Labrys Charlotte CALMIS, Mémoire présente d’un langage futur.*
Résumé: Résumé de "Charlotte Calmis : "Mémoire
présente d'un langage futur". Je commencerai par une citation de Charlotte Calmis extraite d’un tract de 1974 qui présentait son association la Spirale et traduit bien le rôle de la révolte des femmes dans son passage à l’écriture : « Je suis devenue adulte en revendiquant ma propre
légalité comme créatrice. Je crois aux saints, aux
poètes, aux mystiques. Charlotte Calmis avait 59 ans quand elle écrivit ce texte, et durant les huit années qui lui restent à vivre, elle va produire la totalité de son oeuvre écrite tout en poursuivant ses recherches plastiques, dans le collage notamment, et son action militante en faveur de la création des femmes. Trois types de textes caractérisent l'oeuvre écrite : - Les textes militants écrits dans le cadre de
l'association La Spirale qu'elle a créée en 1972, mixte
d'abord, puis à partir de 1974 non mixte. Distribués sous
forme de tracts lors des diverses manifestations, ces textes dénoncent
l'occultation des créatrices, développent une réflexion
autour de la spécificité de la création féminine
et présentent les travaux poétiques des deux groupes de
travail de la Spirale : le groupe langage, animé par Catherine
Valabrègue, et le groupe Sorcières animé par Charlotte
et auquel j'ai participé de 1974 à 1980. Composé
de dix femmes, le groupe expérimente une méthode d'exploration
de la psyché féminine mise au point par Charlotte Calmis,
à savoir la méditation en groupe suivie de l'écriture
d’un texte et de sa lecture au sein du groupe. - Le deuxième type d'écrit est le journal. Commencé vers 1974 sous le titre Kaléidoscope ou Journal d'une femme peintre, il est actuellement inédit. - Enfin et peut-être surtout la poésie où se révèle une voix de femme originale et forte. Son premier recueil de poèmes paraît aux éditions Saint Germain des Près en 1973 sous le titre Les Chants roux de la femelle. Quatre ans plus tard vient Gaïa, psaumes d'incarnation, qui parait au Cahier du Nouveau Commerce dirigé par Marcelle Fonfreide. Puis une publication posthume insérée à la suite d'un essai d'Aline Dallier paru aux éditions Les trois spirales, Itinéraire. Plusieurs recueils restent inédits, à savoir Devenir Venise, Frontières, Regards, et un essai écrit à la suite de la grande manifestation des femmes d'octobre 1979 en faveur de la liberté de l'avortement intitulé Les Rescapées du Soleil. Il y a aussi une correspondance amoureuse avec Lucien Pignon, le frère du peintre, datée des années 1937-1940, interrompue par la mort de Lucien en mai 1940 dans la poche de Calais. Je ne l'ai pas encore retrouvée.
