labrys, études féministes/ estudos feministas
julho/dezembro2007- juillet/décembre 2007

Autour de l’Institut Simone de Beauvoir de l’Université Concordia

 

Maïr Verthuy

            En 1970, l’Université Concordia n’existait pas encore. À la place, il y avait deux institutions anglophones complètement indépendantes l’une de l’autre. Curieusement, ces deux institutions, l’Université Sir George Williams et le Collège Loyola, ont chacune introduit un cours officiel en Études de la femme (women’s studies) cette même année. Des deux côtés, année après année, des cours s’y ajoutaient, au fur et à mesure que les professeures prenaient connaissance de l’invisibilité des femmes dans les diverses disciplines, au point où des anthropologues-sociologues-explorateurs… pouvaient avancer sans difficulté, par exemple, que « les Inuit[FD1]  avaient pour tradition d’offrir leurs épouses aux visiteurs », comme si les épouses n’étaient pas membres de cette communauté et ne comptaient pour rien.

            Au moment où la fusion entre Loyola et Sir George Williams donna naissance à l’Université Concordia en 1976, il existait un choix de cours suffisamment large (psychologie, anthropologie, sociologie, histoire…) pour qu’une mineure en Études de la femme soit établie tout de suite et que l’on puisse déjà demander une majeure en cette même discipline. Celle-ci fut accordée en 1978. Moi-même, j’ai offert mon premier cours officiel en 1975, « La littérature française au féminin », cours qui portait sur les écrivaines du 20e siècle. Ce fut une révélation pour tant d’étudiantes qui n’avaient jamais lu, dans leurs études antérieures, un livre de femmes ou d’une femme, et encore moins celui d’une féministe. C’était l’époque où, avec son livre, Ainsi soit-elle, Benoîte Groult apparaissait extraordinairement révolutionnaire.

            Le programme a continué de se développer avec d’autres cours en études religieuses, études catholiques, études classiques, études de la santé et ainsi de suite. Nous devons beaucoup à ces pionnières : Christine Allen, Allannah Furlong, Gail Valaskakis, Sheila McDonough, Greta Nemiroff, et j’en passe…

            J’ouvre ici une parenthèse plus personnelle. Dans l’éducation que j’avais reçue en Grande-Bretagne au niveau secondaire déjà, universitaire ensuite, les femmes n’avaient pas du tout été invisibles. Nos professeures au secondaire, souvent d’un âge plus que certain, avaient fait partie des premières femmes à recevoir un diplôme officiel (B.A. Honneurs) des universités Oxford et Cambridge. Sans tenir des discours féministes, elles s’assuraient que les femmes soient fort présentes dans nos études : en histoire (n’oublions pas que la Grande-Bretagne avait connu plusieurs reines régnantes), en beaux-arts, dans les différentes littératures, l’histoire des sciences, etc. Pour nous, le premier auteur français était une auteure, Marie de France.

            Toujours est-il que lorsque j’ai commencé à enseigner à Sir George Williams en 1966, l’on m’a confié le cours sur l’histoire de la littérature française pour lequel il existait déjà un recueil de textes qui servait depuis plusieurs années. Toujours naïve, j’ai été sidérée en constatant qu’il n’y avait aucun texte de femmes. J’ai donc comblé les lacunes, avec Marie de France, Louise Labé, Madame de Lafayette, Ninon de Lenclos, etc. Seule femme au Département d’études françaises, condamnée donc en principe au silence (!), je me suis rendue plus qu’impopulaire en essayant de convaincre mes collègues d’inclure des textes de femmes dans leurs différents cours.

            Il ne faut pas croire d’ailleurs que les progrès qui nous attendaient aient été accomplis sans opposition de la part d’un certain nombre de collègues, hommes – et femmes - hélas. La situation des quelques femmes universitaires était, en effet, fort précaire et certaines préféraient passer inaperçues. Nous avons eu la chance de trouver un appui chez le Recteur de l’époque. Rapidement devenue cynique, je ne pouvais que me demander, à ce moment de l’histoire de Sir George, où les inscriptions baissaient, si l’attention accordée à nos programmes et à l’Institut naissant ne trouvait pas son explication dans le désir d’attirer une nouvelle clientèle, jeunes étudiantes, certes, mais aussi des femmes plus âgées désireuses de trouver un nouveau sens à leur vie !

            C’est en 1978 que l’Institut Simone de Beauvoir a officiellement ouvert ses portes, dans la maison même qui hébergeait le bar lesbien Madame Arthur, dont parle Marie-Claire Blais dans son roman Underground. Une brève anecdote mérite d’être rappelée au sujet du choix du nom de l’Institut. J’avoue que j’aurais préféré à l’époque que le nom d’une canadienne soit donné à l’Institut, mais la majorité des professeures, étudiantes et personnel de soutien impliquées dans le projet en a décidé autrement. Restait à en convaincre Simone de Beauvoir elle-même dont il fallait obtenir la permission. Grâce à l’intermédiaire de l’une d’entre nous, elle nous autorisa à utiliser son nom, mais le document à cet effet qu’elle fit parvenir au Recteur de l’université à cet effet n’avait rien pour le rassurer. Sur une demi-feuille de papier quadrillé arraché d’un cahier d’exercice, elle avait tout simplement gribouillé, sans aucune indication de date et sans le moindre indice du contexte, « J’accepte, Simone de Beauvoir. » Inutile de dire que le service de contentieux de l’Université n’était pas très à l’aise avec cette façon de faire et souhaitait nous voir réacheminer notre demande afin de lui demander d’ajouter quelques détails, ce qui nous paraissait tout simplement présomptueux. Mais il existe de ces miracles. Quelque temps plus tard, l’Administration reçut une deuxième feuille de papier quadrillé, portant une date cette fois-ci, où elle avait gribouillé qu’elle acceptait que l’on donne son nom à notre Institut ; une autorisation dans les règles au grand soulagement de toutes et de tous.

