labrys, études
féministes/ estudos feministas Du « French feminism » au « genre » : trajectoire politico-linguistique d’un concept Francine Descarries et Laetitia Dechaufour Résumé Quiconque observe l’évolution de l’institutionnalisation des études féministes tant en Amérique du Nord qu’en Europe est frappé-e de constater à quel point l’usage du terme « genre » s’est répandu et s’est imposé dans le champ scientifique comme dans celui des politiques publiques et des mouvements sociaux « ne serait-ce que parce qu’il est devenu le mot-clé des institutions européennes pour promouvoir l'égalité des femmes ». (Rouch, 2002 :7). Mots-clefs: études féministes, genre, égalité, femmes
Comment la notion de genre, plutôt que celle de rapport de sexe, a-t-elle pu se propager et s’installer de manière si systématique dans la pensée et les discours féministes actuels ? C’est à cette question que le présent article vise à répondre, en procédant à une démonstration en trois temps : 1) la situation hégémonique de la langue anglaise dans le champ scientifique international crée des conditions propices à l’homogénéisation, la distorsion et la dilution de la terminologie féministe. Ce phénomène est reflété par l’appropriation par plusieurs féministes américaines et anglo-saxonnes d’un sous-produit factice, le French feminism, appropriation largement corrélée à la popularité et à la propagation du concept de genre ainsi qu’à la dépolitisation de son contenu et à l’implantation du concept de genre en études féministes ; 2) la propulsion du genre au rang de concept central et incontournable, à l’intérieur de ce rapport hégémonique, a mené à l’évincement d’une part importante de la réflexion théorique française sur « l’origine de la domination » (Fougeyrollas-Schwebel, 2003) au profit d’une analyse de genre plus identitaire et plus éloignée d’une perspective critique des rapports de sexe; 3) l’apparente neutralité de la perspective de « genre » pour les uns - ou son caractère jugé plus holiste par les autres - comme domaine d’études et de recherches dans le champ académique favorise, d’une part, le développement de secteurs d’études et de recherches centrés sur l’analyse différenciée selon le sexe en des institutions pour certaines réfractaires aux études féministes, mais entraîne, d’autre part, l’écartement prématuré des enjeux sociaux, économiques et politiques toujours au fondement même des rapport de sexe. À travers ces trois axes de réflexion, nous montrerons que la trajectoire du concept de genre – qui résulte partiellement de cette rencontre de facteurs –, combinée à une volonté de normaliser les études féministes, conduit trop souvent à un déplacement de l’analyse féministe de « la réalité matérielle et historique des oppressions subies par les femmes » vers les « aspects symboliques et idéologiques du masculin et du féminin ». Ce déplacement contribue selon nous à masquer l’usage politique du sexe et à le laisser « hors champ du genre [ce qui] risque de lui conserver le statut de réel incontournable » (Mathieu, 2000 : 197-198). Une telle mutation, nous en faisons l’hypothèse, mène à l’effritement du potentiel subversif et radical d’une analyse féministe critique. Elle pousse davantage à l’analyse des dimensions symboliques, sexuelles et individuelles des expressions du masculin et du féminin, plutôt qu’à l’analyse des positions sociales sexuées. Autrement dit, à des analyses qui font abstraction de la constante reconduction des inégalités structurelles inscrites dans la dynamique patriarcale et de son entrecroisement avec les autres rapports de division et de domination. L’hégémonie de la langue anglaise en études féministes Afin de comprendre le parcours du concept de genre, il apparaît nécessaire de rappeler au préalable le contexte politico linguistique dans lequel se situe le champ universitaire féministe occidental. En effet, l’enjeu de la langue en études féministes soulève la question des rapports de pouvoir entre centre et périphérie. De tels rapports donnent lieu à une interaction dans laquelle les préoccupations, les théories, les méthodologies, de même que les propositions et les stratégies développées au centre, ou réappropriées et « réélaborées » par lui, ont plus de chances d’être jugées importantes et « universelles » que celles qui émergent des marges. Le champ des études féministes au Québec offre un point d’observation particulièrement propice pour aborder cette question de la construction conceptuelle au sein d’écoles théoriques différentes, et les transformations qu’engendrent leurs interactions. Le Québec occupe, en effet, une position unique au carrefour des cultures et des pratiques francophones et canado-américaines et plus globalement anglophones. Si cette situation force plusieurs universitaires québécoises à constater combien les véritables échanges entre féministes francophones et anglophones sont rares, même au sein d’une métropole comme Montréal, notre fréquentation quasi quotidienne de la littérature de langue anglaise nous amène surtout à observer à quel point, à quelques exceptions près, les féministes anglophones – tous pays réunis - connaissent ou utilisent peu, sinon pas du tout, les travaux féministes francophones. Et que dire du sort réservé à d’autres communautés linguistiques telles que..latino- américaines ou asiatiques ? Conséquence inévitable d’une telle lacune, le mainstream féministe ignore et évacue du fait même leurs contributions théoriques sur des notions ou concepts aussi fondamentaux que ceux de rapports de sexe, de mode de production domestique, de division sexuelle du travail, ou encore de patriarcat. Ce recours quasi exclusif à la littérature anglophone comme source de transfert de connaissances et de références en études féministes résulte non seulement dans l’imposition de concepts, de sujets, de méthodologies et de pratiques qui appartiennent aux contexte et environnement socioculturels de l’univers