1 - La poésie comme matrice d’une nouvelle incarnation
La première question qui se pose devant l’abondance des écrits produits durant les dix dernières années de sa vie est pourquoi elle n'a pas écrit plus tôt. Est-ce parce que l’accès à sa propre expression a été le fruit d’un long chemin à travers d’autres langues. On constate en effet qu'elle est immergée dans une pluralité de langues et de religions dès son enfance. D’origine juive, elle naît en Syrie en 1913, mais grandit en Egypte, à Héliopolis, où sa mère s’est remariée après la mort de son père quand elle avait deux ans. Elle est éduquée chez les soeurs de Saint Vincent de Paul et comme elle veut peindre, elle obtient que son beau-père finance un séjour d’études en France. Arrivée à Paris en 1937, elle étudie dans les ateliers d’André Lhote et de Gommaire et rencontre Lucien Pignon. Après sa mort, elle se réfugie en Corse pour échapper à la persécution nazie et y rencontre Tony Lazzerini qui deviendra sculpteur à son contact. Ils se marient en 1942, mais on constate que l’enracinement en France ne la mène pas pour autant à l’écriture. A Saint-Tropez, où elle vit avec son mari de la Libération à sa mort en 1955, puis à Menton, où elle réside jusqu'en 1969 en participant aux activités artistiques du midi, dont les fameuses biennales de Menton où elle brille en tant que peintre du gestuel informel (fig. 1), elle est connue comme une muse tropézienne appréciée pour sa beauté et son rayonnement. Elle aurait pu écrire lors de son essai d'émigration en Israël en 1969 où le contact avec la langue de ses ancêtres et son identité juive aurait pu lui donner accès à sa propre parole. Mais c'est à son retour qu’elle commence à écrire, peu après sa rencontre avec le jeune Mouvement de Libération des Femmes qu’elle découvre aux Etats généraux de la femme organisés par le journal Elle où elle est invitée comme artiste. C’est le choc, l’ouverture et la prise de conscience que son identité de femme était occultée par la misogynie des milieux artistiques. Combien de fois ne lui a-t-on pas dit qu’elle peignait comme un homme et que si elle était un homme, qu’elle carrière elle aurait. Mais cette prise de conscience ne suffit pas à lui rendre la parole. Tout un chemin reste à faire à l’intérieur de sa féminité silencieuse qui semble frappée de stupeur, comme sous l’effet d’un interdit insaisissable. Intitulé Les Chants roux de la femelle son premier recueil de poèmes rend compte de ce cheminement vers la parole enfouie et des différentes étapes qui président à sa libération. Dans le poème XXIX dédié au kabbaliste et peintre Carlo Suarés avec qui elle a travaillé l'hyperbole chromatique et l'octave colorée, elle écrit : « Dans l'homme seul je m'étais nommée Quand on sait que l'alphabet hébraïque ne compte que des consonnes, on comprend pourquoi elle associe son silence passé aux voyelles, au souffle, à l’énergie féminine sans lesquelles les consonnes seraient imprononçables. Parler, c’est donc briser le sceau, libérer le souffle et s’engager dans une métamorphose de l’être qui mène à un premier retour vers « l’origine des nombres ». On sait qu’à chaque lettre de l’alphabet hébraïque correspond un nombre et que leur déchiffrement en miroir est la base de la connaissance ésotérique enseignée par la Kabbale. Ce retour entraîne alors un retour vers une autre origine, celle de sa première venue au monde qu'elle formule ainsi : « Des fibres du temps l'identité Ma mère prit parole On voit donc comment la rencontre avec le MLF à déclenché un travail intérieur fondamental de retour à la Mère qui débouche sur le rétablissement d’une filiation féminine indispensable pour renouer le fil intérieur du langage. Etape essentielle de la venue à l’écriture, cette identification à la Mère symbolique permet alors l’ouverture de la bouche et la prise de conscience de l’aspect créateur de la « béance » en tant qu’impulsion / expulsion du désir de s’exprimer dans sa langue. Un poème des Chants roux de la femelle rend bien compte de cette naissance à