labrys, études féministes/ estudos feministas
julho/ 2016- junho 2017 /juillet 2016-juin 2017

Le genre du ‘caregiving’

Monia Andreani

Résumé

Cet article aborde la question de l’éthique du soin du point de vue politique et publique. On essaye de considérer le concept de caregiving comme déterminant pour mettre au centre de la réflexion théorique des situations pratiques et matérielles qui sont communes à tous les êtres humains et qui se déroulent dans le silence, sans aucune attention de la part de la politique. Quand ces activités concernent la vie quotidienne de personnes gravement malades et de leurs familles, le centre du caregiving interroge directement les compétences de soin des femmes et des hommes et donc la relation de genre.  L’étude conduite par l’équipe d’Éthique appliquée de l’Université d’ Urbino montre que, prendre soin concrètement de quelqu’un qu’on aime - par exemple un fils ou une fille gravement malade -, est une activité capable de transformer les stéréotypes de genre et de faire participer les hommes à des activités de soin de façon efficace et satisfaisante.

Mots-clés : caregiving. Ethique, genre

Le care est une question politique

La pensée féministe a longtemps interrogé l'élimination du care - qui supervise la croissance et l'épanouissement de la vie humaine - par la théorie politique moderne. La fin de l’ancien régime n’a pas encouragé l’entrée des femmes dans la vie publique. Selon un préjugé patriarcal qui a été renouvelé au Siècle des Lumières, les femmes sont idéalement les seules détentrices des tâches du soins des enfants et des proches, jusqu’au sacrifice de soi (Rousseau, 2002) . La vie des femmes a été enfermée dans une identité fixe et intangible se reposant sur le destin maternel et sur une disposition maternelle présumée (Pateman, 2010, Pulcini, 2003).

Même la pensée politique du XX siècle avec La Théorie de la Justice, ouvrage fondamental de John Rawls, est tombée dans le véritable vice patriarcal de la pensée politique. Dans ce livre qui est un point de repère de la théorie politique sur les questions d'équité et d'égalité, les tâches de soins - que nous pouvons nommer à l’anglaise - care - ne se trouvent pas entre les "biens primaires". Selon les philosophes anglo-saxons Martha Nussbaum et Eva Kittay si, dans le cadre publique, on peut se passer du care, cela signifie que le sens de l'égalité dans la société est totalement abstrait parce qu’il ne prend pas en considération l'expérience de vie des gens. Nussbaum et Kittay,  qui commentent de façon critique le principe de justice comme équité (Rawls, 1997), pensent que le concept de care soit une question fondamentale puisqu’il représente un élément essentiel dans la vie des personnes. Martha Nussbaum critique l’idée même d’individualité sur laquelle s’appuie la théorie de Rawls sur les “biens primaires” (Nussbaum, 2007). Eva Kittay, par ailleurs, de façon originale et révolutionnaire, propose d’intégrer le care parmi les “biens primaires” de la Théorie de la Justice (Kittay, 2010).

La théoricienne féministe américaine Joan Tronto, dans son ouvrage Un monde vulnérable. Pour une politique du care, prend au sérieux, comme faisant partie même de la définition d’une bonne société, les valeurs du care (prévenance, responsabilité, attention éducative, compassion, attention aux besoins des autres) qui sont traditionnellement associées aux femmes et exclues de toute considération publique. Le care devient un concept totalement central dans la société, qui peut déplacer les frontières entre morale et politique, entre vie publique et sphère privée, entre ce qui est raisonnable et masculin et ce qu’on associe, au contraire, au monde de sentiments et au féminin. Mais la façon de penser au care dans la société patriarcale comme en marge de la vie publique est enracinée dans les structures de pouvoir et d’inégalité (Tronto, 2006: 24).

Le care est une activité quotidienne qui est exercée généralement par les femmes ou par des hommes qui se trouvent culturellement et socialement en marge de la société, dans l’absence de reconnaissance du valeur de leur travail, qu’ils soient payés ou non.

On ne peut pas insérer le care dans un article de loi ou l’encadrer dans une définition conceptuelle: il s’agit de quelque chose de plus grand qui, en même temps, fait partie de la vie quotidienne et qui embrasse tout ce qui nous permet de maintenir mais aussi de perpétuer et surtout de réparer notre “monde”, de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible (Tronto, 2006: 118).

 

Les phases du care selon Joan Tronto

La particularité du care par rapport à d’autres activités humaines c’est qu’elles ne peuvent pas exister sans être accomplies matériellement: il comporte tout ce que nous faisons pratiquement pour vivre. Tronto définit ce concept matériel du care par le mot «caregiving». Les autres phases essentielles du care sont le «caring about», c’est-à-dire l’intérêt pour le soin et la responsabilisation face au besoin du soin ou «taking care of». Le «care receiving», c’est la réponse du sujet qui reçoit le soin: il est important de reconnaître son autonomie et sa participation active (et les différents degrés à travers lesquels elle se réalise) au procès de caregiving.

