labrys, études féministes/
estudos feministas Les féminismes africains Oumou Doukouré/Dicko
Résumé : Les féminismes africains, en plus des problèmes généraux communs au genre féminin dominé, sont confrontés à ceux relatifs à leurs propres cultures. Il s’agit par exemple de l’excision, de la polygamie, en plus des violences récurrentes et multiformes à l’endroit des femmes. Ils se déclinent rarement comme « féminismes », mais agissent concrètement comme tels. Toute action visant l’émancipation des femmes est un féminisme à sa manière. Cependant, les résultats sont parfois mitigés. Il reste que le féminisme actif constitue une exigence politique s’appuyant sur l’éducation et l’indépendance socio-économique. C’est la condition sine qua non pour que les féminismes africains ou pas s’instituent en outils puissants afin d’éradiquer toute forme d’injustice et de changer en profondeur la société. Mots-clés : féminismes, femmes africaines, injustice, émancipation Introduction Les féminismes africains sont multiples, multiformes et polysémiques. Leurs contours ne peuvent s’appréhender que placés dans leurs contextes d’existence et d’actions. Les défis sont nombreux, généralement liés au taux d’analphabétisme extrêmement élevé chez les femmes africaines. Si, au seuil du XXIè siècle, il est encore question de l’émancipation de la femme, alors, il faut dire que le féminisme a du « pain sur la planche » et de « beaux jours » devant lui ! Les contextes dans lesquels les uns et les autres s’affirment et agissent, fondent l’orientation politique, socioculturelle, philosophique, économique etc. Les féminismes constituent, en dépit de leur diversité un écho des voix des femmes et de celles de ceux qui épousent leur cause, pour faire avancer les objectifs d’égalité, de progrès, de développement pour toutes les femmes du monde entier. Les féminismes africains s’inscrivent dans la problématique de la lutte des femmes africaines et de ceux qui les soutiennent pour l’émergence d’un nouveau modèle social. D’où la nécessité de penser tout d’abord les féminismes, ensuite de faire ressortir les défis et les perspectives qui lui incombent. Il convient de présenter l’exemple d’un féminisme « au masculin », celui de Thomas Sankara, sans négliger les réalités asymétriques inhérentes aux féminismes. Penser les féminismes « Le féminisme est pensée et action » dit à juste titre Nicole Pellegrin (Pellegrin, 2012 :10) dans l’anthologie qu’elle présente. En effet, penser le féminisme est une étape importante voire indispensable dans le parcours de celui-ci. Le penser, c’est le définir de la façon la plus exhaustive possible en le forçant pratiquement à élargir ses perspectives, à ne plus se confiner à une vision bornée de ce qui peut être appréhendé comme action féministe. C’est d’abord, la prise de conscience individuelle et collective des inégalités, des iniquités de droits et de chances entre les hommes et les femmes tels qu’ils sont socialement perçus. La définition proposée par Rénée Beaulieu (Beaulieu, web) semble appropriée dans la perspective de cerner les féminismes dans leur généralité : « Le féminisme est toutes pensées, recherches et démarches qui tendent vers un renouveau de la pensée et de l’organisation sociale qui stigmatisent les hommes et les femmes dans leurs structures qui briment les femmes dans leur droit, leur liberté, leur autonomie, leur possibilité, leur émancipation, leur épanouissement. Le féminisme est une branche de « l’humanisme » qui vise le même renouveau, mais pour tous les êtres humains sans distinction de race, de sexe, d’âge, de religion. » (Beaulieu, 2009 :web) Aussi faut-il penser le féminisme comme réflexion philosophique et politique visant à annihiler les différences entre êtres humains victimes de discrimination de genre, de classe, de race et de sexualité. C’est en même temps fonder son action, ses actions, ses engagements à bannir les rapports sociaux hiérarchiques de sexes, rapports inégalitaires liés aux normes sociales. C’est viser la transformation de ceux-ci dans toutes les sphères de l’existence : la famille, l’éducation, le travail, les sphères publiques comme privées. C’est pourquoi l’action féministe est justement condamnée à suivre la pensée du féminisme, les bons résultats de celle-ci en dépendent. La cause des femmes, au regard de la condition féminine semble universelle, même si les contextes, les réalités et les conditions d’émergence des mouvements féministes diffèrent d’un continent à l’autre, d’une ville à l’autre. L’exacerbation de certaines questions ou préoccupations des femmes, au détriment de quelques autres en est le signe le plus patent. Si en Europe on en est à discuter de la place prépondérante des femmes dans les instances décisionnelles, ailleurs en Afrique par exemple, sans négliger l’importance de cet aspect de la question, l’intérêt est plus porté vers l’indépendance économique des femmes à travers les entreprises majoritairement informelles. S’il y a concordance de vues, sinon de préoccupations entre les premières et les secondes, elle se situe incontestablement dans les milieux élitistes, intellectuels.