la parole dans le lieu même du vide créateur : « béance Malmené par plusieurs siècles de culture misogyne, le mot béance n’est cependant pas là par hasard. Il désigne une des « divinités » les plus anciennes de la pensée occidentale puisque la béance, que l’on traduit aussi par chaos, se trouve nommée par Hésiode dans sa Théogonie en tant que personnification du Vide primordial. Dans un commentaire du début de la Théogonie, le philosophe allemand H. Fraenkel remarquait que la question n’est pas de savoir ce qu’est le Chaos, mais le lieu où il se trouve. Et il ajoute : « Le surgissement-à-l’être de chaos signifie l’émergence d’une faille ou différenciation fondamentale » .5 On comprend ainsi comment cette divinité «
originelle » a pu être investie par Charlotte Calmis comme
matrice de la parole, espace de renaissance qui engendre un nouveau recueil
de poèmes auquel elle donnera pour titre Gaïa, justement,
et la prise de conscience de la « faille » entre les sexes,
c’est-à-dire d’une différenciation sexuelle
vécue par la femme comme une blessure. Et c’est là,
me semble-t-il, ce qui explique l’accès tardif à la
parole pour cette artiste qui croyait pouvoir tout dire par le seul médium
de la peinture. Le corps de la femme est ainsi devenu lui-même symptôme d’une occultation insoutenable de la parole, comme pour l’obliger à s’engager dans un travail symbolique autour de la blessure de la féminité. Dans sa tapisserie, les mots « blessure de la lumière » sont écrits en rouge sur fond blanc tandis que des flammes découpées dans un tissu rouge et noir, surlignées de traits rouges verticaux, créent une sorte d’élan vertical (le surgissement) en contraste avec une parole qui s’étale dans l’espace. La blessure-symptôme n’affecte pas seulement la femme occultée par la société patriarcale. Elle devient la matière d’un passage du symptôme au symbole au terme duquel jaillira la parole - lumière. Son Journal des années 1974-1975 témoigne de cette transformation de la blessure en ouverture et remise au monde : « Démystification des tous les mythes,
moi-pomme qu'un couteau divisa, pomme ouverte sur son secret, fente, pépins,
blessure résurrection. 2 - La poésie comme révélation du secret Un deuxième événement va catalyser l’écriture, après la rencontre du Mouvement de Libération des femmes et l’éveil de la Mère symbolique, c'est la visite des jardins de béguinages à Bruges, qui constitua une expérience décisive comme elle le raconte en 1977 : « Mon ami Carteret dit que le verbe m'a traversé. Moi j'ai reçu une espèce de décharge très forte et j'ai commencé un de mes poèmes les plus importants. J'ai eu une phrase que j'écrivais sans savoir ce que j'écrivais dans cette extase : « Quel secret dort noir au coeur de la dentelle". Ce n'est qu'après que j'ai vu que le mot "dort noir" faisait de l'or noir, ce qui est vraiment l'énergie de la femme pour moi. Et le mot Bruges est placé sous le signe de la dentelle, c'est la race des femmes qui ont vécu des expériences de silence que j'aime beaucoup. Elles ont transmit quelque chose. Elles m'ont transmis de la parole » .7 Et le poème se construit autour de la phrase : « Ne suis-je dentellière de l'ombre Qu'est-ce qui Pourquoi élucider si Que périssent les saisons rousses de nos passions Pourquoi élucider Ce poème ouvre le deuxième recueil qui paraîtra en 1977 au Cahier du Nouveau Commerce sous le titre de Gaïa, (psaumes d’incarnation). Après la béance, vient logiquement Gaïa qui joue elle aussi un grand rôle dans la Théogonie d’Hésiode puisqu’elle naquit la seconde, après Chaos et avant Eros, engendrant Ouranos (le ciel) sans contribution masculine. Elle est donc un symbole de fécondité important pour une artiste censée devoir concilier la création et la procréation c’est-à-dire un « devenir-homme » et un « devenir-femme ». Venue du monde des archétypes, la figure de Gaïa ouvre une troisième voie possible en dehors de cette opposition qui permet de penser la fécondité créatrice hors de la procréation tout en demeurant sur le terrain de la fertilité féminine. 