labrys, études féministes/ estudos feministas
janvier / juin 2013  -janeiro / junho 2013

Disposer de son ventre et de sa tête

La création du site Internet « J’ai avorté et je vais bien, merci ! », comme espace de réappropriation de la parole des femmes sur l'avortement.

Sabine Lambert

Résumé :

Le site Internet « J’ai avorté et je vais bien, merci ! », créé en avril 2011, est conçu comme un outil de réappropriation de la parole sur l’avortement, par les femmes, dans l’espace public, et particulièrement sur Internet où la présence massive et grandissante de sites anti-IVG demeure très inquiétante. Loin des clichés sur l’avortement, qui serait forcément vécu comme un acte traumatisant, résultant d’un choix nécessairement cornélien, les témoignages recueillis sur le site permettent de faire émerger une autre image de l’avortement : celle d’un acte volontaire et positif pour les femmes, leur permettant de se réapproprier leur corps et leur vie. Les réactions à la publication de ces témoignages et du ton du site, jugé « trop décomplexé », interrogent les représentations mêmes de celles et ceux qui se présentent pourtant comme des défenseurs du droit à l’avortement en France.

Mots-clé: avortement, site internet, réappropriation du corps

Introduction

« Je déclare que je suis l’une d’elles. Je déclare avoir avorté. »

Elles sont 343 femmes à signer publiquement cette déclaration, le 5 avril 1971, dans le journal Le Nouvel Observateur ; 343 à déclarer publiquement avoir enfreint l'article 317 du Code Pénal français. Ce faisant, elles s'exposent à une peine allant jusqu'à deux ans d'emprisonnement, si le Ministère Public choisit de les poursuivre. Ce qu'il ne fait pas. Dès le lendemain de la parution du « Manifeste des 343 », le journaliste du journal Le Monde, André Fontaine, désigne le texte comme marquant « une date dans l'évolution des mœurs ». L'initiative fait en effet grand bruit, si bien que Le Nouvel Observateur, une vingtaine de jours plus tard, organise un débat public sur l'avortement, salle Pleyel à Paris. L’avortement, cette « affaire de bonnes femmes» (collectif, 1971), ce « quelque chose de sale », comme le désigne le « Manifeste des 343 », sort alors des arrière-cours des « faiseuses d’anges ».

 Quarante ans plus tard, le 5 Avril 2011, en France, quelques médias évoquent l’anniversaire de ce « Manifeste des 343 » et relaient la parole de militantes féministes réclamant « L’égalité maintenant » (collectif, 2011). Pour ces militantes, le « droit à disposer de son corps », en France, est loin d’être acquis : difficultés d’accès à l’Interruption Volontaire de Grossesse (IVG), disparités territoriales, fermetures de centres IVG, refus de certains médecins de pratiquer des IVG, etc. Leur constat semble faire largement consensus, au-delà même des milieux militants féministes. Toutefois, si ce constat est partagé et relayé, peu de médias prennent la peine de se pencher sur le contenu même du « Manifeste des 343 ». Pourtant, il diffère radicalement de l’esprit de la loi de 1975[1], et des propos de Simone Veil, lorsqu’elle déclare au perchoir de l’hémicycle français :

« Je le dis avec toute ma conviction : l’avortement doit rester l’exception, l’ultime recours pour des situations sans issue. Mais comment le tolérer sans qu’il perde son caractère d’exception, sans que la société paraisse l’encourager ? (…) C'est pourquoi, si le projet qui vous est présenté tient compte de la situation existante, s'il admet la possibilité d'une interruption de grossesse, c'est pour la contrôler et, autant que possible, en dissuader la femme. » (Veil, 1974 : 6999)

Les signataires du « Manifeste des 343 », en 1971, ne réclament pas une « meilleure loi » sur l’avortement, mais bien la suppression « pure et simple » de toute loi :

« La plus libérale des lois réglementerait encore l’usage de notre corps. L’usage de notre corps n’a pas à être réglementé. Nous ne voulons pas des tolérances, des bribes de ce que les autres humains ont de naissance : la liberté d’user de leur corps comme ils l’entendent. »

Elles poursuivent

: « L’avortement libre et gratuit n’est pas le but ultime de la lutte des femmes. Au contraire il ne correspond qu’à l’exigence la plus élémentaire, ce sans quoi le combat politique ne peut même pas commencer. Il est de nécessité vitale que les femmes récupèrent et réintègrent leur corps. »

L’anniversaire de ce Manifeste est alors l’occasion de faire le point sur cette « exigence la plus élémentaire » que constitue l’avortement libre et gratuit, pour les femmes : quarante ans plus tard, où en sommes-nous ?

