labrys, études féministes/ estudos feministas
janvier / juin 2013  -janeiro / junho 2013

 

Les Fermières Obsédées: festi-trouble dans le genre

Marie-Claude G. Olivier

 

Résumé

Dans cet essai, j'analyserai comment les membres du collectif artistique Les Fermières Obsédées, aussi appelées F.O., critiquent et déconstruisent les stéréotypes de genre issus des catégories sociales normatives. À travers une sélection de performances élaborées sur la transmission du « désapprentissage » des savoirs traditionnels féminins, je montrerai comment elles se réapproprient les archétypes genrés de la violence sportive et des apparats militaires, afin de court-circuiter les discours dominants. En observant les jeux de rôles auxquels les F.O. s'adonnent dans l'espace public, j'analyserai comment leurs performances, à la fois tragiques et ludiques, parodient les jeux de pouvoir qui sont au centre des débats féministes actuels en regard du capitalisme, de l'hétérosexisme et des enjeux queers. Ainsi, j'exposerai que les procédés de subversion, en particulier la parodie et l'ironie, permettent aux Fermières Obsédées de prendre en charge leur révolution dans le monde artistique (« ne me libérez pas je m'en charge! ») tout en exhibant le potentiel d'engagement sociopolitique des pratiques d'art féministe[1]

Mots-clé: stéreotypes, performances, fermières obsédées, féminisme

 

 

Si l'histoire de l'art féministe a notamment montré les limites des étiquettes « art féminin » ou « art des femmes » c'est, notamment, parce que ces étiquettes ne rendent pas compte de la diversité des productions artistiques des femmes, relevant ou non de l'« art féministe ». Or, l'art féministe fait aussi beaucoup parler. Si certaines artistes embrassent le féminisme dans leur vie comme dans leurs productions artistiques, d'autres refusent se s'y identifier ou d'y assimiler leurs oeuvres. Quoi qu'il en soit, les théoriciennes et critiques d'art féministes ont montré qu'il est toujours possible d'analyser le discours féministe qui émane de certaines créations à travers, par exemple, une diversité de caractères qui divergent de la norme sociale (occidentale, masculine, hétérosexuelle, fortunée, etc.). À ce sujet, la conservatrice et critique Helena Reckitt écrit :

Les théoriciennes féministes, de Simone de Beauvoir à Germaine Greer, de Luce Irigaray à Julia Kristeva, d'Audrey Lorde à Judith Butler, ont tour à tour inspiré, influencé ou exaspéré les femmes artistes. Des théoriciennes de l'art et des critiques telles Lucy R. Lippard, Linda Nochlin, Griselda Pollock et Rozsika Parker ont élaboré à la fois un cadre d'analyse historique de l'art féminin et un commentaire critique d'oeuvres contemporaines (Reckitt, 2005 : 13).

Reckitt ajoute que plusieurs textes d'esthétique féministe marquants ont été écrits par les artistes elles-mêmes. C'est le cas de Judy Chicago et Barbara Kruger, pour ne nommer qu'elles, qui ont contribué à désarçonner et à littéralement transformer les fondements du champ de l'art, un processus entamé depuis la fin du XXe siècle. Selon l'auteure, le féminisme a notamment « mis en lumière le contenu culturel et la différence des sexes, politisé le lien entre espace public et privé et mis en évidence la singularité de corps définis par le sexe, la race, l'âge et la classe sociale (Reckitt, 2005 : 13) ». À cet effet, elle souligne que les femmes artistes et les artistes raciséEs sont moins représentéEs par les galeries de renom et que leurs oeuvres sont également moins achetées par les collectionneurEs.

C'est donc dans cette lignée d'artistes, de théoriciennes et d'historiennes féministes que s'inscrivent Les Fermières Obsédées, un collectif d'artistes explicitement féministe, qui a vu le jour en 2001. Annie Baillargeon et Eugénie Cliche, toutes deux issues du milieu des arts visuels, sont actuellement à la tête du collectif. Elles nous offrent des performances dans lesquelles elles s'uniformisent par la multiplication de corps stéréotypés. Par exemple, elles ont par le passé engagé des troupes de danse et des comédiennes, professionnelles ou non, afin de créer un effet de foule dans lequel l'individualité s'efface au profit de l'anonymat.