3 - Le corps comme poème On voit donc que Charlotte Calmis eut à résoudre un certain nombres d’obstacles philosophiques pour naître à la poésie et pouvoir l’articuler à sa pratique artistique. Car le travail symbolique étant fondé sur l’articulation de la parole et de l’image, on ne s’étonnera pas de voir resurgir Gaïa sous une autre forme, dans une oeuvre collective cette fois, réalisée dans le cadre de la Spirale pour être exposée au 26ème Salon de la Jeune Peinture qui se tint au Musée d'Art Moderne de la ville de Paris au printemps 1975. Sur une grande toile blanche, Charlotte Calmis a dessiné au fusain un corps de femme sur lequel chaque participante de la Spirale était invitée à inscrire une phrase de son invention (fig. n°3) . Charlotte Calmis a écrit sur le cou de Gaïa : « Je suis mémoire présente d’un langage futur ». Autour du nombril, on lit : « Mon oeil au centre, certitude , Michelle». Sur le bras gauche Micheline a écrit : « De ma main cachée sortiront des mots que je planterai comme des arbres ». Catherine Valabrègue : « Et je proclamerai ma fierté retrouvée ». D’autres mots comme « Rébellion », « l’histoire au féminin », situent Gaïa dans un engagement féministe en faveur de la création des femmes que le texte de Charlotte Calmis distribué au cours du vernissage explicite en ces termes :
Ce corps-poème est recouvert d’une seule peau multicolore, celle de l’écriture des femmes de la Spirale. Cette écriture crie spontanément que « la création est un rêve orienté », que « la mathématique du devenir est dans l’intuition d’un espace de femme », que celle-ci est peut-être « mémoire présente d’un langage futur ».GAIA écrite crie de la gorge aux genoux que le langage spécifique de la femme est révolutionnaire, qu’il existe, qu’il est parallèle et à inventer « la création ne se viole pas, elle révolutionne » .9 Cette démarche novatrice anticipe, remarquons le, les recherches de l’artiste féministe américaine Sue Williams dans son oeuvre Irresistible (1992) qui a inscrit elle aussi des phrases sur un corps de femme en caoutchouc. Mais alors que chez Sue Williams il s’agit de dénoncer la violence masculine par des phrases telles que « Look what you made me do » (Regarde ce que tu m’as fait faire), chez Charlotte Calmis il s’agit de catalyser le potentiel créateur des femmes en créant un espace d’expression où il puisse prendre corps et sens dans l’histoire. Ce corps-poème est la seule oeuvre collective réalisée par la Spirale, mais nous voyons que l’écrit est inséparable de l’expression plastique. Ou plus exactement, nous voyons comment Charlotte Calmis crée une sorte d’émulation poétique dans le groupe, ouvrant chez les autres femmes un accès possible à leur parole enfouie. Cette façon de créer un centre d’énergie où chacune se ressource pour partir à la découverte d’elle-même est une des spécificités de l’action de Charlotte Calmis durant ces années féministes. Elle est aussi le fruit de sa propre démarche spirituelle et l’on peut dire que Charlotte Calmis met en oeuvre dans son action militante les enseignements traditionnels qu’elle a reçu sur l’énergie notamment, (créatrice ici) où son développement est inséparable d’un questionnement sur nos identités. 4 - Le collage comme discours subversif Très logiquement, Charlotte Calmis va pratiquer le collage à la manière d’un « discours subversif » où s’élabore ses nouvelles recherches sur l’identité. Si elle n’a pas attendu les années 1975 pour commencer ses premiers collages, c’est à partir de cette époque qu’elle les rassemble au sein d’une série de 22 collages qui seront exposés à la galerie Darial à Paris en octobre 1978 sous le thème Recherches de l'identité. 