académique occidental de langue anglaise, mais encore entraîne des conséquences bien concrètes sur la pratique et le potentiel de réseautage des féministes de langue française. Une indéniable cécité conceptuelle résulte alors de la méconnaissance ou de l’oblitération de la nature plurielle et diversifiée des perspectives féministes développées dans les pays non anglophones. Déjà, en 1995, Christine Delphy dénonçait les stratégies de sélection et le détournement théorique que peuvent subir en de telles circonstances les visions plus politiques du féminisme et de ses objets, tandis qu’Huguette Dagenais (1999 : 13-14), à l’occasion du premier Colloque de la recherche féministe dans la francophonie, insistait sur les « problèmes associés à l’exercice périlleux de la traduction ». Elle soulignait également fort à propos, qu’à l’ère de l’Internet, « parler de l’amplification de la dominance de l’anglais dans le monde scientifique [était] devenu un truisme ». Personne n’ignore que la circulation et la communication d’idées en sciences humaines et sociales demande de comprendre le langage de l’autre. Cela n’est cependant en aucun cas suffisant pour établir un véritable échange : les notions utilisées, les fondements théoriques, les univers de référence des unes et des autres étant fortement liés à des environnements culturels, historiques et politiques spécifiques. Les concepts et les paradigmes utilisés dans une langue ne renvoient pas nécessairement à la même problématique ou réalité dans une autre langue et demanderaient à être retraduits. Il se peut même que ces concepts et paradigmes ne trouvent pas de résonances dans des horizons intellectuel et social autres. La teneur des débats engagés lors de la conférence internationale de Beijing (1995) ou encore de la Marche mondiale des femmes en l’an 2000 a amplement démontré que de grandes revendications féministes, telles celles touchant le droit des femmes à l’autodétermination sur leur corps ou encore le concept d’égalité entre les femmes et les hommes, ne renvoient pas nécessairement à des interprétations ou des expériences comparables et ne présupposent pas les mêmes revendications et stratégies dans l’esprit des femmes africaines, asiatiques, arabes pour ne nommer que celles là. Dès lors, la domination de la langue anglaise sur la construction de la pensée féministe mainstream génère plus d’un paradoxe et constitue de toute évidence une source d’approximation, sinon de confusion. L’invention du French feminism Une des plus éclatantes illustrations de ce phénomène est sans aucun doute la caricature qu’une large partie de la littérature anglophone offre d’un French feminism dans lequel peu de féministes françaises, théoriciennes ou militantes, se reconnaissent ou se logent (Moses, 1996). Les quatre définitions du French feminism présentées au tableau 1 ont été retenues pour leur exemplarité et illustrent de manière particulièrement significative ce que Christine Delphy (1995) a appelé « l‘invention du French feminism ». Amalgamé à la seule analyse de la « différence sexuelle », le French feminism s’y voit réduit à la production de quelques universitaires et celle, plus particulièrement, de Luce Irigaray, Hélène Cixous et Julia Kristeva, dont le rapport avec le féminisme français, à l'exception de la première, est pour le moins marginal sinon douteux, alors même que la concordance théorique et la complémentarité de leur approche respective demeurent à être démontrées. Comment une vision aussi spécifique, tronquée et fabriquée de l’extérieur du féminisme français en est-elle venue à être perçue par le monde anglo-saxon comme « nationale », à la quasi exclusion et disqualification de toute autre posture féministe ? Comment s’expliquer, en dehors de l’impact non négligeable des effets de traduction, une réappropriation aussi sélective et une réélaboration aussi douteuse sous le vocable de French feminism des travaux de cette « sainte Trinité » et de leurs inspirations masculines Derrida, Lacan, et Foucault, qui seront par ailleurs au centre de l’œuvre de Judith Butler ? Tout se passe, pour reprendre ici un commentaire d’Elena Varikas (1993), comme si la désignation de « français » effaçait ou rendait secondaires les tensions sérieuses entre les oeuvres de Cixous et d’Irigaray (ou encore celles de Lyotard et de Derrida). Un tel réductionnisme contribue non seulement à créer une impression de statisme et à occulter « les positions théoriques les plus influentes » de la réflexion des féministes françaises et des autres pays de la francophonie, « mais encore empêche de réfléchir sur les conditions dans lesquelles leurs positions multiples ont émergé », s’affrontent et continuent de se développer. Sans doute faut-il remonter aux premières traductions présentées dans la revue Signs des travaux de Julia Kristeva (1975) et d’Hélène Cixous (1976) et au succès de la diffusion en 1980 de l’anthologie de Marks et de Courtivron (1980), New French feminisms, pour entrevoir les premiers signes de cette démarche d’oblitération qui ne fera que s’amplifier au cours des années[1] et mènera éventuellement à l’établissement
