Société de dermatologie et des maladies vénériennes de Moscou, l´Hôpital Miasnitski(217-218), tous ont décidé de réunir des fonds et d´établir des plans pour créer une colonie qui abriterait les lépreux de la Yakoutie.  

Entre Moscou et Saint Petersbourg, Kate réussit à lever les fonds nécessaires, estimés à 90.000 roubles, afin de fonder la colonie déjà sur plan.  Elle devait comprendre dix maisons, chacune abritant 10 malades, avec un jardin potager, deux vaches et une étable ; deux hôpitaux (l´un féminin, l´autre masculin), une église, une maison pour les sœurs-infirmières, une  pour le prêtre, une pour les officines (212-213) et un four à pain. Les familles pouvaient rester ensemble, sinon les hommes et les femmes étaient séparés.

Et la colonie fut construite. Inauguré en décembre 1892, soit environ deux ans après le voyage de Kate Marsden, cette colonie a existé jusqu´en 1960. Elle fut la première en Sibérie et représente le premier pas pour éradiquer la lèpre en Yakoutie.

Ce succès ne l´a pas arrêtée dans son élan : elle a fondé à Londres le St. Francis Leper Guild en 1895 et a donné des conférences en Europe et aux États-Unis pour lever encore des fonds et continuer le travail auprès des lépreux.. Toujours en voyage, toujours en mouvement. [9]

Kate Marsden a été élue Fellow of the Royal Geographical society,  cercle très fermé d´explorateurs et de scientifiques et reçut de nombreuses preuves de reconnaissance pour ses efforts et surtout pour l´exploit qu´a constitué cet étonnant voyage.  Son courage et son esprit d´aventure ont été loués partout, notamment  la quête qu´elle a menée d´aider les malades en Yakoutie.

La question se pose encore : qu´est-ce qui fait courir ces femmes dont le courage est sans bornes, pour accomplir des tâches, des buts, des destinées arrachées au rôle de « vraie femme » qu´on voulait leur imposer ? Le désir de liberté, oui, de faire tomber les murs et les remparts qui les encerclaient de plus en plus. Mais aussi le désir de la découverte : quels paysages sont à scruter, quels horizons sont à envisager, quels animaux à découvrir, quels relations humaines à observer, quels changements à apporter dans le connu, le vécu de leurs contrées ?

         En tant qu´historienne féministe, ces femmes me fascinent car elles ouvrent les regards à l´impromptu, à l´inespéré dans des conditions de possibilité et d´imagination qui sont toujours réduites à la répétition du Même, si l´on ne fouille pas ce qui se cache sous la brume des narratives historiques.

Elles font apparaître l´histoire du possible, la réalité de l´action des femmes dans le monde toujours voilée par les discours masculins. Tout se passe comme si les femmes n´avaient fait qu´enfanter et vivre dans la domesticité ; cependant, l´histoire féministe montre que le rôle de la « vraie femme » n´a pas toujours été incorporé ou même existé comme on veut nous le faire croire.

Les femmes d´aventure montrent que il y avait, dans le passé plus récent, malgré les lois, la violence et les interdits, des brèches qui pouvaient s´élargir et permettre aux femmes de réaliser leurs désirs, leurs exploits, de se placer dans le monde et d´agir en tant que sujet politique.

Dans le passé plus éloigné, dont nous ne savons rien ou presque rien, (à part les narratives historiques biaisées par le patriarcat) les parcours des femmes d´aventure  ouvrent à la pensée la gamme infinie des possibilités de l´humain ; l´existence même de cette division sexuée et binaire peut être remise en question lorsqu´on se libère de la chaîne imaginaire du « naturel ».

Les normes et les descriptions des formations sociales ne sont que le reflet d´un patriarcat qui ne veut pas dire son nom, mais qui l´imprime partout.

Braver les interdits, c´est le mot d´ordre. Ouvrir la pensée à « l´impensable »  pour le patriarcat, c´est le chemin à suivre.

Kate Marsden a lutté pour ses principes, son désir de liberté, son désir d´aider et d´être un sujet d´action. Son courage et sa persistance pendant ce voyage accablant, mais oh ! combien riche d´expériences, ont disparus dans les discours des historiens sur les voyageurs, toujours conjugués au masculin. Il leur manque surtout le goût de lever les voiles, de partir à la découverte du réel dans l´histoire de l´humain, si bien ancrés dans un pouvoir qui leur donne tous les droits. Et surtout le droit d´imposer une manière de penser.

Au-delà du patriarcat, les femmes d´aventure nous rassurent sur la puissance, le courage, le plaisir de l´action et de tracer des chemins inconnus, de la saveur des vents qui secouent les feuilles et soulèvent la neige, mais balayent aussi les sujétions qui emprisonnent l´imaginaire. Au- delà du « naturel », l´aventure !

Références

Marsden, Kate. 1893 (1ère édition), 2011 En trineo y a caballo hacia los leprosos abandonados de Siberia. Zaragoza: Perspectivas

Weitz, Margaret Collins, 1995.  Les combattantes de l´ombre, histoire des femmes dans la Résistance, Paris : Albin Michel

Pierre Kropotkine, 2009. Dans les prisons russes et françaises, Editions le Temps des cerises, Paris : traduit du russe par Philippe Paraire. 287 pages,

Foucault, Michel. 1988. Microfísica do poder, Rio de Janeiro: Graal. Cap. “Odispositivo”


 

[3] Les exemples sont nombreux:Jane Dieulafoy, Gertrude Bell,Alexandrina Petronella Francina Mary Rinehart, Ida PfeifferAgnes Cameron, Louise Boyd, Amélia Earhart, Bessie Coleman, Karen Blixen, Maillart, et une infinité d´autres femmes d´aventure.

[4]“ Par ce terme, j´essaie de marquer, em premier lieu, un ensemble décidément hétérogène qui englobe discours, institutions, organisations architectoniques, décisions réglementaires, mesures administratives, énoncés scientifiques, propositions philosophiques, morales, philanthropiques. En somme, le dit et le non dit son les éléments du dispositif. Le dispositif est le réseaux qui peut s´établir entre ces éléments. (traduction libre) 

[7] voir, entre autres, Guinzbourg, Evgénia S.2005. Le ciel de la Kolyma, tomes I et II ; Buber-Neuman, Margarete, 1949Déporté en Sibérie :Seuil, Paris ; Bauer, J.M.2004. Aussi loin que mes pas me porteront, Paris :Phébus et bien sûr, Soljenitsin, A. 1976, Arquipélago Gulag, RJ : Difel

[8] Varlan Chalamov, qui a passé 17 ans de sa vie dans le Goulag soviétique en brosse un tableau bien vivant dans les 1500 pages de ses « Récits de la Kolyma ».2003, Paris : Ed. Verdier


 

[i] Molokai, une des îles de l´archipel de Hawaï a été pendant longtemps le dépotoir des lépreux. Ils ont été soignés par  le père Damien de Veuster et par la mère Marianne Cope, franciscaine, canonisée en 2012. Le Père Damien a également été canonisé. http://books.google.com.br/books?id=aOigGLqvALgC&pg=PA160&lpg=

PA160&dq=Kate+Marsden+%C3%A0+jerusalem&source=bl&ots=wlIeLXFHIS&sig=HcaR05sSX5WOkvxutucDX2PZ94c&hl=fr&sa

=X&ei=OicSUqaOFPin4AO-3IDQBQ&ved=0CFgQ6AEwBg#v=onepage&q=Kate%20Marsden%20%C3%A0%20jerusalem&f=false

 

labrys, études féministes/ estudos feministas
janvier/ juin / 2014  -janeiro/junho 2014