Dans le concept de care-receiving, on fait explicitement référence à la pratique du care. La notion de pratique est complexe: elle constitue une alternative aux conceptions du care qui s’arrêtent au principe de valeur et à l’émotion, à l’affection et à l’amour que lui sont associés. Si on considère le care comme une pratique, on reconnaît l’action et la réflexion qu’elle suppose nécessairement et la façon dont elles s’associent dans la réalisation d’un but précis (Tronto, 2006: 123). Prêter des soins à quelqu’un signifie admettre que nous ne sommes pas égaux et autonomes en même temps et qu’au contraire l’égalité est un concept fortement abstrait.

La personne qui a besoin de care se trouve dans une condition de vulnérabilité et donc de danger. Les sujets les plus vulnérables sont sans doute les nouveaux-nés, les enfants, les personnes malades, handicapées ou âgées.

Comme indiqué par Joan Tronto, l’importance centrale que la citoyenneté politique attribué aux concepts d’indépendance et d’autonomie méprise des aspects fondamentaux de la vie humaine et des relations entre les personnes. Nous tous et toutes passons à travers des différents degrés de dépendance, d’autonomie et de vulnérabilité pendant notre existence: prendre soin l’une de l’autre représente une caractéristique fondamentale de notre expérience humaine. Cette caractéristique est ce que nous nommons “care”. Cacher la répétitivité de la dépendance, c’est cacher cette partie de la vie en la reléguant à la dimension privée sans reconnaître son importance dans le domaine politique (Tronto, 2006: 153-154).

Genre et caregiving

Il faut raisonner en termes politiques d’éthique du care, afin d’amener dans le débat politique ce que la politique se refuse de reconnaître comme signifiant dans la construction des relations entre les personnes. De la même façon que le concept de genre, qui a été théorisé par la pensée féministe (Scott, 1988) pour rendre visibles les relations de pouvoir symboliquement masculines et féminines, le caregiving met en évidence les relations de pouvoir entre des sujets qui prêtent des soins, des sujets qui les reçoivent et un contexte social qui ne se préoccupe pas du care (òu le citoyen est mâle et indépendant).

La dynamique d’interaction entre personnes gravement malades, leurs caregivers et le personnel médical (hospitalier et territorial) révèle des relations d’interdépendance quotidiennes qui pourraient exprimer de nouveau et de façon créative les rapports symboliques entre dépendance et indépendance, masculin et féminin.

L’équipe d’Ethique Appliquée du Département de Sciences Pures et Appliquées de l’Université d’Urbino (Italie) a mené pendant 4 ans une étude entre des sujets qui prêtent des soins à domicile à personnes gravement malades et considérées incurables.

La recherche s’est développée autour de l’analyse des relations de care entre des adultes (2012-2014) appartenant au Service de Santé de Fano, Pergola et Fossombrone (Les Marches, Italie) et a concerné 19 cas. Dans la seconde phase de la recherche (2013-2015) on a analysé 19 cas de relations de soin entre des parents caregiver et leurs enfants touchés par des pathologies neurologiques ou génétiques incurables dans la province de Pesaro-Urbino (Les Marches, Italie).

Le but de la recherche conduite dans le domaine pédiatrique, c’était d’étudier du point de vue de l’éthique publique les questions marquantes dans la gestion de pathologies réputées incurables et les pédiatres travaillant dans les structures publiques territoriales ou hospitalières.

En particulier les points analysés ont été les suivants: les décisions sur le développement des compétences des enfants, la gestion des aides économiques pour ceux qui sont considérés incurables, les décisions sur la thérapie dans la gestion des pathologies principales et des maladies connexes, les décisions communes sur la gestion domiciliaire des enfants gravement handicapés.

La méthodologie utilisée dans le déroulement de la recherche a suivi des critères qualitatifs (avec des modèles empruntés à la sociologie et à l’anthropologie) en proposant aux sujets: 1) un questionnaire sur la responsabilité familiale (burden) du caregiver et sur l’expérience du care, sur la connaissance de la maladie et sur les différentes phases de sa gestion; 2) une interview approfondie au caregiver sur son histoire personnelle, sur sa perception des besoins et sur la qualité de la vie dans la relation du care. Les familles ont librement décidé lequel des deux parents devait participer à la recherche (6 pères et 13 mères).