d’une adéquation quasi-totale par les auteurs et auteures anglophones entre le French feminism et une entreprise littéraire et philosophique pour le moins marginale de celui-ci. Pour Marks et de Courtivron, (1981 : XI-XII), il s’agissait vraisemblablement à l’origine d’établir la particularité d’une « nouvelle » mouvance féministe française plus « littéraire », plus « philosophique » et donc nécessairement plus éloignée des démarches égalitaristes et radicales, plus militantes – et dont l’originalité était, à leurs yeux, d’entrer en discussion avec la psychanalyse et le discours déconstructionniste pour développer une « pensée de la différence » qui tienne compte de la « dualité fondamentale des femmes » (Zaïdman, 2003) Or, l’effet pervers de leur mode de présentation des textes français tout comme l’importance disproportionnée qu’elles accordent aux contributions de Cixous, Irigaray et Kristeva sont de toute évidence à l’origine du recouvrement qui s’opérera très rapidement entre l’appellation New French feminism » et celle de French feminism ». Déplacement responsable de la construction d’un French feminism « made in America » (Moses, 1996) qui propose une vision partiale et partielle, voire erronée, du développement des théories féministes en langue française et qui fait le silence sur la diversité des approches et des propositions[2]. Selon Toril Moi (1987), ce serait la dimension exotique de ce French feminism qui lui aurait permis de supplanter toutes les autres approches et de bénéficier de traduction dans les pays anglo-saxons. Pour Christine Delphy (1995), cet « Autre exotique » aurait plutôt été inventé afin de permettre à un groupe d’universitaires de se distancer de leur propre tradition féministe matérialiste ou socialiste et de proposer une relecture moins critique des institutions patriarcales qui devenait du fait même plus facilement acceptable et assimilable. Constat que reprend Claire Moses (1996 /2002 : 243) lorsqu’elle affirme : « […] ce sont les féministes américaines qui sont en position dominante et se sont approprié une partie de la culture française à des fins nationales, sans égard pour la population ou le contexte français ». Autrement dit, poursuit Eleni Varikas (1993 : 61), il s’agit à toutes fins pratiques d’une « appropriation sélective et d’une réélaboration hégémoniques par certains cercles universitaires américains,[3] particulièrement parmi les post-modernes et les post structuralistes, de la pensée d’un certain nombre d’intellectuels français qui sont rarement regroupés ainsi en France et qui, pour la plupart, n’accepteraient probablement pas cette désignation ». Cette réélaboration hégémonique, pour reprendre les termes d’Éleni Varikas, témoigne de la cécité conceptuelle qui résulte de la méconnaissance ou de l’oblitération de la nature plurielle et diversifiée des perspectives féministes développées dans des pays non anglophones. Dans le même esprit, Christine Delphy (1995) évoque quant à elle les stratégies de sélection et le détournement théorique que subissent en de telles circonstances les visions plus politiques du féminisme et de ses objets. Quant à Immanuel Wallerstein (1998) , observant la tendance à l’ethnocentrisme des auteurs et auteures de langue anglaise, il déplore ouvertement le fait que « certains de nos collègues américains, de même que britanniques, canadiens et australiens, sont souvent victimes de leur propre situation linguistique privilégiée, parce qu’ils se révèlent incapables ou non intéressés à connaître et à comprendre différentes traditions et perspectives culturelles. ». L'absence de références bibliographiques à des travaux écrits ou traduits dans des langues autres que l'anglais en études féministes constitue une preuve irréfutable à l’appui de ces propos et de l’appauvrissement conceptuel susceptible d’en résulter. Les données consignées aux tableaux suivants permettent de prendre conscience de l’étendue de l’hégémonie exercée sur « l’histoire des savoirs » en général et sur la conception « made in America » du féminisme français, en particulier. Le premier exemple (voir Tableau 2) est tiré d’une publication récente dirigée par Lorraine Code de l’Université York en Ontario, et qui a pour titre prometteur : l’Encyclopédie des théories féministes. Éditée en 2000 et rééditée en 2004 par la réputée maison Routledge, sa facture illustre bien la profondeur du clivage qui sépare les communautés féministes francophones et anglophones et l’ampleur du fossé communicationnel qui marque les relations entre les deux communautés linguistiques en études féministes. On y note que sur les 259 auteures retenues pour rédiger l’Encyclopédie, aucune francophone n’a été sollicitée, tandis qu’aucune auteure ne provient d’une université de la francophonie, pas plus du Québec, de France que d’Afrique. Quant au Tableau 3, il met en lumière l’absence flagrante et quasi-totale de références à des textes de langue française, alors que les choix bibliographiques opérés dans ce même ouvrage révèlent la méconnaissance et un désintérêt difficilement justifiable pour tout type de productions féministes québécoises et plus largement de langue française, tout comme elle entérine l’hypothèse de l’hégémonie de la langue anglaise sur l’identification des théories féministes et la mésinterprétation par les féministes de langue anglaise du féminisme français[4] : à croire que Althusser, Derrida, Foucault et Lacan seraient les véritables pères fondateurs du féminisme français et que Cixous, Irigaray et Kristeva en seraient les porte-étendards. Une même situation est observée dans le recueil de texte Contemporary Feminist Theories édité par Stevi Jackson et Jackie Jones en 1998, qui se donnait pourtant comme objectif de refléter la diversité de la théorisation féministe (Tableau 4). Sur 16 auteures sollicitées pour compléter l’ouvrage, aucune auteure ne provient d’une université de la francophonie et le jeu des références, à une ou deux exceptions près, témoigne encore d'une conception étriquée du French feminism, quoique les éditrices se disent conscientes de l’importance du débat sur le patriarcat et les classes de sexe dans le champ féministe des pays francophones. À l’exception d’une seule, toutes les références à Christine Delphy et celles à Guillaumin, Mathieu, Plaza et Wittig appartiennent aux deux textes produits par l’une des éditrices du volume, Stevi Jackson, qui connaît très bien notamment l’œuvre de Delphy pour y avoir consacré un essai en 1976 dans la série Women of Ideas. Soulignons également l’absence totale d’auteures québécoises de langue française. Pour les autres auteures réunies au sein de ce recueil, le sort réservé au féminisme français est le même que celui précédemment décrit.
