labrys, études féministes/ estudos feministas
julho/dezembro2007- juillet/décembre 2007

Un savoir à nous ... des pionnières des études féministes au Québec retracent leur expérience.

Introduction au dossier

Francine Descarries,

département de sociologie et Institut de recherches et d’études féministes (IREF), Université du Québec à Montréal (UQAM)

Les six essais réunis dans le présent dossier offrent une narration de première main sur les expériences personnelles et professionnelles d’universitaires qui ont été à l’origine du développement et de l’institutionnalisation des études féministes et de la recherche sur les femmes au Québec. Extraits d’un livre à paraître en anglais, au printemps prochain, aux Presses de l’Université Laurier, Minds of Our Own: Inventing Feminist Scholarship and Women’s Studies in Canada and Québec, 1966–76, sous la direction de Wendy Robbins, Meg Luxton, Margrit Eichler et moi-même, ils sont présentés ici dans leur version originale française ; les Presses de l’Université Laurier nous ayant accordé la permission de les reproduire dans Labrys pour assurer leur plus grande diffusion auprès du lectorat francophone.

Écrits à la première personne du singulier, chacune des narrations recueillie est différente et adopte un angle d’exposition particulier. Toutes les auteures avaient reçu une liste de douze questions[1] et celles-ci, étaient libres de répondre à l’une ou plusieurs de ces questions.  Aucun essai ne présente donc un portrait complet de la situation, bien qu’il soit facile de dégager une trame qui les traverse tous.  Il est clair, en effet, que chacune des pionnières, qui ont eu la générosité de partager leur expérience avec nous, ont cheminé de manière plus ou moins isolée ou avec quelques collègues. Elles n’ont bénéficié d’aucun antécédent ou d’aucune structure organisationnelle pouvant les appuyer dans leurs démarches initiales. Elles ne disposaient que de peu d’ouvrages de référence, encore moins, de ressources matérielles et, bien sûr, elles n’ont eu accès à aucun mentorat féministe. De surcroît, elles ont souvent dû faire face à des résistances plus ou moins explicites de la part de collègues universitaires qui souvent remettaient en question la légitimité même d’un savoir féministe ou de leurs pratiques scientifiques. De toute évidence, la conviction qu’il était possible de faire de la science autrement et le désir de corriger une situation inéquitable à leur égard, et plus largement à l’égard de toutes les femmes, ont alimenté leur détermination et leur désir de contribuer au développement d’une connaissance formelle et critique sur les rapports sociaux de sexe.  Ensemble, les six essais constituent donc un témoignage unique et important. Ils nous ramènent à la vraie et complexe histoire de l’institutionnalisation des études féministes au Québec. Ils permettent aussi de mettre en lumière la spécificité, mais aussi les convergences, de leur développement par rapport au reste du Canada.   

L’idée de colliger ces narrations est née de quelques constats bien concrets partagés par l’équipe éditoriale à savoir que plusieurs des premières professeures d’université en études féministes au Canada, comme au Québec, étaient déjà à la retraite ou étaient sur le point de la prendre. Or, si chacune d’entre nous, possédaient sa propre lecture des conditions d’émergence des études féministes au cours des années 1960 et 1970 au Québec et au Canada, particulièrement dans nos milieux respectifs, il ne faisait aucun doute que plusieurs éléments nous manquaient pour documenter, à partir de nos recherches antérieures, la multiplicité des facettes et des expériences que révèlent les témoignages réunis dans Minds of our Own et les préserver de l’oubli.  Il nous apparaissait aussi clairement, qu’en dépit de l’existence d’informations pouvant être glanées ici et là, peu de nos étudiantes et étudiants étaient en mesure d’imaginer l’ampleur des embûches intellectuelles et sociopolitiques rencontrées par les premières pionnières pour imposer les études féministes en tant que  champ légitime d’étude et de recherche, alors que le contexte social et politique plus large dans lequel cette ambition a vu le jour est souvent méconnu ou sujet à mésinterprétation. Il est, en effet, difficile pour les jeunes générations d’intellectuelles de s’imaginer à quel point les femmes étaient exclues des lieux de production du savoir et combien la cécité androcentriste qui marquait les modèles prétendument objectifs des sciences de l’Homme ont forcé les féministes « non seulement [à] repenser la science dans tous les  domaines, mais [à] se préparer aussi à en assumer elles-mêmes la diffusion » comme le soulignait l’une des auteures des essais,  Nadia Fahmy-Eid, dans une note aux éditrices. 