22 n’est pas n’importe quel chiffre. C’est celui des 22 lames majeures du Tarot de Marseille qu’elle connaît bien et pratique parfois comme chemin initiatique divinatoire. Mais c’est aussi une référence aux figures « archétypiques » d’aujourd’hui qui conditionnent notre existence. Le collage est donc conçu à la fois comme une prise de parole et un acte de liberté qui passe par la subversion des valeurs établies. Subversion du pouvoir masculin avec Les hommes et la loi, ou L’identité, la famille, le cosmos, et Femme otage, vous, moi toi ; subversion de la politique avec La crise sur mai 68, ou Le malheur d’être Mme Mao ; subversion du pouvoir médiatique avec Un seul langage. Elle questionne aussi l’identité juive et les frontières omniprésentes avec Qui est juif, russe, poète ou Golda Meir; l’institution religieuse avec Notre pain quotidien (fig. n°4), la souffrance des femmes artistes avec L’art l’histoire et la schizophrénie, et bien sûr la Cité elle-même où la femme n'existe que déchirée et infériorisée. Réalisés avec des photos à moitié découpées, des morceaux de plastique transparents, des manuscrits tapés à la machine, des lambeaux de journaux dont on discerne une phrase, un mot, une ou plusieurs lettres, les collages sont aussi rehaussés de dessins au stylo feutre, à la gouache ou à l’huile et de phrases écrites de la main de l’artiste. Ce qui frappe en les regardant, c’est la cohérence plastique interne qui en font d’abord des discours de peintre avant d’être des discours de citoyenne engagée dans l’histoire de son temps. Je pense qu’ils se rattachent ainsi à la grande tradition du collage du XXe siècle, celle d’une Hannah Höch par exemple, avec cette différence qui tient à l’époque où ils sont réalisés, c’est qu’on y sent vibrer la révolte des femmes et une conscience féministe indignée. N’oublions pas que 1975 a été déclarée « Année internationale de la femme » par l’Organisation des Nations Unies et que le président Giscard d’Estaing s’est doté avec Françoise Giroud de la première ministre de la condition féminine de notre pays. Je retiendrai deux collages représentatifs des nouvelles questions qu’elle aborde dans ses « discours ». Dans Biologie et création (fig. n°5) c’est la question de la création féminine qui est posée à travers un hommage aux artistes naïves. Pourquoi y trouve-t-on beaucoup plus de femmes que dans l’art « institutionnalisé ». Est-ce une question de nature (les dons), ou de légitimité sociale, autrement dit, quel est le rôle du donné biologique et de la loi sociale dans le passage à l’art créateur des femmes. Composé de dessins, portraits et oeuvres de peintres naïves, le collage est rempli comme un oeuf, à la manière des naïfs qui utilisent tout l’espace disponible dans leur intense besoin de s’exprimer. On y lit les noms de Marthe Estibotte, Clotilde Patard, Marie-Rose Lortet. On reconnaît un dessin d’Aloïse, un arbre généalogique, un masque grimaçant, et même à droite une photo de la molécule d’ADN en forme de spirale. Inscrite en haut dans l’espace resté libre des phrases : « D’où vient la vie » et « Le passage évolutif de la frontière entre l’inerte et le vivant », situent son interrogation sur la création féminine dans ses motivations vitales et pulsionnelles . On s’aperçoit ainsi que ce collage, ainsi que d’autres autoportraits comme Entre nature et société, rend compte de l’intense travail psychique qui dût être effectué par les artistes féministes pour légitimer leur travail à leurs propres yeux ainsi qu’à ceux de leurs contemporains. Son autoportrait La femme dans la cité (fig. n°6) montre le déchirement de l’artiste femme confrontée à une société qui reste fermée au secret féminin. Composé de plusieurs portraits photographiques en noir et blanc, de manuscrits tapés à la machine, de phrases extraites de ses poème, et d’un pan de mur vertical troué de carrés noirs formés par les fenêtres, ce collage est un des plus beaux de la série par la tension qu’il instaure entre la douceur du visage, ou plutôt des plans successifs de son visage coupé, découpé, décalé et presque reconstitué dans un rythme en éventail, et les verticales qui le tranchent comme autant de coups d’épée, brisant l’effusion possible de la femme avec la cité des hommes. Les manuscrits sont eux aussi coupés et collés tout autour des visages comme un écrin, tandis que la phrase : « Quel secret dort