À la manière des artistes et activistes Guerrilla Girls ou Pussy Riot (desquelles elles se sont montrées solidaires), les F.O. et leurs complices revêtent des uniformes secrétariés similaires, composés d'une jupe grise coupée en haut du genou et d'un chemisier sur lequel sont cousues toutes sortes de breloques rappelant les distinctions militaires; le tout est souvent complété de talons hauts de friperie et de perruques emmêlées. Alors que ce costume stéréotypé était propre à leurs débuts, il s'est souillé à travers leurs performances jusqu'à devenir tel qu'il apparaît maintenant, sale et complètement trash, voire un véritable « déchet artistique ». Il est aussi intéressant de savoir que les Fermières Obsédées tirent leur nom de la subversion de celui des Cercles des Fermières du Québec (CFQ), une organisation née vers 1903, ayant pour but de briser l'isolement des femmes en milieu rural et de transmettre « les savoir féminins ». Cependant, si les F.O. étaient inspirées par l'aspect  agentif du travail en collectif, par ce « grand rêve rassembleur » qui nous rend plus fortes, il apparaît que la plupart du temps, les Cercles des Fermières du Québec ne sont pas considérés comme des organisations féministes, en raison, par exemple, de leur opposition au droit de vote en 1930, ou de leur position anti avortement et contre la contraception au tournant des années 1970.

Concernant celles qui nous obsèdent, on remarque que les performances des F.O. s'élaborent sur la transmission du désapprentissage des savoirs traditionnels féminins et autour de la (ré)appropriation d'un idéal masculin viril, correspondant à la « violence sportive » ou à l'univers militaire. Par exemple, dans la performance Les honorables, présentée au Québec en 2006 lors d'un festival de théâtre de rue, les F.O. ont bu de l'essence juchées sur des véhicules automobiles. Elles ont ensuite allumé des feux d'artifice au son d'un hymne funéraire militaire. Au même moment avait lieu une chorégraphie dans laquelle une vingtaine de jeunes femmes, vêtues de mini-jupes, brandissaient des drapeaux à motif de damier apparentés à la course automobile. Au cours de cette démonstration virile dans laquelle elles ont également livré bataille à un camion dans la boue, les F.O. ont démontré, par le biais de la performance artistique, de quelle manière le genre est construit et incarné par une répétition de gestes, d'actions et d'attitudes corporelles influencées par divers systèmes de régulation sociaux, culturels, économiques, etc. Les établissements d'enseignement, les lois, les médias ou encore notre famille, sont autant d'instances qui nous « imbibent », littéralement, au fil du temps. Dans son livre Gender trouble : Feminism and the Subversion of Identity, paru en 1990, l'incontournable Judith Butler a élaboré « La théorie de la performativité du genre », une théorie qui fut, notamment, largement critiquée (voire mal interprétée) et sur laquelle elle revient, en 1999, dans l'introduction d'une première réédition de son ouvrage :

«L'idée que le genre est performatif a été conçue pour montrer que ce que nous voyons dans le genre comme une essence intérieure est fabriqué à travers une série ininterrompue d'actes, que cette essence est posée en tant que telle dans et par la stylisation genrée du corps. De cette façon, il devient possible de montrer que ce que nous pensons être une propriété « interne » à nous même doit être mis sur le compte de ce que nous attendons et produisons à travers certains actes corporels, qu'elle pourrait même être, en poussant l'idée à l'extrême, un effet hallucinatoire de gestes naturalisés  » (Judith Butler, 2005 :36).

Il est cependant important de mentionner que la théorie de la performativité élaborée par Judith Butler se distancie du concept de « performance » puisqu'elle se (re)produit au quotidien, à travers nos expériences, nos rencontres, etc., par ce que Butler qualifie de « gestes naturalisés ». Or, s'il peut apparaître difficile ou contradictoire d'explorer les performances artistiques des F.O. par le biais de la performativité butlérienne, cette analyse demeure tout de même pertinente puisqu'elle nous pousse à questionner notre position par rapport à une norme sociale occidentale, hétérosexuelle, fortunée, etc. En « performant » une série de gestes qui ne sont pas conformes aux comportements « naturalisés » des femmes, les F.O. révèlent, en quelque sorte, le potentiel agentif exprimé par la théorie de la performativité. Reconnaître que nous nous construisons dans le temps, et pour reprendre les mots de l'auteure Donna Haraway, à travers un « appareillage de la production corporelle (Benedikte Zitouni, 2012 : 60) », c'est aussi reconnaître que nous possédons un pouvoir d'agir sur notre « réalité », que nous avons le pouvoir de secouer l'ordre établi.