Le travail de recension effectué, dont les tableaux ci-dessus ne révèlent que la pointe de l’iceberg, nous amène à conclure que le contrôle anglo-saxon sur la diffusion des travaux favorise une transmission prépondérante, non seulement des théorisations anglo-américaines, mais aussi de leur re-interprétation, parfois partielle, partiale voire erronée des outils théoriques développées dans une autre langue. C’est à travers une telle trajectoire hégémonique que le dispositif paradigmatique et conceptuel développé en études féministes risque de se voir affaibli, sinon miné. Ainsi, dans le cas du French feminism, la création et la valorisation outre-atlantique de son appareillage conceptuel et de ses antécédents postmodernes et poststructuralistes, de même que la visibilité accordée à un ensemble spécifique de concepts et d’approches ont conduit, subséquemment et ironiquement, à l’exportation internationale de ce même appareillage. Appareillage, dans lequel, précise Claire G. Moses (1996/2002 : 238), « le langage devient la clé de voûte de la lutte féministe, principalement influencée par la psychanalyse lacanienne et autres théories (post) structuralistes du langage, notamment la déconstructrion ». C’est à l’intérieur de ce rapport hégémonique que nous entendons aborder la question du recours de plus en plus « institutionnalisé » à la notion de genre en études féministes, développement qui appelle, selon nous, une réflexion concertée quant à l’intérêt théorique, politique et stratégique de son usage. Le genre dépolitisé Selon la proposition largement acceptée de Joan Scott (2000 : 126), le terme « genre » représente une « catégorie utile d’analyse historique » et recèle des « possibilités inexplorées ». Les différentes significations qui lui sont accolées donnent sans doute raison à Scott sur le dernier point. Mais dans la mesure où le terme recouvre également « une vaste gamme de positionnements théoriques » (Le Feuvre, 2003 : 44), tant au sein d’un même univers linguistique que dans des univers linguistiques différents, l’usage polysémique du terme introduit plusieurs équivoques qui nuisent à son intelligibilité, d’autant qu’en français, selon Le Littré, le terme renvoie à prime abord « au caractère commun » de différentes espèces ou encore à des catégories grammaticales et littéraires bien définies. Ce flou notionnel qui accompagne l’usage actuel du terme, voire ses acceptions divergentes sont sujets de préoccupations pour bon nombre de chercheures féministes francophones qui, à l’instar de Marie-Victoire Louis, se demandent Dis-moi, le genre, ça veut dire quoi ? [5]. Pour tenter d’illustrer son malaise face à l’utilisation de plus en plus massive du terme « genre » dans les recherches, les politiques et les institutions, cette dernière s’est livrée à un inventaire qui, même s’il demeure partiel de son propre aveu, s’avère des plus révélateurs quant à la confusion et au flou sémantique qui entourent son emploi généralisé, Le tableau 5 a été réalisé à partir de l’essai de Marie-Victoire Louis. Celle-ci parvient à relever pas moins de 25 définitions du mot genre et à y associer plus d’une cinquantaine d’univers théoriques et thématiques. Or, dès lors que théoriser ou plus largement faire de la science demande de « savoir ce que parler veut dire », la multitude et la diversité des univers conceptuels et thématiques auxquels est associé le terme « genre » dans les sciences sociales de langue française[6] sont non seulement susceptibles d’introduire davantage d’embrouillement que de clarification, mais aussi de vider le concept de toute cohérence analytique et de son potentiel politique, comme l’indique par ailleurs Michèle Riot-Sarcey (2003 : 86) : « le mot, par l’usage qui en est fait, représente une totalité englobante, en perdant sa vocation conceptuelle » Tableau 5 : Inventaire des thématiques et significations accolées au terme genre
Ce point de vue est également celui de Paola Melchiori (2000 : page), présidente de l'Université Libre des femmes de Milan, qui affirme : « Maintenant que la notion de genre s'est imposée partout, des universités américaines aux organismes politiques de développement dans le tiers monde, on peut commencer à mesurer l'étendue de la richesse d'analyse perdue. Globalisation du féminisme et homogénéisation de la théorie. S'est-on rendu compte qu'à travers cette homogénéisation des approches, du langage, on perdait un certain pouvoir explicatif comme on laissait échapper certaines pratiques de radicalité politique qu'on aurait dû soigneusement préserver ? » Nombreuses sont les féministes qui partagent cette analyse et considèrent, en continuité avec l’hypothèse formulée par Hurtig, Kail et Rouch (2002 : 7) en introduction à l’ouvrage Sexe et Genre réédité en 2002, que le terme genre apparaît aujourd’hui « probablement plus policé que le terme sexe et [que], du coup, il devient plus acceptable de s’intéresser à ce qui a trait aux inégalités de sexe. » Car, si dans « dans son flou notionnel – ajoutent-elles – le mot genre s’offre l’élégance de l’abstraction, il a surtout l’avantage d’aseptiser des problématiques qui, abordées dans le contexte scientifique sous l’étiquette ‘rapports sociaux de sexe’ et dans le contexte militant sous l’étiquette ‘féministe’, présentent un potentiel conflictuel voire revendicatif » qui rencontre toujours de nombreuses résistances. C’est sans doute pour cette raison que les institutions européennes se sont emparées avec tant de « facilité » du concept, comme le signale Michèle Riot-Sarcey (2003 : 84) : « Les difficultés s’accroissent encore aujourd’hui par l’interprétation « européenne », quelque peu normative de la notion de genre ; la neutralité apparente du mot lui donne une qualité scientifique, […]. Or la banalisation de son usage est plutôt le signe d’une perte de sa dimension critique. » C’est sans doute aussi la raison pour laquelle certaines féministes restent réticentes à l’égard