labrys, études féministes/ estudos feministas
julho/dezembro2007- juillet/décembre 2007

Il était une fois le mouvement féministe… à l’origine des études féministes

 

Nadia Fahmy-Eid

            Repenser le savoir dans tous les domaines ! Le projet d’une telle révolution intellectuelle – car c’en était véritablement une – ne peut s’expliquer en dehors du contexte social où il a vu le jour. D’où la nécessaire référence au mouvement féministe tel qu’il s’est manifesté au milieu des années 60 dans plusieurs sociétés occidentales, et plus particulièrement aux États-unis, puisque ce fut là que les militantes féministes canadiennes et québécoises puisèrent leurs premières sources d’inspiration. En ce qui a trait aux Québécoises, on doit ajouter au modèle américain celui qu’a représenté la France, en raison des affinités linguistiques et culturelles qui nous liaient déjà à ce pays.

            Cependant, les luttes sur le terrain, ainsi que la création de cours ou de programmes d’études féministes ont adopté des formes et des tempos différents d’une société à l’autre. Ainsi, l’onde de choc qui a pris naissance aux États-Unis au milieu des années 60 se propagera très vite au Canada et au Québec, tout en s’y développant à un rythme et selon des modalités qui nous furent propres.

            Lorsque l’on évoque les débuts du mouvement féministe américain, il est difficile de dire si le coup d’envoi a commencé avec le dépôt, en 1963, du rapport de la Commission présidentielle sur le statut des femmes ou bien si l’élément déclencheur fut plutôt la publication, la même année, de La femme mystifiée de Betty Friedan. Chose certaine, dans le mouvement féministe américain, l’action et la prise de parole des femmes iront désormais de pair. Nous suivions de près les luttes menées, depuis 1966, par la National Organization for Women (NOW), puis par le Women’s Liberation Movement, créé en 1968, qui lance la même année la revue Voice of the Women’s Liberation Movement et organise un premier congrès à l’échelle nationale. Rappelons que le mouvement féministe américain s’est radicalisé d’autant plus vite qu’il a vu le jour dans un climat social effervescent marqué par les luttes anti-racistes (où s’affirment les activistes noires américaines) ou encore par les manifestations contre la guerre au Vietnam. La pensée des féministes américaines qui s’est exprimée à travers certains écrits phares, a eu, autant que leurs luttes sur le terrain, un impact considérable sur les intellectuelles féministes d’ici. Nous avons toutes lu, à l’époque, La politique du mâle de Kate Millet, La dialectique du sexe de Shulamith Firestone, ou encore La femme eunuque de Germaine Greer.

            En ce qui concerne la France, et dans le sillage de la révolte de mai 68, nous redécouvrions, en même temps que les Françaises, Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir. Nous avons suivi également de près les luttes menées par les féministes françaises qui créaient, en 1970, le Mouvement de libération des femmes (MLF) où se côtoyaient plusieurs tendances idéologiques, et qui collaborera très vite avec d’autres groupes féministes, dont le Mouvement pour la liberté de l’avortement et pour la contraception, le groupe CHOISIR de Gisèle Halimi, ou encore la Ligue du droit des femmes, afin d’obtenir la décriminalisation de l’avortement. Quant à S.O.S Femmes-Alternatives, une émanation de la Ligue, elle mettra sur pied les premiers refuges pour femmes victimes de violence, un modèle déjà implanté aux États-Unis et qui inspirera les militantes féministes un peu partout au Canada.