Dans Le rodéo le goinfre et le magistrat, une performance réalisée en 2006 dans un marché public, les F.O. pétrissent une gigantesque pâte à pain avec les pieds qu'elles salissent, par la suite, avec un liquide noir semblable à de l'encre et qui nous rappelle le pétrole. Au cours de la prestation, cette énorme pâte devient une sorte de carte du monde : une terre plate et souillée qu'elles découpent et s'arrachent, à la manière des grandes puissances mondiales. Au même moment, les trois « magistrats » cuisinent des parts de territoire « prémâchées » dans le Coca-Cola, liquide omniprésent dans leurs performances orgiaques. Ce sont précisément par ces jeux de rôles que les F.O. parviennent à rendre visible l'extrême violence systémique de « l'american way of life » qui maintient, entre autres choses, l'illusion du caractère naturel du genre et la discrimination fondée sur cet essentialisme à des fins capitalistes. Dans cette logique, le sexisme, genrisme, racisme, capacitisme, âgisme, et autres « ismes » sont tant de moteurs d'exclusion et de contrôle social, qui ont amené Butler à se demander : « Comment doit-on penser les contraintes liées aux morphologies idéales qui sont posées sur l'humain pour que la personne qui échoue à s'approcher de la norme ne soit pas condamnée au statut de morte vivante (Judith Butler, 2005 : 43)? » Bien que notre « réalité » nous impose des catégories identitaires desquelles nous ne sommes pas prêtes de nous départir, ou desquelles nous ne pouvons nous soustraire, certains efforts pour les déhiérarchiser, artistiques notamment, nous permettent d'appréhender de manière concrète ce que nous voudrions voir advenir dans notre quotidien.

La question de l'identité est particulièrement intéressante en vertu du débat qu'elle suscite entre la revendication, ou au contraire, l'éclatement des catégories identitaires. Diane Lamoureux affirme que :

« Dans un monde individualisé, on présume que les identités sociales sont à la fois choisies et construites. Force est de constater que certaines sont plus choisies que d'autres. On ne choisit ni où l'on naît, ni notre sexe, ni la couleur de notre peau, ni notre milieu social d'origine. Selon tout cela, nos possibilités de constructions identitaires sont plus ou moins hypothéquées (Diane Lamoureux, 2008 : 210). »


Elle ajoute :


« (…) les identités se déclinent sur plusieurs registres. Le premier est celui des « rapports sociaux dominants, qui organisent les places sociales occupées. Le deuxième est celui de la révolte, qui se manifeste usuellement par le rejet de l'identité assignée, sans qu'il soit possible de définir les aspirations. Le troisième est celui de la reconstruction identitaire qui suit la recomposition des rapports sociaux résultant des luttes sociales (Diane Lamoureux, 2008 : 211) ».


Il est possible de voir l'expression de ces registres identitaires dans la performance Carnaval (2008), une performance où « les F.O. ont défilé sur l'avenue du Mont-Royal en décapotable blanche avec à leur suite, une grosse masse brune, une sorte de “caca-chocolat”, tirée par des enfants racisés. Suivant la procession, une fanfare militaire enrobait les pleurs des Fermières qui avaient visiblement goûté au “chocolat défendu” puis, essuyé leurs mains sur les drapeaux blancs du cortège. La procession éveillait une critique du militarisme, du colonialisme, de la violence du système capitaliste face à l'exploitation des ressources et des individus, de la présence du racisme en tous lieux, voire même au sein du féminisme (Marie-Claude G. Olivier, 2012 : 51 [a]) . La performance révélait un commentaire critique sur la race comme catégorie idéologique ainsi qu’une réalité de genre construite, faisant advenir l'« identité genrée » comme vérité.