Les féminismes africains : Défis et perspectives « Les féminismes africains » sont difficilement définissables, parce que confrontés à la non- structuration de leurs mouvements, comme c’est le cas pour les féminismes occidentaux par exemple. Ils sont certes difficilement accessibles dans l’approche théorique, mais dans celle pratique, ils sont indéniablement visibles : la conscientisation des femmes, l’exhortation manifeste à lutter contre les injustices les plus flagrantes ou simplement la mise à l’index de la nécessaire prise en charge par les femmes de leurs propres besoins en sont la manifestation. Les actions sont plus visibles et plus lisibles que la pensée féministe proprement dite. Car théoriser le féminisme en Afrique comme ailleurs, peut s’avérer contre-productif et susciter des incompréhensions et des tensions inutiles pour la cause de l’émancipation des femmes. Aussi travailler à l’éducation des femmes, à leur essor socio-économique, culturel et politique sans nécessairement inscrire l’action dans une dénomination qui pourrait être mal comprise, peut se révéler efficace et productif. Comme l’a si bien dit Monique Ilboudo : «[...] en tant que mouvement organisé, se réclamant comme tel, le féminisme n’a pas, à ce jour, existé au Burkina Faso. Néanmoins, des antiques résistances aux luttes actuelles, il y a toujours eu des féministes dans notre société. En effet, qu’elles l’ignorent ou refusent de l’assumer, de nombreuses femmes burkinabé ayant travaillé à l’extension des droits et du rôle des femmes dans la société sont des féministes. » (Ilboudo . 2007 ) La non-structuration du féminisme en tant que tel pose problème en Afrique en général et au Burkina Faso en particulier. Celle-ci, induit des actions désordonnées, incapables de mettre en œuvre un ensemble d’idées préalablement réfléchies, pensées. Par ailleurs, on peut se demander si l’implication des femmes à rechercher la résolution de leurs problèmes spécifiques, leur implication à théoriser ceux-ci, (violences faites aux femmes, excision, polygamie, viol, violence domestique et sociale, manque de droits bref, la domination qui découle de l’inégalité dans le genre ) relève de mouvements féminins ou féministes, de révolte féminine ou féministe. Cela d’autant plus que certains de ces rassemblements refusent d’être nommés « féministes », voyant en cela une tentative impérialiste des femmes occidentales. Ils préfèrent partir de leurs expériences locales, pour redéfinir les pratiques et paradigmes du féminisme « transnational », ou celui qui leur est propre, celui qui convient mieux à leurs aspirations. Ceci dit, le féminisme en tant que mouvement social et politique, théorie préconisant l’extension du droit et du rôle des femmes dans la société constitue un socle fondateur, de l’objectif général qui est la défense de la cause des femmes, partout dans le monde. Les féminismes africains, ne font pas à cet égard exception. Les causes communes nombreuses vont mettre en exergue les préoccupations des femmes et les solutions qu’elles préconisent d’abord immédiatement, localement puis des discours plus instruits des réalités vécues de discrimination, de marginalisation, de mépris, d’exploitation, de domination. Par exemple, les violences faites aux femmes n’étaient pas circonscrites à l’Afrique mais à tous les continents, même si les formes de manifestations peuvent différer. Pour exemple, il existe dans pratiquement tous les pays africains, à l’instar du Burkina Faso, un programme conjoint entre le système des Nations Unies de lutte contre les violences à l’égard des femmes et des filles (PC/VEFF) et le gouvernement burkinabé qui est très actif dans la perspective d’éradiquer, sinon de sensiblement diminuer la maltraitance à l’endroit des femmes. La difficulté réside dans le fait que des femmes elles-mêmes assimilent la normativité de la correction physique qui peut leur être infligée pour soi-disant des manquements