            Misant également sur des activités parascolaires et d’encadrement, sur la présence au milieu, et sur la collaboration avec les groupes de femmes, le but de l’Institut était de fournir aux étudiantes – et étudiants ? – un cadre consacré à la pensée-femme, par ses cours et par ses autres activités, dont le premier colloque pancanadien, Parlons-en, en 1981, et le premier colloque mondial, essentiellement sur la recherche et l’enseignement relatifs aux femmes, en 1982, avec plus de 80 pays représentés.

            Première directrice de cet Institut (1978 – 83), plus bilingue à l’époque qu’aujourd’hui, c’est moi qui ai eu l’honneur et le privilège de diriger à travers l’Université, avec l’aide, bien sûr, des professeur-e-s (oui, il y avait quelques hommes), des étudiant-e-s, de nombreuses secrétaires et administratrices, ses premiers pas. En plus de la population universitaire, défilaient dans les lieux des femmes de toutes conditions : celles d’un certain âge et d’un renom certain qui avaient milité pour obtenir le droit de vote des femmes (1940 au Québec) ; d’autres qui sortaient de prison et qui, ayant appris notre existence, sont venues nous demander (et y trouver) aide et conseil ; des femmes dont les enfants grandissaient et qui cherchaient à réorienter leurs énergies ; des syndicalistes, des enseignantes et j’en passe... À côté des cours qui se multipliaient, existaient de nombreuses autres activités : des ateliers pratiques, sur la gestion du budget par exemple, d’autres de création littéraire, d’innombrables conférences s’adressant au grand public comme aux universitaires.
            Avec les années et les changements de direction, l’orientation a naturellement changé. Moins axé aujourd’hui sans doute sur l’insertion en milieu francophone, l’Institut fait une large place aux femmes autochtones, noires et circumpolaires. La prolifération au Canada de programmes de premier, deuxième et troisième cycles en Études de la femme fait que l’Institut ne joue plus tout à fait le même rôle de phare qu’on lui a connu dans les premières années - en attendant peut-être de trouver un nouveau chemin à frayer qui lui permette de retrouver son caractère initial d’éclaireur. Après tout, on ne peut guère se contenter de moins quand on s’appelle Simone de Beauvoir.

Mais là c’est une autre histoire qui commence.

Note biographique

Verthuy, Maïr

Professeure en études littéraires à l’Université Concordia, maintenant à la retraite, Maïr Verthuy a consacré une importante partie de ses recherches au multiculturalisme et aux écrits des femmes immigrées au Québec et en France. Cofondatrice de l’Institut Simone de Beauvoir de l’Université Concordia, elle a milité et milite toujours dans de nombreux regroupements féministes. Elle a également occupé de nombreux postes au sein d’associations professionnelles dont la présidence de l’Association des Professeur-e-s de Français des Universités et Collèges Canadiens. Elle a récemment été nommée Chevalière de l’Ordre des palmes académiques par décret du Premier ministre de France en reconnaissance de sa remarquable carrière d’enseignement et de recherche en langue et culture françaises.

 

Quelques publications de l’auteure

Verthuy, Maïr et Lucie Leguin. Multi-culture, multi-écriture : la voix migrante au féminine en France et au Canada, Montréal, L’Harmattan, 1996, 278 p.

Verthuy, Maïr. Jeanne Hyvrard, Amsterdam, Rodopi, 1988, 131 p.

Verthuy, Maïr. Fenêtre sur cour : voyage dans l’oeuvre romanesque d’Hélène Parmelin : essai, Laval, Québec, Trois, 1992, 244 p.

Verthuy, Maïr. L’expression « Maîtres chez nous » n’existe pas au féminine : pleure pas Germaine et La nuit, Femmes et patrie dans l’oeuvre romanesque de Laure Conan. Montréal, Institut Simone de Beauvoir, Université Concordia, 1988, 26 p.

Verthuy, Maïr. Colloque international sur la recherches et l’enseignement relatifs aux femmes, Montréal, 26 juillet – 4 août 1982, Montréal, Institut Simone de Beauvoir, Université Concordia, 1987.


 [FD1]Les deux orthographes sont possible pour le pluriel d’Inuit.  Voir note, à vous de choisir.

 Dans leur langue, l'inuktitut, les Inuits se nomment Inuk (nom singulier) et Inuit (nom pluriel). Toutefois, pour favoriser l'intégration de l'emprunt au système linguistique du français, le nom Inuit (et l'adjectif inuit) s'accordent en genre et en nombre. Exemples : des Inuits, une Inuite, des Inuites, des projets inuits, des entreprises inuites.

 

L'appellation Inuit est officielle au Canada depuis 1970 pour dénommer les autochtones d'origine asiatique et de langue inuktitute. Elle remplace le nom d'origine algonquienne Esquimau. Dans des contextes archéologiques et historiques, les noms Esquimau, Esquimaude, et les adjectifs qui y correspondent, sont encore utilisés en français.

 

Dans leur langue, l'inuktitut, les Inuits se nomment Inuk (nom singulier) et Inuit (nom pluriel). Toutefois, pour favoriser l'intégration de l'emprunt au système linguistique du français, le nom Inuit (et l'adjectif inuit) s'accordent en genre et en nombre. Exemples : des Inuits, une Inuite, des Inuites, des projets inuits, des entreprises inuites.

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