du concept de « genre ». Elles souhaitent ainsi « se démarquer d’une problématique qui, en posant le genre comme premier, ouvrirait la voie aux dérives d’un constructivisme relativiste » (Fougeyrollas-Schwebel, 2003 : 24), incarnées aujourd’hui par exemple par les théories queer selon lesquelles « l’identité individuelle, notamment dans ses aspects sexués, peut et doit être le résultat de choix personnels, variables pour chacun selon les contextes » (Hurtig, Kail et Rouch, 2002 : 8). En effet, il est difficile d’ignorer que dans la plupart des cas, les « études genre » favorisent le déplacement de l’analyse vers la « différence » de même que vers l’observation des rôles masculins et féminins, comme s’il s’agissait de réalités équivalentes. En tel cas, si certains types d’études sur le genre conservent une visée féministe explicite, d’autres types de travaux, de plus en plus nombreux, posent l’analyse du « genre » comme plus inclusive, moins marginalisée et du coup plus près du mainstream pour étudier les rapports entre les hommes et les femmes. Mais ceci, au prix de faire l’impasse sur les notions fortes de la pensée féministe matérialiste contemporaine, à savoir celles de patriarcat, de rapport de pouvoir, de classes de sexes, de matérialité du corps, pour ne nommer que celles-là. Autrement dit, avec le genre disparaît un appareillage conceptuel développé avec la volonté politique explicite de mettre fin au déterminisme des rapports patriarcaux et de poser l’abolition du patriarcat comme objectif premier du féminisme. Certes depuis Ann Oakley (1972), l’approche sociologique associe au terme « genre » la masculinité et la féminité socialement construites, soit, comme le rappelle Irène Jami (2003 : 128) « des attributs sociaux, culturels et psychologiques, acquis par le biais du processus par lequel on devient un homme ou une femme, dans une société donnée, à un moment donné ». Selon toute vraisemblance, la proposition originale d’Oakley, dans Sex, Gender and Society (1972) incita les chercheures féministes américaines à rompre avec une vision naturaliste des rapports de sexe[7] et à élargir leur perspective « au culturel et au social » (Zaidman, 2003 : 16), bien que contrairement au concept de rapports de sexe, le genre continue d’évoquer des questions identitaires, des différences entre les sexes plutôt qu’un « principe d’organisation sociale, » (Zaïdman, 2003 : 16). La contribution d’Oakley aura également permis de prendre acte de l’ampleur et de l’arbitraire des phénomènes de socialisation impliqués dans la construction de la division sexuelle du travail. L’apport de Gayle Rubin (1975) sera de ce dernier point d’une importance particulière dès lors qu’elle met en évidence l’interdépendance systémique entre les droits exercés par les hommes sur la sexualité des femmes de même que sur leurs capacités reproductives et l’obligation à l’hétérosexualité. Cette thèse de la « contrainte à l’hétérosexualité » comme fondement de l’oppression des femmes sera également partagée par Adrienne Rich (1981) et Monique Wittig (1980), notamment. Pour Rubin (1975), la division sexuelle du travail et la sexuation du désir sont, en effet, les bases essentielles à l’oppression économique et politique des femmes et s’incarnent dans ce qu’elle dénomme : le « système sexe/genre », ce dernier étant le produit « d’arrangements sociaux » et de relations sociales de sexualité susceptibles de changer dans le temps et l’espace. Pour Rubin, tout comme pour Oakley, le genre possède donc un caractère culturel et historique marqué, ajoute Rubin, par une relation hiérarchique dont les hommes tirent profit et à travers laquelle ils assurent la reproduction, la continuité de leur domination.[8] À partir des années 1990 cependant, les théoriciennes post-structuralistes, post-modernes, puis queer, auront de plus en plus tendance à poser le genre comme une position et une identité culturelle ou sexuelle parmi d’autres, laissant hors de leur champ d’analyse la division sociale des sexes au profit de la « différence » ou des différences, et de la multiplicité des genres. Notre propos n’est certainement pas d’ignorer leur mise en garde contre les généralisations ou le « chauvinisme de l’universel », selon les termes de Pierre Bourdieu, qu’elles ont réitérées au cours des dernières décennies. Elles sont fondées, ne serait-ce que parce qu’elles signalent, comme l’ont fait bien avant elles les féministes noires américaines, les limites du potentiel explicatif et mobilisateur des grands récits qui ambitionnaient de tout expliquer à travers un seul vecteur. Elles invitent, par voie de conséquence, au développement de réflexions théoriques mieux situées, plus complexes, et revisitées en fonction de l’entrecroisement des différents systèmes sociaux de division, de domination et d’exclusion afin de mieux mettre en perspective le caractère pluriel des identités sociales. Dans le sillage de cette perspective, Scott (2000) revient avec l’idée de recourir au concept de « genre » pour mettre un terme à toute représentation ou interprétation homogénéisante du monde des femmes. Elle voit, nous l’avons déjà mentionné, dans le genre « une catégorie utile d’analyse historique », non seulement pour développer une conscience plus aiguë des différences entre les femmes, et de la variabilité de ces différences dans le temps ou l’espace, mais encore pour explorer et revoir leurs divers effets structurants dans la constitution des groupes sociaux. Le « genre », écrit-elle, est un moyen « de décoder le sens et de comprendre les rapports complexes entre diverses formes d’interaction humaine. » (144) Il est, ajoute-t-elle « une des références récurrentes par lesquelles le pouvoir politique fut conçu, légitimé et critiqué» (147). En tel cas, le « genre » représente en quelque sorte l’outil d’analyse utile pour « concevoir – ajoute De Lauretis (1987 : 2) – le sujet social et les relations de subjectivité à la