à l’égard de leurs conjoints ou père, ou frères. Des « redressements » de mentalités s’avèrent indispensables pour que toute forme de violence passe de l’acceptable à l’inacceptable. Les stratégies de lutte sont cependant beaucoup plus productrices de résultats quand c’est les femmes elles-mêmes qui s’y investissent. Dans ce phénomène social, des croyances religieuses, notamment relatives à l’islam semblent corroborer l’acceptation insidieuse de la violence, venant du mari. Le coran qui semble autoriser un homme à « corriger » sa femme lorsqu’elle lui désobéit ne fait que renforcer une pratique millénaire patriarcale et phallocratique. Toutefois, l’année internationale de la femme instituée en 1975, est venue rendre visible ce qui était passé dans les coutumes et ne « gênait » plus personne hormis les victimes. L’action féministe est supposée s’insurger contre les violences faites aux femmes, les mutilations sexuelles féminines comme l’excision, les institutions socioculturelles comme la polygamie, les tares du comportement sexuel comme le viol, les signes de déficience morale comme la violence domestique et sociale et les déficits de la justice comme le manque de droit. Pour prendre le cas spécifique du Burkina Faso, qui en réalité n’est qu’une variante de la situation des femmes en Afrique, il convient d’examiner le taux d’alphabétisation des filles –futures femmes– assez révélateur de carences et d’injustices structurelles et socioculturelles. Selon l’étude de Paré/Kaboré Afsata (.2012), maître- assistant en sciences de l’éducation à l’université de Ouagadougou, sur un taux brut de scolarisation de 43,4 % pour le primaire, 49,3 % représente celui des garçons et 37,2% celui des filles. En 1998, au secondaire il y a seulement 11,14% de taux de scolarisation brut, soit 13, 68% pour les garçons et 8, 51% pour les filles. Si on progresse vers l’enseignement supérieur, les filles ne représentent que 24%, encore plus minoritaires dans les disciplines scientifiques et techniques, soit 7% des étudiants en mathématiques et physiques-chimie, 13% en sciences naturelles pour l’année 1997-1998. En 2015, la situation des filles et femmes n’est guère plus reluisante au Burkina Faso, même si quelques améliorations émergent ici et là depuis la création en 1996 d’une direction chargée spécifiquement de la question de la promotion de l’éducation des filles. C’est la révélation que la grande majorité des femmes est analphabète et donc peu réceptive aux idées féministes. Même la minorité éduquée, n’est pas dans son ensemble sensible aux préoccupations des féministes. L’égoïsme caractérisé de nombre d’entre les femmes qui ont eu la chance d’avoir un certain niveau d’éducation, fait que ces dernières ne sont intéressées que par leur parcours propre, leur réussite individuelle, leur accession propre à la sphère de décisions. Ce qui fait que les féministes se trouvent parfois seules et démunies face à d’immenses enjeux d’émancipation des femmes car « il n’est plus sourd que celui qui ne veut pas entendre ». Par conséquent les féministes africaines peuvent se retrouver stigmatisées non seulement par des hommes aux idées rétrogrades, fortement ancrées dans la tradition, mais aussi et surtout par leurs propres sœurs subjuguées par l’égoïsme et la limitation intellectuelle. De fait le nombre de violences faites aux femmes dans le monde, s’accroît et prend des proportions inquiétantes en Afrique en général et au Burkina Faso en particulier, se déclinant en termes de viol, d’excision, de trafic des filles (proxénétisme), de mariage précoce ou forcé, de lévirat, de femmes battues, de sorcellerie etc. Que peut suggérer le féminisme face à tant de pratiques séculaires et surtout face à « l’aveuglement » des femmes elles-mêmes, persuadées que leur bien-être s’y trouve. En effet, en dépit du démenti de la vie quotidienne certaines femmes à l’esprit embrigadé demeurent fermées à toute forme ou stratégie