            En tant que francophones nous étions plus promptes au Québec que dans le reste du Canada à suivre de près l’action et à lire les écrits des féministes françaises, à discuter aussi de leurs divergences idéologiques. Je pense en particulier à des revues qui alimentèrent de façon importante notre réflexion et nos échanges, comme ce fut le cas de Partisans, des Cahiers du Grif, ou encore de Questions féministes, qui nous familiarisèrent, entres autres, avec les thèses de Christine Delphy et de Colette Guillaumin sur les fondements de l’oppression et de l’exploitation des femmes. Il y eut également, en 1975, la publication du livre-choc de Benoîte Groult, Ainsi soit-elle, qui nous a marquées de façon durable dans la mesure où il révélait l’existence, à travers des sociétés et des époques différentes, de discours et de pratiques qui fondaient et perpétuaient la violence et même la haine envers les femmes. Les questions discutées dans l’ensemble de ces écrits pouvaient être d’ordre théorique ou pratique, mais elles plongeaient le plus souvent leurs racines dans le vécu de toutes les femmes. Ainsi, qu’il s’agisse de contraception, d’avortement, de travail ou d’éducation, nous nous sentions toutes concernées. Ce n’est donc pas étonnant si ces sujets figureront en bonne place dans nos futurs cours sur la condition des femmes.

            Comme aux États-unis et en France, et même si ce fut à une moindre échelle, le climat social au Canada et au Québec était marqué, depuis la fin des années 60, par une agitation sociale intense. Au Québec en particulier, la crise d’Octobre 1970 et la répression dont fut l’objet le Front de libération du Québec (FLQ) avaient exacerbé le sentiment nationaliste et la méfiance à l’endroit des gouvernants. De plus, les affrontements politiques qui se déroulèrent, jusqu’au milieu des années 70, déboucheront au Québec sur des luttes syndicales très dures et des affrontements répétés entre travailleurs et gouvernement. Très vite, ce sera l’ensemble du système économique capitaliste que les groupes marxistes et d’extrême gauche remettront en question.

            C’est donc sur un fond de remises en questions multiples et radicales que les luttes féministes se déroulèrent au Québec. Or, si les travailleurs se trouvaient exploités, les femmes réalisaient désormais qu’elles l’étaient doublement, à la fois comme travailleuses et comme femmes. La conscience d’une oppression spécifique liée à leur sexe débordera d’ailleurs le cadre strict des salaires ou de l’emploi pour englober tous les aspects de leur vie de femmes. De plus, celles d’ici suivaient de près les luttes menées ailleurs par leurs semblables, ce qui légitimait encore plus leurs propres revendications.

            Au Canada même, cette légitimité avait commencé à prendre forme dès 1970 avec le dépôt du rapport de la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme (Rapport Bird). Cette commission en était arrivée à des constats troublants sur la discrimination dont les Canadiennes faisaient l’objet à plusieurs niveaux. Ses recommandations, en particulier en ce qui concernait le droit familial et le travail, aideront à légitimer les luttes féministes dans ces domaines. Déjà, à Montréal, où le mouvement féministe se développait rapidement, la Montreal Women’s Liberation Movement (MWLM), fondée dès 1969 par des anglophones proches des universités McGill et Sir George Williams (future Concordia), s’était attaquée au problème de la contraception et de l’avortement en publiant une brochure, le Birth Control Handbook, vendue à plus de 2 millions d’exemplaires, et en créant, avec l’aide du Dr. Henry Morgentaler, une clinique d’avortement qui échappait aux restrictions imposées par le système hospitalier.

            Une année après leurs compatriotes anglophones, c’était au tour des Québécoises francophones de fonder le Front de libération des femmes (FLF). Animé par un groupe de féministes radicales – dont plusieurs avaient déjà milité dans des groupes nationalistes ou socialistes – le FLF voulait mettre la lutte pour l’émancipation des femmes au centre de son projet révolutionnaire. Même si, déchiré entre plusieurs allégeances, le groupe ne survivra de façon formelle que deux ans, il allait essaimer, laissant derrière lui des traces durables tant au niveau de la conscientisation que de l’action sur le terrain. Deux ans d’existence, c’est le temps qu’il aura fallu pour rédiger un manifeste et un journal qui, à l’époque, nous ont tous deux fortement interpellées. Ce fut d’abord le Manifeste des femmes québécoises.