Le stigmate de l’avortement

Dans leur article intitulé « Conceptualising abortion stigma » (A. Kumar et al., 2009), Anuradha Kumar, Leila Hessini et Ellen Mitchell se penchent sur ce qu’elles nomment le stigmate de l’avortement. Selon elles, ce stigmate serait une construction sociale reproduite localement d’une manière différenciée, selon les normes juridiques, religieuses ou encore la situation démographique du pays. Elles se proposent de définir ce stigmate de l'avortement comme un attribut négatif marquant les femmes qui cherchent à mettre fin à leur grossesse, attribut les marquant comme étant inférieures à un idéal de féminité. Cette définition de la féminité serait profondément liée à une lecture essentialisante, naturalisée et naturalisante, des femmes (« about the ‘essential nature’ of women » (A. Kumar et al., 2009 : 628)). Elles soulignent enfin trois lectures idéaltypiques ou archétypales du « féminin » que transgresserait la pratique de l'avortement : le caractère essentiellement procréatif de la sexualité féminine, l’inéluctabilité de la maternité et le soutien instinctif aux personnes vulnérables (A. Kumar et al., 2009 : 628). En somme, l'avortement serait perçu comme un défi à la « nature féminine », telle qu'elle est décrite ci-dessus : assignée à la reproduction, à la maternité et aux soins des plus faibles.

A propos de ce stigmate de l’avortement, elles notent ainsi, par exemple, qu’« aux Pays-Bas, en Norvège et dans les autres pays scandinaves, où la législation sur l'avortement est moins restrictive (…) on attend des femmes qui mettent fin à leur grossesse qu'elles soient contrites ou s'excusent vaguement lorsqu'elles exercent leurs droits. » (A. Kumar et al., 2009 : 628). En France, si de nombreuses voix s’élèvent pour défendre l’accès à l’avortement, et le présentent comme un droit, les discours n’en sont pas moins ambigus : l’IVG est largement dépeinte comme un événement nécessairement négatif et traumatisant pour les femmes, qu’il faudrait « prévenir » afin que le nombre d’IVG, jugé trop important, baisse. L’acte est par ailleurs entouré d’une aura dramatique : il provoquerait quasi-automatiquement des « conséquences négatives » sur la santé mentale des femmes ; ces conséquences négatives étant parfois désignées sous le vocable « syndrome post-abortif ».

Cette souffrance, via le « syndrome post-abortif », est par ailleurs largement instrumentalisée par de nombreux groupes anti-IVG. Extrêmement présents sur Internet, ces groupes diffusent, outre des informations erronées sur les complications et séquelles physiques qui seraient provoquées par une IVG, de très nombreux « témoignages » de femmes qui seraient atteintes de « détresse psychologique post-abortive ». Et peu importe que l’existence même de ce « syndrome post-abortif » soit largement contestée par la communauté scientifique (American Psychological association, 2008). On peut en effet lire, dans le dernier Que sais-je ? consacré à l’IVG en France :

« Quoi qu'il en soit, ces études [scientifiques sur les conséquences de l'avortement sur la santé mentale des femmes] ne devraient pas être nécessaires pour entendre qu'une femme en demande d'IVG le vit mal et que cet événement cause de la souffrance » (Nisand et al., 2012:120).

Ce présupposé de souffrance, nous le retrouvons par ailleurs largement dans les discours politiques, faisant écho aux propos de Simone Veil, lors de la préparation de la loi de 1975. Cette dernière affirmait ainsi, à propos de l’IVG : « C'est toujours un drame et cela restera toujours un drame. » (Veil, 1974 : 6999)

C'est notamment contre cette doxa que le site « J’ai avorté, et je vais bien, merci ! »[2] s’est construit.

La création du site « J’ai avorté, et je vais bien, merci ! »

Lors de sa création, le collectif, formé par des militantes féministes réclame de passer « du droit à disposer de son ventre… au droit à disposer de son ventre ET de sa tête ! » Dans la rubrique « Pourquoi cet appel et ce blog ? », on peut ainsi lire :

« Si en France, on ne meurt plus en avortant depuis 1975, en revanche, on est encore sommée d’en crever… de honte et de culpabilité. Depuis le vote de la loi Veil en 1975, a-t-on cessé de prédire le pire aux femmes qui décident d’avorter ?

 « On voudrait crier. L’avortement libre et gratuit c’est : cesser immédiatement d’avoir honte de son corps, être libre et fière dans son corps comme tous ceux qui jusqu’ici en ont eu le plein emploi ; ne plus avoir honte d’être une femme. » (Manifeste des 343, 5 avril 1971)

C’est ce que nous, filles des 343 réclamons aujourd’hui. »

Le collectif, auquel nous appartenons, se mobilise ainsi pour revendiquer « le droit d’avorter la tête haute », car « défendre le droit à l’avortement ne doit pas se limiter à quémander des miettes de tolérance ou un allongement de la corde autour du piquet. »

La création de ce site, conçu comme un espace de parole pour les femmes, veut par ailleurs répondre à plusieurs exigences :

 

§    Faire enfin émerger la parole des femmes qui ont avorté et qui vont bien. Cette parole est trop souvent passée sous silence.