de sensibilisation ou de lutte contre ces réalités d’un autre âge. La persistance des pesanteurs socioculturelles, la méconnaissance des textes par les principales intéressées, l’insuffisance des moyens pour la mise en œuvre des décisions juridiques ou politiques en faveur des femmes, la paupérisation et le chômage des filles et femmes compliquent leur prise de conscience et l’éradication des multiples fléaux qui jalonnent ou font partie intégrante de leurs vies. Il faut aussi souligner que dans un contexte de pauvreté du pays lui-même, les femmes sont parmi les plus pauvres. En effet, la situation des femmes au Burkina Faso demeure précaire à l’image de celle des femmes à travers le monde. Flora Tristan n’avait-elle pas dit à juste raison que la femme « est le prolétaire du prolétaire même » (Paraire, 2012 : 34 ).Il faut noter que Flora Tristan fut, à en croire Paraire « la première philosophe à lier la cause féminine et la cause ouvrière » (idem) et surtout à montrer la spécificité de chacune d’entre elles. Si être simplement prolétaire pour les femmes ne suffit pas et qu’elles en arrivent à être les pauvres des pauvres, alors c’est d’une situation alarmante qu’il s’agit. Lutter contre tant d’injustices, de « redistribution inique » des ressources, de « déni de reconnaissance » (dépréciation liée au fait d’être femme) comme disait Nancy Fraser (Fraser, 2005 : requiert l’implication effective des femmes elles-mêmes. Pour paraphraser Marx et Engels, qui disaient que « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes », « l’émancipation des femmes sera l’œuvre des femmes-mêmes ». Clémentine Autain (Autain, 2013.) ne dit pas autre chose, lorsqu’elle titre son livre : Ne me libère pas, je m’en charge. Plaidoyers pour l’émancipation des femmes. Mais pour faire de ce vœu pieux, une réalité, il faut absolument qu’elles accèdent avant tout à l’éducation, porte d’entrée de la connaissance en matière de justice, de droits, de devoirs, de revendications égalitaires, de capacité de lutte. Car le tableau dépeint dans Le livre noir de la condition des femmes (Okrent, 2006.) est édifiant à dresser les malaises qui constituent le quotidien des femmes. Les pathologies sociales qui y sont décrites démontrent s’il en était encore besoin l’urgence d’en rechercher les solutions idoines. Force est de constater que le statut de la femme – même là où il semble convenable– laisse à désirer et continue à être le lieu de questionnements, d’incompréhensions, de mirages, de déceptions. Paradoxalement, c’est le lieu d’espérer des améliorations, des succès francs et sensibles, même si en définitive des apories s’installent et perdurent. Déjà dans la préface Christine Ockrent ne manque pas de cibler ces pathologies récurrentes : « Nous tous, les contributeurs de ce livre, pensons qu’aucune religion, aucune coutume ne justifie qu’on assassine, qu’on brûle, qu’on torture, qu’on lapide, qu’on viole une femme parce qu’elle est une femme. Aucune religion, aucune coutume ne justifie qu’on mutile les petites filles, qu’on les vende ou qu’on les prostitue. Aucune religion, aucune coutume ne justifie qu’on asservisse les femmes, qu’on les humilie, qu’on les prive des droits élémentaires de la personne. » (Okrent, 2006 : 7). La religion et la coutume reviennent comme un « leitmotiv » susceptible d’engendrer tant de mépris, de violations de droits humains, de marginalisation, de domination, situés partout dans le monde. Mais l’Afrique semble en être le carrefour, par l’indécence de ses dirigeants quand il s’agit de droits des femmes, leur aversion pour la démocratie et l’application des multiples chartes égalitaires adoptées par les Nations Unies, par sa pauvreté (pas la pauvreté de ressources, mais celle liée à l’exploitation), son taux élevé d’analphabétisme. Les féminismes africains ont pourtant du mal à s’implanter en raison de susceptibilités ouvertes ou cachées, là où les femmes ont plus que