Tel que nous l'avons vu précédemment , en vertu de la position nuancée qu'occupe la performance artistique face à la performativité, c'est à travers leurs costumes stéréotypés et leur attitude star system, que les F.O. rendent compte de l'effet hallucinatoire de nos conventions intégrées. Au premier coup d'oeil, la « féminité » jouée par Fermières apparaît aux spectatrices-eurs comme une « réalité », voire une identité de genre, tout simplement. Puis, au cours la performance, à force qu'elles se salissent à outrance, que les jeux de rôles de « princesses » et de « tortionnaires » s'entremêlent et que leurs pleurs et leurs cris exagérés moussent un caractère subversif, on comprend qu'il s’agit d'une « réalité » improvisée, d'un coup de théâtre, voire d'une parodie artistico-dramatico-ludique. C'est donc en prenant conscience de cette « non-réalité », conforme à des normes sociales exacerbées au maximum, que le public peut, par ses propres réflexions, s'émanciper de la norme, concevoir des « féminités » sans « femmes » ou des « masculinités » sans « hommes ».

Dans un deuxième temps, la présence des personnes racisées à l'intérieur de la performance Carnaval, de même que « l'hypothétique masse chocolatée » de laquelle les bouches, les mains et les uniformes des F.O. sont barbouillés, sont autant d'éléments qui semblent révéler une critique de la colonisation et du racisme « made in Québec ». « Peut-être, les F.O. pleurent-elles leur état de colonisateurEs colonisées, dans un Québec aujourd'hui multiethnique, marqué par “l'hypocrisie des accommodements raisonnables” et par l'illusion d'une présumée égalité des sexes (Marie-Claude G. Olivier, 2012 [b])? » Dès lors, il devient primordial de se demander « qu'est-ce que ça veut dire », pour des artistes occidentales dans une position sociale privilégiée, de questionner les enjeux liés au sexe et au genre, mais également au racisme? D'abord, dans un dialogue avec Coco Riot sur les enjeux relatifs à la « pensée » queer et à la définition d'une troisième vague féministe, Véro Leduc explique que les termes « oppression et privilège » sont deux côtés d'une même médaille et que « la réalisation de nos privilèges doit induire une réflexion proactive dans nos rôles d'alliéEs et non pas une culpabilité paralysante (Véro Leduc et Coco Riot, 2011 : 206) ». Coco Riot ajoute :

«On vit dans une société qui invisibilise les différences qu'elle-même crée et veut nous faire croire inexistantes : pour lutter, il faut voir ces différences, ces oppressions, ne pas fermer les yeux devant elles. Pour moi c'est une des tâches d'unE alliéE : voir et dire « je vois ». On ne peut pas être solidaires et lutter en solidarité si on ne voit pas les inégalités, les différences et les revendications de reconnaissance. (Véro Leduc et Coco Riot, 2011 : 213)»

C'est donc au risque de choquer, de créer l'incompréhension et de rencontrer les limites de l'ironie, que les F.O. font le choix d'assumer cette posture d'alliéEs et qu'elles poursuivent la réflexion sur le tissage des oppressions et des privilèges par l'action. 

À cet effet, Coco Riot souligne que

«[...] les notions de tissage (interlocking) d'oppressions, de privilèges et aussi d'actions doivent énormément aux féministes afro-américaines, des féministes chicanas, et à l'ensemble des idées et pratiques de solidarité et alternatives locales menées par les Black Panthers, entre autres (Véro Leduc et Coco Riot, 2011 : 213-214) ».

Le fait d'être à l'écoute des autres, de s'informer sur leurs réalités, de reconnaître leurs luttes comme étant tout aussi importantes que les nôtres nous permet de concevoir (pour reprendre son expression) « la perméabilité des luttes », de ne pas hiérarchiser les combats. « Cette perméabilité » est ressentie dans le travail des Fermières Obsédées. Il est possible d'indiquer qu'elles ne cherchent pas à prendre la parole « à la place de » (en l'occurrence des personnes racisées) mais bien à rendre visible par l'art un certain constat des rapports de pouvoir, beaucoup plus complexes que l'analyse binaire des rapports entre dominéEs/dominantEs.