En se basant sur une recherche d’éthique appliquée on a utilisé une méthodologie qualitative et on a essayé de favoriser des situations dans lesquelles les deux parents pouvaient parler s’ils se trouvaient tous le deux à la maison au moment de l’interview. Dans ces cas on a observé des différentes positions par rapport au rôle du caregiver qui, dans le cas des parents, est joué par les deux. La dimension de genre est révélateur dans une recherche dans le domaine de l’éthique du care.

Beaucoup de littératures théoriques sur cet argument défendent l’ídée qu’il y a une disposition morale féminine au care, dérivant de l’expérience de la maternité qui fait partie du destin biologique de la femme et qui est pourtant socialement reconnue et encouragée (Brugère, 2014). Ces positions théoriques considèrent la relation entre mère et enfant comme le modèle primaire du soin. Si on considère un modèle théorique composé de plus de deux sujets et qui valorise la relation entre plusieurs acteurs moraux qui agissent longtemps ensemble dans une situation complexe - c’est le cas des relations de soin dans le domaine des maladies pédiatriques jusqu’à présent incurables - les préjugés autour du soin tombent.

La relation de care est structurée autour de plusieurs compétences: matérielles (par exemple effectuer des opérations quotidiennes), thérapeutiques et pédagogiques. Elles sont exercées par des sujets différents, comme les caregiver et autres opérateurs, avec la collaboration même minime des enfants malades.

Dans la relation de care on décide et on fait ensemble: il s’agit d’une interaction qui évolue avec le temps, en prenant des décisions importantes sur la gestion quotidienne des aides sanitaires et économiques ou, dans quelques cas particulièrement graves, sur la fin de vie. Dans la circularité du care il y a des femmes et des hommes, et dans le cas de parents caregiver l’expérience est vécue par les deux. En plus le pourcentage des hommes ne diffère pas de celui d’autres recherches similaires conduites dans les dernières années en Italie (Marchisio, Cutro, 2011).

Parmi les parents caregiver 6 pères ont participé à l’étude, démontrant avoir des compétences complémentaires à celles de la mère, dans les autres cas les pères ne sont pas intervenus, laissant à la mère le soin d’interagir avec les chercheurs. Il faut considérer cependant que dans un cas seulement le père a participé à l’enquête sans sa femme. Il s’agit du seul cas òu le père est un travailleur autonome qui peut effectuer son travail à la maison (et qui précédemment avait bénéficié d’un long congé de travail) tandis que sa femme est une artisane qui ne peut pas rester à la maison durant la journée.

Ce père a démontré, comme les autres qui ont participé à cette recherche, avoir des compétences matérielles du care quotidien, qu’il exerce avec ferveur, en déclarant et en démontrant dans la pratique sa décision de devenir le caregiver principal de sa fille et d’en être fier en tant que père et homme (Andreani, 2016: 129-141).

 

Bibliographie

Livres-papier

Andreani, Monia. 2016. Questioni etiche nel caregiving. Contesto biopolitico e relazione di cura: Roma, Carocci.

Brugère, Fabienne. 2014. L’éthique du «care». «Que sais-je» n. 3903: Paris, PUF.

Kittay, Eva. 1999. Love’s Labor. Essays on Women, Equality and Dependency: New York, London, Routledge.

Marchisio, Cecilia Maria, Curto, Natascia. 2011. Caregiving familiare e disabilità gravissima. Una ricerca a Torino: Milano, Unicopli.

Nussbaum, Martha. 2007. Le nuove frontiere della giustizia: Bologna, Il Mulino.

Pateman, Carole. 2010. Le contrat sexuel:  Paris, La Découverte.

Pulcini Elena. 2003. Il potere di unire. Femminile, Desiderio, Cura: Torino, Bollati Boringhieri.

Rawls, John. 1997. La Théorie de la Justice: Paris, Seuil.

Rousseau, Jean-Jacques. 2002. La nouvelle Héloïse:  Paris, Livre de Poche.

Tronto, Joan. 2006. Confini morali. Un argomento politico per l’etica della cura: Reggio Emilia, Diabasis.

Revue-papier

Scott, Joan. 1988. «Genre. Une catégorie utile d’analyse historique», Les Cahiers du grif, vol 37, n.1.

note biographique

Monia Andreani, chercheuse de philosophie politique à l’Università per Stranieri di Perugia. Son dernière travail de recherche sur l’éthique du care se caractérise par des projets de recherche sur le terrain d’éthique appliquée qui interroge les relations de care dans les maladies incurables des adultes et des enfants. Parmi ces livres: Andreani, Monia. 2016. Questioni etiche nel caregiving. Contesto biopolitico e relazione di cura: Roma, Carocci; Andreani, Monia, De Paula, Luisa. 2015. La bioetica con i caregivers. Alleanza terapeutica e qualità della vita: Milano, Unicopli.

 

 

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