jamais besoin des féminismes. Les activités féminines en faveur de la cause des femmes, bien que porteuses d’espoir et de résultats positifs conséquents, finissent par s’essouffler. La non-coordination des féminismes africains et leur faible implantation ailleurs que dans les grandes villes africaines, les milieux intellectuels, les fragilisent davantage et hypothèquent les aspirations légitimes des femmes à l’émancipation. L’action féministe qui combat les violences faites aux femmes, l’excision, le viol, la violence domestique et sociale, l’inégalité de droits entre hommes et femmes, vise principalement leur émancipation. Toute victoire contre ces multiples fléaux est un pas vers l’émancipation dont l’idée présuppose l’existence d’un joug, d’une domination, d’une dépendance ou d’une exploitation, enveloppant de ce fait l’idée d’affranchissement, d’autonomie, d’indépendance, de liberté et de justice. Si « Le féminisme a vocation aujourd’hui à contribuer au changement en profondeur de la société » comme le dit Christiane Marty (Marty, 2013 : 5), alors les féminismes africains ont le plus grand nombre de contributions à faire. C’est là en effet que les inégalités sont les plus criardes et suscitent le plus d’indignations ! Au Burkina Faso, il n’y a pas à ce jour de véritable mouvement féministe en tant que tel, alors même que des femmes ont posé des actes personnellement ou collectivement dans le sens de la défense des intérêts des femmes, de leur valorisation, de la reconnaissance de leur place prépondérante dans la famille, dans la société. Des femmes consciencieuses et résolues à faire que l’éducation des femmes soit une des priorités des organes dirigeants, qui élèvent la voix quand des femmes sont battues, violées, mariées de force, en somme déshonorées. C’est le cas de ces africaines, pas toujours très bien connues, mais dont les combats à leur manière et selon leur horizon de capacité sont hautement significatives. Sont parties prenantes : Monique Ilboudo[1] du Burkina Faso, Tanella Boni[2] de la Côte d’Ivoire, Sira Diop[3] du Mali et Mariama Bâ[4] du Sénégal etc.
Le « Féminisme » de Thomas Sankara Au Burkina Faso, comme ailleurs quelques hommes se sont impliqués, par le discours ou l’action politique en faveur des femmes. C’est le cas de Thomas Sankara, homme politique, ayant présidé aux destinées du Burkina Faso, quatre années durant. Son discours, à l’occasion de la journée internationale de la femme, le 8 mars 1987 (soit quelques mois avant sa disparition) est révélateur de son implication et de son engagement à toujours prendre en considération les femmes de son pays et à rehausser le statut qu’elles occupent. Ce discours, constitué en livre ( Sankara, 2011.), reprend les grandes lignes de sa politique souvent qualifiée de féministe. Il a initié l’organisation des femmes au niveau national, et provincial afin qu’elles puissent mieux appréhender leurs combats, leurs luttes pour un mieux-être à tous les niveaux de la vie de la nation. Parlant des femmes, il dit : « Cet être humain, vaste et complexe conglomérat de douleurs, de joies, de solitude dans l’abandon et cependant berceau créateur de l’immense humanité ; cet être de souffrance, de frustration et d’humiliation […] ; la question de la femme dans la société burkinabé d’aujourd’hui c’est de vouloir abolir le système d’esclavage dans lequel elle a été maintenue pendant des millénaires […]. Autrement dit, pour gagner un combat qui est commun à la femme et à l’homme, il importe de connaître tous les contours de la question féminine tant à l’échelle nationale, qu’universelle […]. La condition de la femme est par conséquent le nœud de toute la question humaine – ici, là-bas, partout […]. Pour lutter et vaincre, les femmes doivent s’identifier aux couches et classes sociales opprimées : les ouvriers, les paysans, etc. Un homme, si opprimé soit-il, trouve un être à opprimer : sa femme. » (Sankara, 2011 : 23-25-32.)