Pour terminer, je discuterai une des plus récentes performances des Fermières Obsédées intitulée Les bonbons (2012), une performance qui s'est déroulée lors d'un Festival de théâtre de rue à Montréal. Encore une fois, la parodie et l'ironie, ont permis aux artistes de prendre en charge leur révolution. Accompagnées d'une claviériste, les F.O. ont performé un amalgame de scènes déjantées. Elles ont, notamment, joué au baseball avec une grosse balle faite de gommes prémâchées et opéré une chorégraphie disgracieuse de nage synchronisée. Tout au long de la performance, les F.O. ont trimballé un gros tas « d'on ne sait trop quoi », composé de leurs vieux uniformes, de leurs vieilles perruques feutrées et d'étranges « poches de liquide boueux » accrochées à ces « artéfacts ». Depuis leurs plus récentes apparitions, les F.O. ont délaissé leurs « costumes de secrétaire » rétrécis, au profit d'une sorte de robe-sarrau bleue foncée dont elles se départissent dès le début de la performance. Suite à une sorte de « strip-tease déplaisant » arrosé de leur boisson collante fétiche (le Coca-Cola), les Fermières apparaissant en bas de nylon et sous-vêtements élastiques, rappelant une « gaine » trop serrée.

Face à un éloquent commentaire critique sur le corps de l'artiste, sur la beauté des corps à travers le temps et sur leur diversité, nous voilà dans l'univers féministe du « Riot not diet! » dressé en porte-à-faux devant l'industrie âgiste des corps squelettiques. Allongées sur le sol et se tenant par les mains, deux par deux, les F.O. vont rouler sur l'asphalte jusqu'à ce que leurs corps rougis apparaissent endoloris. C'est après cette performance douloureuse qu'elles font exploser les « poches » de liquide visqueux et brun avec leurs dents, au plus grand bonheur des spectatrices et des spectateurs qui sont fin prêtEs pour une « bataille » en règle. Parmis les cris qui s'élèvent de la foule, un « Let's go bitches! » attire l'attention. Si cette performance peut, d'une certaine manière, nous rappeler les oeuvres à caractère explicitement sexuel d'artistes comme Annie Sprinkle ou Catherine Opi (oeuvres qui « égratignent » certains milieux artistiques et féministes), c'est qu'elle pose les mêmes questions face à l'érotisation « obligée » de la (semi) nudité des femmes, d'autant plus lorsque cette nudité est accompagnée de gestes à caractère violent. Si aux yeux de certaines féministes, de telles performances ont tendance à glorifier le sexisme plutôt que de le combattre,

il est alors légitime de se poser la question : est-ce donc là que se trouvent les limites de l'ironie? Alors que les procédés de subversion comportent des forces et des faiblesses, il apparaît que la tension créée par ces pôles, leur interpénétration simultanée et la « zone grise entre les deux », sont des éléments extrêmement riches. En ce sens, Judith Butler écrit :

« Mobiliser des catégories identitaires à des fins de politisation, c'est toujours courir le risque imminent de voir l'identité devenir l'instrument du pouvoir auquel on s'oppose. Ce n'est pas une raison pour ne pas utiliser, ou être utilisé.e par, l'identité. Il n'y a pas de position politique qui soit pure de tout pouvoir, et c'est peut-être cette impureté qui fait que la capacité d'agir est, en puissance, une interruption ou un renversement des régimes régulateurs » (Judith Butler, 2005 : 50).

Quand une employée du Festival est venue dire à un spectateur au comportement grivois de se calmer (celui qui aimait un peu trop les « bitches! »), je me suis demandé si ce n'est pas là, justement, que la magie s'opère. Peut-être que par son comportement (hétéro)sexiste, la personne en question se trouvait à incarner, littéralement, la figure du « macho »? Qu'aurions-nous pensé si une spectatrice avait agi de la même manière? Est-ce possible que ce soit précisément ce que les Fermières Obsédées souhaitent voir advenir lorsqu'elles tracent les grandes lignes de leurs performances? En se remémorant leurs processions carnavalesques et défilés improvisés dans l'espace public, comme ce fut le cas pour Carnaval, on remarque, par exemple, que les F.O. on savamment instrumentalisé policiers venus pour encadrer la manifestation en leur faisant jouer leur propre rôle. Ce n'est donc pas la première fois, que les « Bitches Obsédées » s'en prennent au pouvoir « macho », à un rapport de force qui s'exerce contre les artistes, les activistes et les citoyennes dans l'espace public.