noir au coeur de la dentelle » se fait accusatrice envers une cité incapable de résorber la faille entre les sexes. Acte de liberté, prise de parole, discours subversif contre la Cité discriminatrice, le collage devient brusquement l’acte par lequel l’artiste se rend présente à la cité dans le geste même où elle dénonce sa marginalisation. Charlotte Calmis va très loin dans le dévoilement de l’exclusion du féminin des femmes, et l’on sait à quel point ce sujet est encore tabou en dépit du travail obstiné d’artistes comme Annette Messager ou Louise Bourgeois. Chez Charlotte Calmis, il s’agit d’assumer toutes ses identités, de la féminité à une violence vitale qualifiée parfois de virile et qui s’épanouit dans son oeuvre abstraite dans le choix des couleurs intenses à dominantes chaudes comme dans les larges coups de pinceaux remplis d’énergie. Elle ne renie rien de ce qu’elle est, même si elle doit en payer le prix social. Dans un texte sur Charlotte Calmis, l’historienne et critique d’art Aline Dallier remarque à ce sujet : « Malheureusement et ainsi qu’il en va pour tout homme, toute femme et tout artiste qui se risque à subvertir l’ordre établi, l’engagement féministe de Charlotte Calmis lui fit perdre sa crédibilité auprès de la Critique, des galeries et des musées. Il va sans dire que l’artiste dut en souffrir mais plutôt que de s’en plaindre, elle affichait un souverain mépris pour les coteries, les institutions et tout l’establishment artistiques, allant jusqu’à se revendiquer seule et sans attache par rapport à l’histoire de la peinture » .10 Je peux témoigner cependant que si elle méprisait les coteries, elle ne leur laissait pas le champ complètement libre. Son engagement militant témoigne de son désir constant de se battre pour inscrire la création des femmes dans la cité. Et pas seulement la sienne. Jusqu’à sa mort en novembre 1982, elle mettra en avant l’oeuvre de ses amies peintres comme Véra Pagava, Guidette Carbonell, Louise Bentin, Louise Janin, les encourageant à exposer au Salon de L’union des Femmes Peintres et Sculpteurs, ou organisant des formes de soutien à la galerie Darial elle du faire face à des difficultés financières. L’exposition Utopie et Féminisme, qu’elle organisa en février 1977 au Centre de Séjours de Paris n’avait d’autre ambition que de montrer les oeuvres de femmes, les donner à voir et à discuter. De même, son « Projet Séraphine » conçu en 1979 avait pour but de proposer la mise en place d’un musée de l’art des femmes qui puisse sauver les oeuvres des « oubliettes de l’histoire », comme elle disait. La rencontre de Charlotte Calmis avec le féminisme a donc été fondamentale dans l’éclosion des sa poésie. Elle a donné naissance à une oeuvre nouvelle, multiforme qui tire sa cohérence de la circulation entre la recherche plastique, la parole poétique et l'action militante. Son oeuvre obéit de ce fait à un réseau d'analogies internes et externes qui se déploient dans le temps selon une évolution qui concerne autant la femme et l’artiste. Comme elle me confiait en 1981 : « La relation entre mes recherches picturales sur la matière colorée, l'énergie, la lumière, et le féminisme va mettre 20 ans à mûrir car je vais mettre 20 ans à comprendre que je transgresse les lois de l'esthétique contemporaine ». De quelle manière, toute la question est là. Car les jeunes artistes des années 1970 rejetaient l’Ecole de Paris à laquelle la peinture de Charlotte Calmis se rattachait plus ou moins. Tania Mouraud nous a dit ici même à quel point son travail se voulait en rupture avec cet héritage. De plus Charlotte Calmis n’est pas une artiste d’avant garde, ni une adepte de l’iconoclasme, alors très puissant dans le mouvement féministe où il s’agissait de détruire l’image traditionnelle de la femme et ses représentations aliénantes .11 Peut-on alors parler d’un éclectisme théorique, comme le propose Aline Dallier dans son article pionnier sur « Le mouvement des femmes dans l’art » en disant :