Cette longue citation de Thomas Sankara, pour redire sa détermination à construire une politique nouvelle pour l’époque, émancipatrice basée sur le bien-être humain, notamment celui des couches vulnérables de la société. De fait il ne peut y avoir de transformation significative de la société vers plus de justice, vers la fin des violences à l’endroit des femmes, sans leur soutien actif et leur participation. Concrètement, la vie des femmes avait commencé à changer sous sa direction, parce qu’elles se sentaient considérées, dignes de confiance et confiantes en leurs capacités. Ce faisant, l’excision avait diminué (même si elle se pratiquait en cachette), le mariage forcé ou précoce, le viol des femmes étaient de moindre ampleur. En somme, l’engagement féministe du dirigeant politique semblait dérouter les tenants de traditions néfastes, les amenant à afficher une collaboration parfois contrainte mais combien favorable à la cause des femmes. Plus rien ne pouvait être comme avant, après ce « passage-éclair » de Sankara, les femmes ayant acquis une certaine conscience de leurs possibilités, de leurs potentialités, en dépit du fait de l’imperfection de leur organisation. Celle-ci, sans jamais proclamer son féminisme comme tel, ni le revendiquer outre mesure a cependant pu poser les jalons d’une lutte pro-féminine ! La compréhension profonde de l’oppression des femmes par Thomas Sankara justifie sa solidarité active avec leurs luttes, dévoilant le fait que l’engagement politique masculin, mais féministe était non seulement possible, mais souhaitable pour corriger tant d’inégalités et d’injustices et travailler à l’émancipation humaine dans son ensemble. Dans un entretien avec Mongo Béti, l’écrivain camerounais, Sankara avait déclaré : « Nous luttons pour l’égalité des hommes et des femmes, non pas pour une égalité mécanique, mathématique mais une égalité de l’homme et de la femme devant la loi et en particulier au niveau salarial. L’émancipation des femmes requiert qu’elles soient scolarisées et qu’elles puissent accéder à leur autonomie économique. De cette façon, elles travailleront sur un pied d’égalité avec les hommes à tous les niveaux, auront les mêmes responsabilités, les mêmes droits et les mêmes obligations. » (Murrey, Amber,web) C’est donc dire que l’on peut ne pas se proclamer féministe et poser des actes en faveur des femmes, la dénomination apposée à l’acteur ou à l’action étant secondaire. Thomas Sankara n’hésite pas à dire que « ce n’est pas un acte de charité ou un élan d’humanisme que de parler de l’émancipation des femmes. C’est une nécessité fondamentale pour le triomphe de la révolution. Les femmes portent sur elles l’autre moitié du ciel. » (Sankara, 2011 : couverture)
Réalités asymétriques Il rejoint ainsi la perspective adoptée par plusieurs auteurs, qui mettent les femmes au centre de leurs réflexions. C’est le cas de l’ouvrage de Nicholas D. Kristof et Sheryl WuDunn, (Kristof, WuDunn, 2010.), dont le contenu est éloquent à montrer la place prépondérante des femmes, partout dans le monde, y compris en Afrique. Ils écrivent : « Les femmes portent la moitié du ciel […]. Ce livre se veut un manifeste, visant à rassembler autour de lui un vaste mouvement de lutte pour émanciper les femmes […]. Les femmes ne sont pas le problème mais la solution […] (Kristof, WuDunn, 2010 :5). Les exemples qui y sont donnés montrent les résultats de l’action des femmes dans des pays aussi différents que la Chine, l’Afghanistan, le Rwanda, le Maroc… C’est ainsi qu’après le génocide, les femmes rwandaises constituaient 70% de la population. Fortement impliquées dans la reconstruction du pays, elles occupent aujourd’hui 55% des sièges au parlement. Toujours pour rester dans le contexte africain, le changement de mentalités est notable. Les auteurs de cet ouvrage évoquent une enquête de l’ONU au Maroc, et en Egypte où 98% de la population « pensent que les femmes ont autant le droit à l’éducation que les hommes » Ce qui était impensable, il y a quelques décennies dans un monde plutôt fermé à l’émergence des femmes dans le monde scolaire et universitaire, arguant de sa place de choix dans la famille. Ils notent à juste titre : « Dans les pays où la femme a été si longtemps niée, elle devient progressivement une perspective d’avenir, une voie pour sortir de la pauvreté et une garantie de stabilité. « Éduquer un homme, c’est éduquer un individu. Éduquer une femme, c’est éduquer une famille » disait le Mahatma Gandhi » (Idem). Ici, on dit couramment : « éduquer un garçon, c’est éduquer un homme, éduquer une fille c’est éduquer une nation.» (Kristof, WuDunn, 2010 :5). Le changement de statut de la femme est parfois impressionnant en Afrique, rendant les pratiques qui semblaient naturelles et normales archaïques et obsolètes face aux nouveaux défis de développement qui s’impriment partout dans le monde, particulièrement en Afrique. Au Burkina Faso, donc, des femmes sans être ici aussi ouvertement féministes ou