Publié en 1971 par deux militantes du FLF, celui-ci constituait un grand cri de révolte visant à dénoncer l’exploitation des femmes, non seulement dans la société patriarcale, mais aussi au sein des nouveaux groupes révolutionnaires où prévalaient des comportements sexistes et dont le projet de société ne faisait pas vraiment une place aux femmes. Quant à Québécoises deboutte, ce fut un des premiers journaux où s’est exprimée une pensée féministe radicale et qui, tout comme le Manifeste, cherchera à articuler lutte des femmes et changement social global, tout en affirmant que « le privé est politique ». Des membres du FLF militeront également dans le Centre des femmes qui prendra la relève en continuant la publication du journal, tout en apportant un soutien actif au Comité de lutte pour l’avortement et la contraception libres et gratuits. C’est encore au Centre des femmes que revient le mérite d’avoir créé un centre de documentation pour diffuser de l’information sur la santé des femmes. Ce centre sera également un lieu privilégié d’échanges et de discussions auxquels j’ai eu parfois la chance de participer.

            Enfin, parmi les initiatives qui ont nourri mon engagement, il y eut le travail réalisé par les Comités de la condition féminine créés par des militantes féministes au sein des grandes centrales syndicales. Ce fut d’abord, en 1972, le Comité de la FTQ dont le rapport Travailleuses et Syndiquées a mis en évidence la double tâche qui était le lot des travailleuses mères de famille. L’année suivante, la CSN et la CEQ allaient emboîter le pas. Dans cette dernière centrale, le Comité Laure Gaudreault focalisera particulièrement l’attention des membres sur les multiples stéréotypes relatifs aux femmes dans les manuels scolaires ; une étude à laquelle je me réfèrerai souvent dans le cadre de mes cours sur l’histoire des femmes.

Les débuts de l’enseignement et de la recherche sur les femmes à l’UQÀM

            Le contexte dans lequel ont pris forme les études féministes à l’UQÀM au début des années 70 constituait ce qu’on appellerait aujourd’hui un « cadre social porteur ». Dès 1971, avait eu lieu à l’Université Sir George Williams un « teach-in » qui avait réuni plusieurs centaines de femmes, professeures, étudiantes et militantes confondues. C’était la première fois qu’une université ouvrait largement ses portes à un public aussi diversifié. La popularité de cet événement et la richesse des échanges auxquels il donna lieu en firent une sorte d’élément déclencheur. C’est là que prit forme le projet d’organiser des échanges plus formels dans un cadre universitaire constitué.

            Déjà, depuis le début des années 70, et à l’instar de ce qu’avaient entrepris les féministes américaines, leurs homologues canadiennes avaient commencé, elles aussi, à implanter dans quelques universités anglophones une première ébauche de « Women’s Studies ». À l’Université de Montréal, un cours sur l’histoire des femmes était offert en 1972 dans le cadre de l’éducation permanente. Quant à l’UQÀM, le premier cours sur les femmes, organisé également en 1972, prendra la forme originale d’un cours collectif et multidisciplinaire où s’inscrivirent plus de deux cents étudiantes, un chiffre qui incluait également près d’une dizaine d’étudiants ! Pour entreprendre cette aventure, car c’en fut une, nous étions alors douze professeures – dont deux collègues masculins – et trois chargées de cours, issues de dix disciplines différentes. Face aux réticences de l’administration universitaire à gérer une formule aussi inusitée, les professeures avaient décidé, par un commun accord, de renoncer au salaire lié à ce cours et ce, au profit des chargées de cours et des assistantes d’enseignement qui collaboreraient avec elles. Dispensé dans un climat d’enthousiasme exceptionnel, ce cours a constitué le véritable coup d’envoi des futures études féministes à l’UQÀM.