Bibliographie

BUTLER, Judith, « Introduction (1999) », in Trouble dans le genre, le féminisme et la subversion de l'identité, Paris, éditions La Découverte, 2005, 283 pages.

BUTLER, Judith, Gender Trouble : Feminism and the Subversion of Identity, Routledge, New York, 1990, 221 pages.

FERMIÈRES OBSÉDÉES (Les), Les honorables, terrain vague Shawinigan, Québec, Festival de théâtre de rue de Shawinigan, 3 présentations de 40 minutes, 2006.

FERMIÈRES OBSÉDÉES (Les), Le rodéo, le goinfre et le magistrat, Marché Public de St-Hyacinthe, Québec, Événement Orange Como como, Centre d'expression de St-Hyacinthe, 2 représentations de 1 heure, 2006.

FERMIÈRES OBSÉDÉES (Les), Carnaval, Avenue du Mont-Royal, Montréal,1h30 minutes, 2008.

FERMIÈRES OBSÉDÉES (Les), Les bonbons, Festival de théâtre de rue de Lachine, Lachine, approx. 1 heure, 2012.

G. OLIVIER, Marie-Claude, « Les Fermières Obsédées: Art et féminisme dans le troisième millénaire », in À Bâbord, revue sociale et politique, numéro 44, Dossier thématique : « Femmes inspirées inspirantes », avril-mai 2012 [a], p. 51-52.

G. OLIVIER, Marie-Claude, « Les Fermières Obsédées : l'art féministe est mort, vive l'art féministe! », colloque Imaginer l'histoire, organisé par le Canadian Women Artists History Initiative (CWAHI), Université Concordia, Montréal, 5 mai 2012 [b].

LAMOUREUX, Diane, Du tricotté serré au métissé serré? La culture publique commune au Québc en débats, Québec, Presses de l'université Laval, 2008, 360 pages.

LEDUC, Véro et Coco RIOT, « Dans l’alcôve : tête à tête queer sur les défis de la troisième vague féministe », in Remous, ressacs et dérivations autour de la troisième vague féministe, (sous la dir. de) Mercédès Baillargeon et le collectif les Déferlantes, Montréal, éditions du remue-ménage, 2011, 228 pages.

RECKITT, Helena, Art et féminisme, Paris, Phaidon, 2005, 203 pages.

ZITOUNI, Benedikte, « With Whose Blood Were My Eyes Crafted? (Donna Haraway), Les Savoirs situés comme la proposition d'une autre objectivité », in Penser avec Donna Haraway, (sous la dir. de) Elsa Dorlin et Eva Rodriguez, Paris, Presse Universitaires de France, 2012, 247 pages.

 

 

note biographique

Marie-Claude G. Olivier est étudiante à la maîtrise en histoire de l'art avec concentration en études féministes à l'Université du Québec à Montréal (UQAM). Ses recherches consistent à observer sous quelles formes se développe une troisième vague féministe au Québec, à partir des différents débats féministes actuels, et du déplacement de certaines problématiques vers une posture plus inclusive. Elle s'intéresse principalement au champ des théories postmodernes et queer libertaires ainsi qu'à la manière dont les pratiques d'art engagé et activiste favorisent l'émergence de nouveaux discours théoriques par l'action collective. Elle travaille actuellement sur les collectifs Les Fermières Obsédées et Women with Kitchen Appliances. Elle milite au sein des M.O.U.S.T.A.C.H.E.S. et du P!NK BLOC Montréal, un collectif queer et féministe né de la grève étudiante.


 
note

[1]    Cet essai fut rédigé dans le cadre d'une communication pour le 6e congrès international des recherches féministes francophones qui s'est tenu à l'université de Lausanne, du 29 août au 2 septembre 2012. Celui-ci avait pour thème « Imbrication des rapports de pouvoir : Discriminations et privilèges de genre, de race, de classe et de sexualité ».

 

 

 

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