Certes, et nous avons vu comment cet éclatement a libéré de nouveaux espaces d’expression. Mais je souhaiterais aller plus loin en suggérant qu’il s’agit peut-être chez Charlotte Calmis d’une subversion de la notion même de modernité. N’est-ce pas elle, en dernière instance, qui définit les règles du jeu esthétique du monde dit contemporain ? Or qui les décide, sinon le pouvoir en place. Pouvoir institutionnel, économique, phallique ou pouvoir de la critique qui encadre de ses discours théoriques le travail des artistes, on le nommera comme on voudra. Il n’en reste pas moins que si la modernité constitue la sensibilité d’une époque, elle rend compte également de ses rapports de forces, et dans ce domaine les femmes sont presque toujours perdantes. Il n’est qu’à voir leur absence dans les grandes expositions internationales, les musées d’art contemporain (où l’on retrouve toujours les mêmes noms dans toute l’Europe), les classements du marché de l’art ou les rétrospectives célébrant les valeurs du passé. C’est aux Etats-Unis qu’est organisée la première rétrospective d’Anne Vallayer-Coster (1744-1818) et la France n’a même pas été capable d’initier une rétrospective Berthe Morisot pour le centenaire de sa mort en 1995. Ce sont les musées des régions (comme celui de Lille), ou les musées privés (Marmottan) qui sortent les femmes impressionnistes de l’ombre où les maintiennent les institutions artistiques de la nation. Et je ne parle pas des artistes vivantes qui sont tellement marginalisées dans l’université, le musée, les galeries, qu’on se demande où elles trouvent l’énergie de poursuivre leur travail. La modernité se développe sur un arrière plan idéologique qui coupe les femmes artistes de leurs bases pulsionnelles par la façon dont elle méprise la féminité de la femme tout en portant aux nues celle de l’homme. Il a fallu beaucoup de courage à Charlotte Calmis pour investir la béance comme matrice de son oeuvre poétique. Face à l’américanisation des standards esthétiques, il est bon de rencontrer des femmes libres qui préfèrent suivre la logique interne de leur propre développement plutôt que celle d’une carrière en société. A la longue, c’est l’oeuvre qui en bénéficie et se trouve enrichie d’un domaine poétique nouveau qui n’aurait peut-être pas vu le jour si Charlotte Calmis ne s’était mise à l’écoute de ses « blessures de la lumière ». Bouche béante écarquillée plage Le travail de Charlotte Calmis pose des questions nouvelles que je souhaiterais esquisser en guise de conclusion. D’abord comment ses recherches sur la couleur-énergie l’ont menée à la prise de conscience d’une identité de femme « enfouie ». Comment ensuite, son engagement dans le mouvement féministe a donné droit de Cité à son oeuvre poétique. On s’aperçoit ainsi que son action militante ne se situe pas au simple niveau du constat sociologique de l'absence des femmes dans l'Institution-Art, mais plus fondamentalement sur le pari d’un potentiel inexploité dont le surgissement dans la Cité implique une libération de la parole de chacune et de la possibilité de communiquer entre femmes. Charlotte Calmis pose le problème de la création des femmes dans une perspective symbolique et spirituelle où par delà la production-consommation de l’oeuvre il s'agit de dégager le monde pulsionnel féminin de l'emprise phallique. Par sa liberté face aux courants reconnus, aux diktats du marché de l'art et aux hiérarchies de valeurs imposées par la société, elle nous invite à repenser la relation artiste / mouvement social et à remettre en question une histoire de l'art qui voit dans la rupture le principe de développement de l’art du XXe siècle 14. Comme disait Gaïa : « Je suis mémoire présente d’un langage futur ». Illustrations : *: Texte publié dans Les écrits d'artistes depuis 1940, Actes du colloque international Paris et Caen, 6-9 mars 2002, Textes réunis par Françoise Levaillant, Editions Imec (Institut Mémoires e l’édition contemporaine), 2004, pp. 292-306. [1]
C. Calmis, Qu'est-ce que la Spirale ?, tract de 1974, archives M.J. Bonnet. note biographique Labrys |