            Dès l’année suivante, plusieurs d’entre nous chercherons à négocier avec nos départements respectifs la création d’un cours spécifique sur les femmes. C’est ainsi qu’entre 1973 et 1976, au moins un tel cours figurera officiellement au programme des départements d’histoire, de sociologie, de sciences religieuses et de biologie. Une étape importante venait d’être franchie. Pour gérer cette entreprise et assurer sa survie, nous n’étions alors qu’un groupe de cinq ou six à entreprendre, chaque session, les démarches administratives qui s’imposaient auprès des départements concernés. Cela pouvait aller de la discussion des conditions d’inscription aux cours, jusqu’à la négociation du budget alloué pour la photocopie. De plus, en ce qui concernait la photocopie des documents, il nous incombait d’en assurer nous-mêmes l’exécution, et surtout la distribution dans les départements concernés.

            Baptisé par nous, au départ, Groupe interdisciplinaire pour l’enseignement et la recherche sur les femmes (GIERF) – nom qui ne sera officialisé qu’en 1978 – notre regroupement ne bénéficiait pas d’une véritable reconnaissance institutionnelle dans la mesure où il ne figurait nulle part dans la structure organisationnelle de l’UQÀM. Il faut reconnaître que ce statut informel nous donnait une grande marge de manœuvre, mais nous privait en même temps de moyens pratiques de fonctionnement. Pourtant, nous ne voulions pas changer de statut pour autant dans la mesure où le modèle des « Women Studies », qui prévalait alors dans le monde académique anglophone, nous paraissait risqué. Au GIERF, nous reconnaissions qu’un tel modèle pouvait favoriser le développement des programmes d’études et de recherches féministes, mais qu’il risquait, en même temps, de ghettoïser les nouvelles connaissances sur les femmes en les isolant de leur champ disciplinaire respectif. Selon nous, ce savoir que nous construisions, devait être intégré le plus rapidement possible à tous les autres si nous voulions réussir à compléter, corriger, et ainsi révolutionner de l’intérieur, tous les domaines de la connaissance humaine.

            Nous réaliserons, quelques années plus tard, que cette autonomie à laquelle nous tenions beaucoup, par crainte de voir déboucher une telle ingérence sur un contrôle aliénant, a été chèrement payée puisqu’elle nous privait d’un support institutionnel précieux sur les plans technique et administratif. Elle nous empêchait notamment d’accéder aux réseaux d’information qui assuraient le lien entre les unités académiques en place et réduisait de ce fait notre visibilité au sein de l’institution. Pourtant, il faut reconnaître que l’administration de l’UQÀM manifesta, au cours de cette période, une attitude d’ouverture à l’endroit de notre projet féministe. Il s’agissait alors d’une université jeune, qui affichait une philosophie progressiste et se disait ouverte au changement. Des membres de la direction nous avaient d’ailleurs proposé, à quelques reprises, de nous intégrer aux structures académiques existantes, mais nous demeurions méfiantes. La seule « concession » que nous fîmes, en 1978, fut d’accepter d’officialiser le nom de notre groupe et son intégration informelle à la structure organisationnelle de l’UQÀM. Comment formaliser, par ailleurs, un regroupement comme le GIERF, qui affichait résolument un caractère multidisciplinaire, mais gérait un ensemble de cours qui ne s’insérait pas, pour autant, dans un programme d’études spécifique ? Dans le monde universitaire le modèle était pour le moins inusité.


 

Mon premier cours d’histoire de la condition des femmes (1973)