Ce « devoir de mémoire » s’impose d’autant, pour reprendre à nouveaux les termes de Nadia Fahmy-Eid qu’il « s’agit d’études qui n’ont pas toujours laissé de traces évidentes dans les archives institutionnelles et qui, de ce fait, risquent à l’avenir d’être de plus en difficiles à retracer. Pour pallier la pauvreté actuelle des archives sur ce sujet, un travail de mémoire incombe donc aux ouvrières de la première heure dont je suis, un travail qui s’impose également comme un devoir de mémoire lorsqu’on pense aux générations de femmes – et d’hommes - qui nous  suivront ».  Enfin, il est clair que nous cherchions également, en retraçant le parcours de ces féministes universitaires, à faire la preuve que, même dans leur formulation initiale, les études féministes n’avaient pas été insensibles au processus de co-construction des rapports sociaux de division et de hiérarchie comme le laissent trop souvent entendre certaines admonitions contemporaines formulées au sein même de la mouvance féministe ou à sa marge. Certes, l’urgence de produire des connaissances sur les femmes et celle de développer des modèles théoriques et stratégiques, pour comprendre et contrer la reproduction de la division sociale des sexes, pouvaient parfois donner l’impression contraire, mais trop de textes et de témoignages convergent pour accréditer une telle critique.

Clairement, plusieurs autres témoignages auraient pu compléter le présent dossier.  Certaines personnes sollicitées n’ont pas pu le faire pour cause de maladie ou  manque de temps.  D’autres n’ont tout simplement pas répondu à l’appel de communication. Enfin il est évident que notre décision éditoriale de solliciter les témoignages que des seules pionnières engagées en recherche ou en enseignement féministe avant l’année universitaire 1975-76 a entraîné l’exclusion de plusieurs initiatives et fondations importantes du seul fait qu’elles tombaient à l'extérieur de la période retenue[2]. Je pense en particulier à la contribution pionnière d’une Jeanne Lapointe, éminente professeure de littérature à la Faculté des lettres de l’Université Laval de 1938 à 1987 dont parlent avec tant d’admiration mes collègues féministes de Laval, mais qui ne donnera, selon ses biographes, qu’à l’automne 1978 son premier cours à orientation explicitement féministe, Les femmes dans l’idéologie et la littérature. Je pense également à la création du Groupe de recherche multidisciplinaire féministe (GREMF) en 1982-83 par une quinzaine de professeures, étudiantes et professionnelles de diverses écoles et facultés de l’Université Laval et dont la première coordonnatrice a été Huguette Dagenais.  Pour ma part, c’est en 1978 en collaboration avec deux collègues étudiantes, Isabelle Lasvergnas et Zaïda Radja, que nous avons mis sur pied un premier cours en sociologie de la condition des femmes au département de sociologie de l’Université de Montréal. Mon témoignage personnel et ma trajectoire subséquente en études féministes n’appartiennent donc pas à l’époque considérée.

Bref, les essais que je vous invite maintenant à lire offrent une biographie collective des toutes premières universitaires féministes québécoises. Ils nous fournissent une vue d’ensemble sur les trajectoires personnelles et l’activisme féministes qui ont rendu possible une ouverture aux études féministes dans les universités québécoises à la fin des année 1960 et au début des annés 1970.  Ils offrent ainsi un éclairage nuancé sur les différentes incitations et difficultés qui ont accompagné la création d’une nouvelle façon de voir le monde du point de vue des femmes et sur les embûches qui ont dû être surmontées pour développer un champ nouveau de savoirs.


 

[1] Soit, 1) Qu’est-ce qui vous a amené-e à vous impliquer en études féministes ? 2.Qui ont été vos alliés-es ou mentors dans cette démarche ? 3.  Quels ont été les principaux défis, personnels, intellectuels,     professionnels ou politiques que vous avez eus à relever ? 4.         Quels sont les idées, les paradigmes que vous avez remis en question ? 5. Qu’est-ce qui vous a permis de faire cette remise en question ? 6.     Quelles étaient alors les principales questions débattues ?  7. Quel a été l’impact majeur du féminisme sur le développement des connaissances au cours de cette période ? 8. Quels ont été les groupes féministes ou autres groupes sociopolitiques avec lesquels vous avez été associé-e au cours de cette période ? 9.            Vers quoi vous a mené cette participation initiale dans le domaine des études féministes ? Que faites vous maintenant ? 10. Quelles sont, à l’origine, les auteures et les auteurs féministes qui ont           influencé votre pensée et vos recherches ? 11.    Aujourd’hui, quelles auteures ou théories féministes s’avèrent déterminantes dans votre compréhension du féminisme comme mode de pensée et d’action ? 12. Au début, comment les questions d’anti-capitalisme, d’impérialisme, de colonialisme, de classe, de race ou d’orientation étaient-elles abordées ?

[2] S’il était facile de concevoir qu’aucun cours en études féministes n’existait au Canada et au Québec avant 1965, il nous a été beaucoup plus difficile d’établir la limite supérieure de la période à retenir.  Le fait que l’Année Internationale de la femme ait été célébrée en 1975 n’est certainement pas étranger à cette décision.  Il nous semblait, en effet, que celle-ci marquait un moment charnière dans l’histoire du mouvement des femmes en autant que l’impact des revendications et des luttes des femmes commençaient à se faire sentir dans l’espace public alors que les critiques féministes, sinon l’enseignement féministe commençaient s’infiltrer dans différents champs du savoir universitaire.

 

Francine Descarries, département de sociologie et Institut de recherches et d’études féministes (IREF), Université du Québec à Montréal (UQAM) note biographique

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