socialité d’une autre façon : un sujet constitué par le genre et non par la seule différence sexuelle; autrement dit un sujet « engenré » et engendré dans l’expérimentation de la race et de la classe aussi bien que de la relation sexuelle, un sujet dès lors non pas unifié mais plutôt multiple, et autant divisé que soumis à des contradictions ». Avec ces féministes, qui préconisent en quelque sorte d’incorporer la sensibilité déconstructionniste aux modèles féministes d’analyse, nous reconnaissons le caractère limité des analyses basées sur la seule division/hiérarchie des sexes et la nécessité de revisiter la notion d’un « Nous femme » dans ses implications identitaires, théoriques, politiques et stratégiques. De même, nous souscrivons à l’idée que la théorie ou les théories féministes doivent parvenir à développer une vision plus complexe du réel et à redéfinir le sujet politique femme à partir d’une plus grande sensibilité à l’altérité, à la diversité et à la multiplicité. Bref, pour reprendre les termes de Fougeyrollas-Schwebel, Lépinard et Varikas (2005 : 6) à mieux « décliner la diversité des modes de l’assujettissement des femmes ». Par contre, nous ne pouvons que nous montrer dubitatives face à la neutralisation relative du pouvoir explicatif et subversif des théories féministes qui résulte de l’application de cette perspective d’analyse du genre, dans la mesure où elle tend à masquer la primauté sociale et concrète de la dimension hiérarchique des rapports de pouvoir quotidiens dans lesquels femmes et hommes évoluent. Mais ce qui demeure plus troublant de notre point de vue est qu’une telle approche favorise davantage la division que la mise en commun des savoirs et des expériences des femmes. Elle nuit à la construction d’un projet concerté, ponctuel ou à long terme, non pas nécessairement consensuel mais alimenté par une solidarité construite dans l’expérience commune des rapports sociaux de sexe. Toutefois, nous sommes conscientes de I’attraction qu’exerce le questionnement sur le « genre » élaboré par les auteures post-modernes et queer qui, s’inspirant des travaux de Butler (1990) plus particulièrement, postulent le caractère fictif de la binarité du « genre » et du sexe. Ceux-ci n’existeraient qu’à travers des pratiques discursives et perceptives « normatives, régulatrices et contraignantes ». En privilégiant l’analyse des dimensions symboliques et parodiques, ces auteures invitent essentiellement à la compréhension de l’acte citationnel qui donne le sexe comme principe de classification. Or si une telle démarche permet de mettre en lumière la dimension socioculturelle coercitive de la construction des rapports de sexe et la normativité de leur perception binaire, tout comme elle permet de se projeter de manière personnelle dans un système qui organise la division et la hiérarchie, une telle lecture favorise le déplacement du regard sociologique du sexe social et de la matérialité des corps sexués vers « l’identité sexuelle » et la « matérialité discursive du corps » (Jackson, 1996 : page). Les perspectives critiques que portait le projet féministe sur les effets pervers historiques de la reconduction de la dichotomie sociale des sexes se voient ainsi évincées, puisque le genre, observe Nicole-Claude Mathieu (2000 : 197-8), est défini comme un construit sans réalité antérieure aux pratiques discursives et qui fait l’impasse sur « la réalité matérielle et historique des oppressions subies par les femmes ». Le brouillage récent du « genre », sous l’influence de l’œuvre de Butler et des théories queer, entraîne donc de nouvelles dérives pour la perspective féministe, en déplaçant l’enjeu stratégique d’analyse de l’identité collective femmes à celle d’individualités « genrées » en tant que représentations. À partir d’une toute autre grille de lecture, Christine Delphy (1994 : 144) reconnaît quant à elle l’intérêt de Penser le Genre en tant que catégorie sociale qui existe du fait de la domination patriarcale. Selon elle, Penser le Genre doit mener à s’interroger sur l’existence même des catégories de genre et sur les conditions historiques qui « transforment une différence anatomique (elle-même dépourvue d’implications sociales) en une distinction pertinente pour la pratique sociale » qui justifie le partage asymétrique du monde entre les hommes et les femmes. Toutefois, sa vision s’éloigne systématiquement de celle de Butler sur un aspect crucial. Delphy s’intéresse peu à la construction discursive de la dualité des « genres » ou à sa présumée instabilité pas plus d’ailleurs qu’au continuum « genré », mais bien, tel le constate Stevi Jackson (1999 : 14), à la réalité matérielle et institutionnelle de « la division des genres comme hiérarchie sociale dans laquelle les femmes et les hommes occupent structurellement des positions de subordonnées et de supérieurs. » Malgré notre adhésion à l’analyse de Christine Delphy, la tendance que nous observons au sein des études féministes, ou devrions-nous dire, des études post-féministes ou des études « genre », nous apparaît laisser trop d’espace à la volonté d’empowerment des femmes blanches de classe moyenne dans une ère où le post-patriarcat n’est pas encore avenu. Une telle perspective ne peut qu’accentuer la fragmentation et le clivage entre les femmes elles-mêmes et placer les études sur les femmes « de plus en plus – et nous citons ici Bronwyn Winter (1997 : 211) – à risque de perdre contact avec le mouvement auquel elles doivent leur existence ». Comment ne pas voir, en effet, qu’un tel changement risque d'isoler, plus encore que dans le passé, les expériences et les théories développées par les féministes du Sud, par les Afro-américaines ou encore par les lesbiennes, autrement dit d’abandonner la définition du féminisme endossée par Christine Delphy (1998) et bell hooks (2000) comme mouvement social visant à mettre un terme à l’exploitation et à l’oppression sexistes ? Dérive des