            Au département d’histoire, le projet d’un nouveau cours sur la condition des femmes n’a pas suscité une véritable opposition. Certes, certains collègues trouvèrent l’idée plutôt saugrenue. Ils ne comprenaient pas l’utilité du projet, mais ne s’y opposèrent pas vraiment. Lubie passagère de militantes féministes survoltées ? Cette vision des choses était certes présente, mais elle ne s’est jamais exprimée à voix très haute. Les discussions de corridors me prouvaient, par ailleurs, qu’un nombre plus important de collègues jugeaient que l’histoire des femmes ne constituait pas un champ de connaissances vraiment nouveau dans la mesure où les femmes avaient toujours été présentes dans l’historiographie. Qui pouvait, en effet, dire qu’elles étaient invisibles, toutes ces saintes, ces héroïnes et ces reines célèbres qui parsemaient les pages de toute bonne synthèse historique ? Heureusement, les tenants de cette argumentation estimèrent inutile de mener une bataille en règle à ce sujet. Par contre, d’autres collègues, une minorité que l’on peut qualifier d’intellectuels de gauche, se sont avérés des alliés précieux. Leur collaboration fut d’autant plus fructueuse que la création d’un nouveau cours en 1973 échappait alors aux lourdeurs administratives que nous connaissons aujourd’hui.

            L’élaboration de mon premier cours sur l’histoire des femmes en 1973 a surtout profité de la collaboration enthousiaste d’une jeune collègue, Denise Julien. J’ai également bénéficié, dans la prestation de ce cours, de la collaboration de Marie Lavigne et de Jennifer Stoddart, deux jeunes assistantes d’enseignement à la fois compétentes et très engagées, qui avaient d’ailleurs déjà participé au grand « teach‑in » de l972. Ce premier cours s’intitulait « Histoire de la condition des femmes au Canada et au Québec, de la Nouvelle-France à nos jours ». Objectif trop ambitieux, que je dus ramener à des dimensions plus modestes ! En fait, j’ai vécu ce premier cours comme une aventure intellectuelle et pédagogique à la fois extraordinaire et périlleuse, ce dernier aspect étant surtout lié à l’absence de sources d’archives constituées relatives aux femmes ou de synthèses historiques ayant les femmes pour objet. Cette « majorité négligée », comme la désignait en 1973 l’historienne Suzanne Cross, avait bien fait l’objet, en 1971, d’une brève synthèse rédigée par l’historienne Micheline Dumont dans le cadre des mémoires soumis à la Commission Bird. Intitulée Histoire de la condition de la femme dans la province de Québec, cet aperçu d’une cinquantaine de pages constituait un point de départ non négligeable, mais certainement insuffisant[i]. Quant à la chasse aux archives, elle donnait des résultats décevants, ce qui exigeait de trouver rapidement des solutions de remplacement.

            En rétrospective, cette rareté des sources historiques eut cependant un aspect positif sur le plan méthodologique puisqu’elle s’est traduite par un recours obligé, et aussi salutaire, à une approche pluridisciplinaire. Ce fut l’occasion, en effet, de se tourner non seulement vers la sociologie et l’anthropologie historiques, mais aussi vers la littérature. Je réalisais soudain que, contrairement à l’histoire officielle, les ouvrages littéraires, les romans en particulier, avaient fait une place très grande aux femmes. Je découvris dans beaucoup d’entre eux une mine précieuse d’informations sur les conditions de vie des femmes, leur éducation et surtout leur statut et rôle dans la famille. Ce type de sources s’avéra également très riche en ce qui avait trait non seulement au travail domestique, mais aussi au travail salarié des femmes hors du foyer, qu’il s’agisse des institutrices ou, plus tard, des ouvrières. À condition de leur appliquer une grille d’analyse appropriée, certains romans, comme Trente arpents (Ringuet, 1938), Le survenant (Guévremont, 1945) ou encore Bonheur d’occasion (Roy, 1945), devinrent ainsi des sources historiques extraordinaires. J’appris également à interroger les écrits des femmes elles-mêmes : journaux intimes, mémoires et lettres personnelles, en plus des journaux féminins où elles s’exprimèrent, surtout à partir du début du 20e siècle, et qui traduisaient une prise de parole nouvelle sur la place publique.