ainsi qualifiées, s’inscrivent dans une démarche de promotion du féminin, des femmes. C’est par exemple le cas de Jacqueline Ki-Zerbo, première femme africaine, directrice du Cours normal de jeunes filles au Burkina Faso. Elle milite pour que les filles renvoyées de l’école à cause de leurs grossesses puissent continuer leurs études après leur accouchement. Elle a été la première coordonnatrice du projet pilote « Unesco/Pnud/Gouvernement » pour l’égalité d’accès des femmes et des jeunes filles à l’éducation. Avec l’Unesco elle a travaillé au projet de promotion des femmes en Afrique de l’Ouest et en Afrique Centrale. C’est aussi l’engagement de Bernadette Sanou Dao, qui à travers ses œuvres littéraires sensibilise l’opinion publique sur les stéréotypes et préjugés à l’égard des femmes et des jeunes filles. Odile Germaine Nacoulma, s’illustre comme femme et scientifique renommée, première chancelière de l’université de Ouagadougou. Elle est aussi membre fondateur d’une association de femmes chefs d’entreprise. De même Joséphine Guissou Ouédraogo, sociologue, ancienne ministre de la condition féminine de Thomas Sankara, actuelle ministre de la justice du Burkina Faso, elle s’illustre par son dynamisme comme secrétaire exécutive adjointe de la commission économique des Nations Unies pour l’Afrique. Elle encourage les femmes à aller de l’avant sans relâche afin de s’extirper des ténèbres de l’ignorance. En somme les actions des femmes en faveur de l’émancipation de celles-ci s’imposent par leurs résultats hautement positifs, même si des progrès restent à faire, des idéaux restent à réaliser. L’action des féminismes africains se comprend mieux comme l’action de femmes africaines que comme celle des féminismes proprement dits : que ce soit à travers les associations de femmes, les ONG (organisations non gouvernementales), avec l’appui des politiques dites de « genre », par l’implication de l’élite intellectuelle universitaire, partout des victoires sont remportées en dépit d’échecs inévitables. Les progrès économiques et socioculturels s’imbriquent pour donner naissance à des femmes plus éduquées, plus indépendantes vis-à-vis desquelles les hommes hésitent à faire montre de leur violence ou de leur mépris. L’éducation des femmes leur apporte la respectabilité sociale par l’indépendance économique et l’implication dans le politique. La vie des femmes d’Afrique s’améliore indéniablement même si « la route est encore longue. Les mentalités, les traditions, l’obscurantisme religieux sont autant d’obstacles à surmonter. Mais désormais une voix s’élève, la clameur longtemps étouffée des silencieuses, des humiliées, des absentes. Un appel que l’on ne peut plus ne pas entendre : celles qui portent la moitié du ciel portent l’avenir du monde » ( Kristof, WudDunn, 2010 : VII).
Conclusion En définitive, tout féminisme vise l’émancipation de la femme, mais elle peut être autrement voulue et recherchée par des actions féminines, qui ne se déclinent pas comme féministes, mais qui, au fond le sont, par l’objectif à atteindre. C’est une des caractéristiques des féminismes africains que de ne point, dans leur majorité, se réclamer de la théorie du féminisme, mais d’en faire partie intégrante en pratique. Le caractère universel de « l’idéologie féministe » à travers ses revendications proclamées ou sous-entendues, ses positions toutes tournées vers la promotion de la situation des femmes – situation qui est diversifiée selon les continents, les pays ou les villes– quel qu’en soit le contexte ne peut être synonyme de l’uniformisation des formes du féminisme. Les contextes socioculturels jouent leur partition à intégrer et orienter les luttes dans un large éventail de priorités. Tout ou presque est éminemment prioritaire en l’occurrence, lorsqu’il s’agit de prendre en compte les injustices auxquelles sont confrontées les femmes. Si par exemple les violences faites aux femmes, domestiques ou sociales sont légion à travers le monde, la polygamie et l’excision sont davantage circonscrites à l’Afrique. C’est pourquoi les féminismes africains sont à l’affût de ces types de dérives, qu’ils s’appellent féminismes ou pas. Face à l’ampleur de la tâche, il semble que le référent nominatif importe peu, et que, ce sont surtout la mobilisation, les efforts pour octroyer aux femmes des droits, ou les soustraire de l’arbitraire qui constituent l’objectif premier. Le vécu quotidien est à l’œuvre dans le lot d’injustices infligées aux femmes africaines. Ici, les discours ne suffisent plus, il faut passer à l’action, c’est-à-dire leur permettre l’accès à tout ce qui est accessible aux hommes à savoir l’éducation, la science, la culture, l’économie, la politique, la philosophie, bref, tout ce qui peut les faire émerger du « sous-développement » dans lequel elles ont vécu et continuent de vivre, même si quelques changements positifs sont aujourd’hui visibles et sensibles. L’action féministe est donc une œuvre passionnante mais de longue haleine.