études féministes vers les « gender studies » Jusqu’à récemment, les études « genre » en tant que domaine académique interdisciplinaire étaient essentiellement localisées au sein du monde universitaire anglo-saxon. Depuis quelques années, ces « gender studies », moins connotées politiquement, se multiplient dans des centres de recherches ou des départements francophones qui se dotent ainsi de sections sur le « genre ». L’apparente neutralité du terme « genre » semble rassurante pour les institutions d'enseignement, de recherche et gouvernementales qui ont toujours considéré comme trop idéologiques ou militantes, donc peu scientifiques, les théories et méthodologies féministes. « Le terme continue d’être ressenti par la plupart des gens comme une bicatégorisation anodine », note, pour sa part, Nicole-Claude Mathieu (2000 : 197), ce qui facilite la pratique d’une analyse différenciée selon le sexe. Sans doute, pour certaines collègues, il s’agit là d’une stratégie pour faire « passer » les études féministes en les camouflant sous un terme plus édulcoré que ceux de rapports sociaux de sexe ou d’études féministes, dans un milieu universitaire encore réfractaire à l’analyse féministe. Nicky Le Feuvre (2003 : 45), dans un texte visant à réhabiliter le concept de « genre » et à lui rendre sa dimension critique, reconnaît le fait que l’apparente neutralité du terme permet le recrutement d’étudiantes et d’étudiants qui ne seraient pas venus dans un programme ouvertement annoncé comme féministe : « Si, en outre, ce terme permet d’attirer vers nos enseignements un certain nombre d’étudiant-e-s qui auraient été éloigné-e-s (‘effrayé-e-s’, comme on le dit souvent) par une étiquette plus explicitement féministe, alors tant mieux, cela ne constitue qu’une raison de plus pour l’adopter. ». D’autres cependant y verront l’occasion de traiter de manière symétrique la réalité des femmes et celles des hommes, comme si l’un et l’autre groupe n’étaient pas les deux termes opposés d’un même rapport de pouvoir. C’est du moins la tendance qui semble se dégager d’une étude réalisée par le réseau de coordination belge Sophia[9] qui a interrogé des universitaires francophones sur leur préférence entre « études féministes » ou « études de genre ». Leurs réponses sont éloquentes, et viennent confirmer le bien-fondé de nos inquiétudes. Nous y apprenons que « le terme de genre obtient la majorité des préférences des personnes rencontrées. Par contre, les raisons de ce choix peuvent varier : c’est parfois faute d’autres termes plus adéquats, mais c’est plus souvent parce que le terme genre « passe mieux », car il est moins « connoté » que celui d‘études féministes qui introduit une dimension militante. Cette dernière – observent les analystes de l’enquête – semble avoir été délibérément abandonnée par la majorité des personnes interrogées, car jouer la carte du militantisme féministe au sein d’un centre ou d’un groupe de recherche semble faire peur, peur de ne pas être considérée comme scientifique, peur d’être isolée ». Une telle frilosité, on peut le présumer, explique également pourquoi dans plusieurs universités, la théorie féministe se voit réduite à un projet intellectuel pour comprendre les femmes dans leur individualité ou leur spécificité construite par le discours, plutôt qu’en tant que catégorie sociale ou classe sociopolitique, et dans bien des cas, pour reprendre une observation de Nicole-Claude Mathieu (2002 : 197), la théorisation féministe devient un projet intellectuel qui se consacre aux seuls « aspects symboliques et idéologiques du masculin et du féminin sans référence à l’oppression du sexe féminin ». Aussi, bien que cette évolution ait pu ouvrir une brèche institutionnelle non négligeable sur les questions « femmes », elle s’accompagne d’une évacuation prématurée des enjeux socio-.économiques et politiques spécifiquement inscrits dans les rapports de sexe (Modeleski, 1991), de même que d’un détournement des perspectives féministes de changement au profit d’une analyse apolitique dans lesquelles les différences sont perçues comme relevant de choix personnels ou de performances détachées des discriminations matérielles et idéelles subies par les femmes (Brooks, 1997). Dominique Fougeyrollas-Schwebel (2003 : 24) ajoute que « [d]’autres auteurs craignent la dilution, par l’usage généralisé du terme de genre, des problématiques fondatrices du genre comme rapport hiérarchique et analyse de la domination masculine. En effet, alors même que des perspectives ouvertes par des auteurs féministes ont suscité un renouvellement des recherches, notamment de la sociologie de la famille, du travail, des politiques sociales, une des façons les plus courantes de se démarquer d’un étiquetage féministe a été la promotion du terme de genre ». De tels effets sont repérables sur le terrain de la pratique sociologique féministe ; ainsi, les colloques sur le « genre »[10] auxquels nous avons assisté récemment nous ont permis d’observer in situ à quel point le « genre » est utilisé dans la majorité des recherches comme variable de classement et non comme grille de lecture critique. Il en résulte des analyses différenciées selon les genres, certes intéressantes mais largement descriptives desquelles est absente une analyse critique et stratégique des rapports de pouvoir et de division induits par le patriarcat. Nos expériences dans ces colloques nous prouvent que l’on peut fort bien travailler sur le genre sans avoir adopté une perspective féministe. Conclusion C'est pourquoi nous sentons aussi fortement le besoin de défendre l’idée que des concepts trop rarement rencontrés aujourd'hui dans la foulée des thématiques imposées, entre autres par le mainstream féministe anglophone, doivent être remis à l’ordre du jour de nos préoccupations théoriques et stratégiques pour préserver la dimension politique du féminisme et ses objectifs de mettre un terme à l’oppression de toutes les femmes. Il