En plus d’une approche diversifiée des sources d’archives, mes cours bénéficieront des questionnements méthodologiques et théoriques qui ont marqué à cette époque les échanges féministes sur l’histoire des femmes. L’ouvrage de Bérénice Carroll, Liberating Women’s History, a joué en particulier un rôle primordial à cet égard. Paru en 1976, il véhiculait des thèses et soulevait des problèmes dont on commençait à discuter. Parmi ceux-ci, le besoin de repenser la périodisation de l’histoire traditionnelle pour l’adapter à l’histoire des femmes ; la nécessité de ne pas se limiter à l’histoire des femmes célèbres ou instruites, capables de parler d’elles-mêmes, pour s’intéresser également aux femmes des classes populaires que leur manque d’instruction a réduites au silence ; la nécessité, enfin, de rendre l’histoire des femmes plus signifiante en la situant constamment dans le contexte plus large de l’histoire globale. Nos premiers cours sur l’histoire des femmes auront grandement profité de l’ensemble de ces questionnements qui font encore la richesse et l’originalité de l’enseignement féministe de l’histoire.

            J’ai voulu, dans cet essai sur mes premières expériences en études féministes, montrer à quel point cette expérience et l’engagement qui l’a inspirée ne peuvent être dissociés du développement du mouvement féministe lui-même. La révolution féministe, qui prit forme au milieu des années 60, a aussi marqué l’ensemble des étudiantes, jeunes et adultes, qui ont suivi mes cours. L’enthousiasme qui animait ces étudiantes, leur curiosité intense envers tout ce qui concernait le passé des femmes, qui devenait aussi le leur, leur nouvelle prise de conscience touchant le rapport étroit entre savoir et pouvoir, tout cela s’inscrivait dans un cadre social où la réflexion féministe ne se dissociait pas vraiment de l’action militante sur le terrain. Ce fut d’ailleurs cette conjoncture particulière qui a fait de mes premiers cours sur l’histoire des femmes une des expériences intellectuelles et personnelles les plus riches que j’ai eu le privilège de vivre au cours de cette période.


 

Quelques publications de l’auteure

Fahmy-Eid, Nadia et Micheline Dumont. Maîtresses de maison, maîtresses d’école. Le rapport femmes/famille/éducation au Québec, Montréal, Boréal Express, 1983, 416 p.

Fahmy-Eid, Nadia et Micheline Dumont. Les couventines. L’éducation des filles au Québec dans les communautés religieuses enseignantes (1840 – 1960), Montréal, Boréal Express, 1986, 315 p.

Fahmy-Eid Nadia et al. Femmes, santé et professions. Histoire des diététistes et des physiothérapeutes au Québec et en Ontario (1930 – 1980), Montréal, Fides, 1997, 364 p.

Fahmy-Eid, Nadia. « Histoire, objectivité et scientificité. Jalons pour une reprise du débat épistémologique », Histoire sociale/Social history, vol. XXIV, no 47, mai 1991, p. 9-34.

Fahmy-Eid, Nadia. « L’histoire des femmes. Construction et déconstruction d’une mémoire sociale », Sociologie et société, automne 1997, p. 20-21.


 

Références bibliographiques

Carroll, Berenice A., dir. Liberating Women's History, Chicago, University of Illinois Press, 1976.

 

note biographique

Fahmy-Eid, Nadia a été professeure d’histoire à l’Université du Québec à Montréal depuis 1970. Elle a pris sa retraite en 1997. Récipiendaire du Prix Esdras-Minville de la Société Saint-Jean-Baptiste pour les sciences humaines, ses champs d’enseignement et de recherche ont porté sur l’histoire des idées, l’histoire de l’éducation des filles et du travail des femmes et l’épistémologie de l’histoire. Depuis 2001, elle a mis sur pied, en collaboration avec des collègues de différentes disciplines, un Centre d’aide pédagogique aux étudiantes et aux étudiants (CAPE) qui leur apporte un soutien sur les questions de méthodologie du travail intellectuel.

 

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julho/dezembro2007- juillet/décembre 2007


 

Note  


[i] Voir à ce sujet la contribution de Micheline Dumont dans le présent ouvrage.