Références bibliographiques Autain, Clémentine. 2013. Ne me libère pas, je m’en charge. Plaidoyers pour l’émancipation des femmes. Paris : E.L.J. Fraser, Nancy. 2005. Qu'est-ce que la justice sociale? Reconnaissance et redistribution. Paris : La Découverte. Kristof, Nicholas D. et WuDunn, Sheryl. 2010. La moitié du ciel. Enquêtes sur des femmes extraordinaires qui combattent l'oppression. Paris : Nouveaux Horizons. Ockrent, Christine (dir.),Treiner, Sandrine(coord.), Gaspard, Françoise(Postface). 2006. Le livre noir de la condition des femmes. Paris : XO. Marty, Christiane (coord.). 2013. Le féminisme pour changer la société. Paris : Syllepse. Paraire, Michael. 2012. Femmes philosophes, femmes dissidentes. Paris : L'épervier. Pellegrin, Nicole. 2012. Ecrits féministes: de Christine De Pizan à Simone De Beauvoir. Paris : Flammarion. Sankara, Thomas. 2011. L'émancipation des femmes et la lutte de libération de l'Afrique. New York : pathfinder.
Références électroniques Beaulieu, Rénée. 2009. « Documents, outils pédagogiques », http://www.iref.uqam.ca Consulté le 05 mai 2015 Ilboudo Monique. 2007. « Le féminisme au Burkina Faso: mythes et réalités » , Recherches féministes, http://id.erudit.org Consulté le 05 mai 2015 Paré/Kaboré Afsata. 2012. Disparités dans l’enseignement primaire et innovation pédagogique au Burkina Faso , revue internationale d’éducation de Sèvres, www.ries.revues.org Murrey, Amber “Pambazuka News”, http://wwww.pambazuka.org/fr/catégory/features/83483 Consulté le 30 mars 2015 Biographie Oumou Doukouré/Dicko est doctorante en philosophie à l’université de Ouagadougou au Burkina Faso. Elle a obtenu la maîtrise à l’université de Strasbourg en France et vient de reprendre ses études après une longue interruption consacrée à la famille et à la gestion d’un lycée privé d’enseignement secondaire général. Son sujet de mémoire en DEA a porté sur « Platon et l’émancipation de la femme ». Elle travaille en ce moment à son projet de recherche intitulé : « Émancipation de la femme et justice sociale chez Nancy Fraser », sous la direction du Professeur Cyrille Koné de l’université de Ouagadougou.
Notes [1] Monique Ilboudo(1959) : universitaire et romancière burkinabé, elle a crée et animé la chronique « Féminin Pluriel » de 1992 à 1995. Elle a mis en place un observatoire intitulé « Qui-vive », sur les conditions de vie des femmes. Elle fut membre du Conseil Supérieur de l’Information et secrétaire d’État chargée de la promotion des Droits de l’Homme. Elle publie notamment Le mal de peau, 2001. Éd. Le serpent à Plumes. [2] Tanella Boni (1954): poète, essayiste, romancière ivoirienne, professeure des universités en philosophie, elle est l’auteure d’une œuvre prolifique et engagée en faveur des femmes. Elle a écrit entre autres, Que vivent les femmes d’Afrique, 2011. Paris : Khartala. [3] Sira Diop (1929-2013) : féministe convaincue et convaincante, elle a consacré sa vie à la cause des femmes au Mali et ailleurs. Elle fit sa carrière dans l’enseignement et se montra très active dans le syndicalisme. Elle fut membre fondateur de l’Intersyndicale des femmes travailleuses du Soudan, présidente de l’Union des femmes travailleuses du Soudan et présidente du congrès constitutif de L’union des femmes de l’ouest africain. [4] Mariama Ba (1929-1981) : auteure de Une si longue lettre, 1979. Dakar : Nouvelles éditions africaines, elle s’investit à cerner l’ambition féministe africaine confrontée aux traditions religieuses et sociales. La polygamie dont elle fit l’amère expérience, le problème des castes, l’exploitation des femmes furent ses sujets de prédilection.
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féministes/ estudos feministas |