nous semble, en effet, que le déplacement des efforts de réflexion et d’analyse en études sur les femmes ou en études de « genre » sur les questions d’identité et de différence mène inévitablement à une dépolitisation de la question femmes au profit d’approches conservatrices et individualisantes. Car non seulement, ces approches retournent aux femmes l’entière responsabilité de leur libération et les privent d’une base d’action commune et solidaire – comment en effet envisager une politique féministe commune sur la base d’intérêts particuliers ? – mais encore elles remettent en cause l’intérêt et la pertinence de reconsidérer l’expérience féminine de la différenciation sexuelle et de la division sexuelle du travail dans leur interdépendance avec les relations de pouvoir ancrées dans la reconduction constante et instrumentale de l’interaction entre patriarcat, capitalisme et racisme. En effet, comment penser le recouvrement, l’entrecroisement des rapports de pouvoir quand le « genre » a l’effet inverse d’occulter les logiques de division et de hiérarchie et de penser non pas le social mais l’individu en termes d’identité ? Le passage du « gender » anglo-saxon au « genre » francophone nous apparaît donc équivoque, et s’accompagne, à notre sens, d’une absence de définition cohérente et d’une polysémie qui nuisent à son intelligibilité. De même, il nous apparaît que l’utilisation de plus en plus généralisée du terme « genre » pose le problème de la prééminence accordée par certaines universitaires anglophones à un appareillage conceptuel dont elles contrôlent souvent mal les antécédents disciplinaires et théoriques et leurs conditions de production, comme le montre l’exemple de la création du « French feminism ». Selon toute vraisemblance, il ne suffit pas de traduire un terme pour qu’il devienne concept et le processus d’appropriation d’un élément théorique étranger ne peut faire l’économie d’une réflexion éclairée sur ses conditions de production, issues de son univers culturel, scientifique et théorique d’origine et sur les enjeux politiques qui accompagnent et qui légitiment sa traduction. De ce point de vue, la récupération d’un « French feminism » factice par les féministes américaines dans un contexte d’hégémonie de la langue anglaise a contribué à orienter la trajectoire d’un féminisme politique vers un féminisme identitaire, ce que nous ne pouvons, en tant qu’intellectuelles et militantes féministes, que regretter. Références bibliographiques Brooks, Ann (1997). Postfeminisms: Feminism, Cultural Theory and Cultural Forms. London: Routledge. Butler, Judith (1990). Gender Trouble. Feminism and the Subversion of Identity. New York and London: Routledge. Cixous, Hélène (1976). “The Laugh of the Medusa”. Signs, vol.1, no.4, pp. 875-893. Code, Lorraine (2000). Encyclopaedia of Feminist Theories. London: Routledge. Dagenais, Huguette (1999). « La Recherche féministe dans le monde francophone: nouveaux enjeux, nouveaux défis au seuil du troisième millénaire », in Huguette Dagenais (ed.) Pluralité et convergences. La Recherche féministe dans la francophonie, pp. 13–54. 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[1] Dans leur introduction, Marks et de Courtrivon observent que seuls les écrits de Cixous, Duras, Kristeva, Wittig et Simone de Beauvoir sont disponibles en traduction anglaise. Ce qui implique déjà une élection préalable. [2] Les textes de Delphy (1995) et de Claire Moses (1996/2002) constituent des références obligées pour mieux comprendre le processus historique, intellectuel et politique à travers lequel s’est imposée cette représentation faussée du féminisme français. [3] fortement concentrés en études littéraires ajouterions-nous. [4] xxiv : “The aims of the project … were to define a resource for students and teachers across the academic disciplines…” […] “Thus it contains little historical material… nor does it deal extensively with feminist theories initially written in language other than English. The principal exception is French feminist theory which, although it does not receive comprehensive treatment here, is the subject of several entries written to acknowledge the resources that many English-speaking feminists have found in French theory…” [5] Lire sur le site http://www.marievictoirelouis.net [6] On peut se demander s’il n’en est pas de même en langue anglaise, d’ailleurs. [7] Concept qui à notre connaissance ne trouve pas son équivalent dans la langue anglaise. [8] Pour la poursuite de cette discussion, voir Jami, Irène (2003). « Sexe et genre : les débats des féministes dans les pays anglo-saxons (1970-1990) », in Ilana Löwy et Hélène Rouch (coord.), « La distinction entre sexe et genre. Une histoire entre biologie et culture », Les Cahiers du Genre, no.34. [9] Résultats de l’étude sur le site www.sophia.be/scripts/dossiers/colloques.php?Ing_label=fr&date=coll2005-06-21 [10] Par exemple “Genre et militantisme” à Lausanne en 2004 ou encore “Le genre au croisement d’autres rapports de pouvoir” à Paris en 2005. note biographique
Francine Descarries est docteure en sociologie, de Université de Montréal. Elle est professure au Département de sociologie de Université du Québec à Montréal (UQAM) depuis 1985 et membre du Comité Externe de direction du Fond pour la Recherche de la Condition Féminine Canada, ainsi que membre du Comité d´edition de la Fédération canadienne de Sciences Humaines et Sociales. Francne Descarries est actuellement directrice universitairede l´Alliance de Recherche IREF-Relais Femmes, qui joint plus de 25 chercheures et 20 groupes communautaires. Elle est membre fondactrice de Institut de recherches et d’études féministes de l’UQAM, et ses recherches se penchent sur les théories féministes, les mouvements des femmes au Québec, la maternité et l´articulation famille-travail dans l´expérience des femmes.
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féministes/ estudos feministas |