§    Faire entendre un autre discours pour que les femmes puissent enfin ne plus se sentir coupables de ne pas souffrir d’avoir avorté.

§    Permettre aux femmes qui ont avorté et l’ont mal vécu de voir que ce n’est pas une fatalité, que la pression qui pèse sur nos épaules et nos ventres contribue à rendre les femmes malheureuses.

§    Faire comprendre que ces discours dramatisant l’avortement peuvent jouer comme des prophéties auto-réalisatrices : lorsqu’on croit que l’avortement ne peut être vécu autrement que comme un drame, comment bien le vivre ?

 

Très rapidement après la création du site en avril 2011, les témoignages de femmes commencent à affluer. A l’heure actuelle, le site en compte près de trois cent et la pétition accompagnant le site affiche plus de 3200 signatures de femmes. De ces témoignages émerge une image de l’avortement très différente de celle généralement véhiculée par les entrepreneurs de morale. Outre la violence médicale, les discours culpabilisants et les difficultés pratiques d’accès à l’IVG, les femmes évoquent leur soulagement de découvrir un espace de parole déculpabilisant sur l’avortement :

« je me posais la question : est-ce normal de ne pas culpabiliser, d’aller bien [après une IVG] ? Merci de me faire comprendre que je ne suis pas sans cœur ! » (Del Dongo)[3] ; « je suis heureuse d’entendre un discours différent, qui ne me donne pas l’impression d’être une horrible sans cœur. » (Citronrouge)

Car c’est bien l’absence de culpabilité ou de souffrances morales suite à une IVG qui fait craindre à de nombreuses femmes d’être anormales ou monstrueuses:

« Quelques mois plus tard, lors d’une soirée entre copines, le sujet est arrivé sur le tapis et nous avons constaté que : nous avions toutes avorté, nous n’avions aucun regret/chagrin/tristesse (et que donc nous n’étions pas des monstres, idée qui nous avait toutes traversées) » (Marie)

« Ça fera une semaine mardi et depuis mardi dernier, je me demande pourquoi je ne pleure pas (ben oui avorter c’est MAL). La réponse est venue toute seule: mon généraliste qui m’a dit « tenez allez là-dessus, c’est un blog sur des femmes qui ont avorté et qui vont bien. Parce qu’on peut très bien avoir recours à une IVG sans pour autant devenir dépressive ». J’ai avorté mardi et je vais bien, merci. Merci à vous, c’est pas parce que l’on avorte que l’on est des monstres, bien-au-contraire ! » (Mélissa)

Au sein de cet espace, émerge ainsi une parole contrevenant aux représentations habituelles du vécu de l’avortement : des femmes n’ayant pas hésité au moment de prendre la décision d’avorter et/ou vivant leur avortement comme un acte libérateur, un moment heureux de leur vie.

Une parole taboue sur l'avortement : les décisions et les vécus faciles de l'avortement

Les discours dominants, comme nous l’avons évoqué, font de l'avortement un choix forcément dramatique pour les femmes, un choix cornélien qui marquerait forcément et profondément les femmes : hésitations, regrets, doutes, la décision d’avorter est décrite comme une décision forcément difficile à prendre pour les femmes ; une décision nécessitant du temps. Notons d’ailleurs que la loi en vigueur en France oblige actuellement les femmes à s’astreindre à un « délai de réflexion » d’une semaine, entre la demande d’IVG et sa réalisation. Dénoncée comme une mesure infantilisante, cette « semaine de réflexion » est bien souvent jugée humiliante et pénible pour les femmes ayant décidé d’avorter.

« Je n'ai pas hésité une seconde ! »

Sur le site, nombreux sont les témoignages de femmes évoquant avec quelle rapidité et quelle fermeté le choix d’avorter s'est imposé à elles : elles écrivent ainsi qu'elles n'ont « pas hésité une seconde ». La phrase revient à de multiples reprises, et sous cette forme exacte, dans les témoignages. Toutes insistent sur la rapidité de leur décision. Céleste a décidé « immédiatement » d'avorter ; Rose n'a « pas hésité une seule fois ». Pour Flore, « pas d’hésitation, une seule solution : l’IVG ». Barbara, quant à elle, assure que «  l’idée de garder le bébé ne [lui] a même pas traversé l’esprit ! », comme Chloé, qui ne s'est « jamais posé la question quant à l’issue possible de ''la chose'' ». De nombreuses femmes affirment que le choix a été « très clair » et finalement aisé : « c'était une certitude absolue » (Marie), « ça n’a pas été une décision difficile à prendre » (Ko). Certaines sont mêmes étonnées par la facilité avec laquelle elles ont pris cette décision, à l'image d'Isa : « Contrairement à ce que je craignais, le choix est très vite fait, et ce, sans état d’âme ».

D'autres, enfin, assurent « avoir réfléchi, mais jamais hésité » (Olga), pendant « une nuit » (mathoo) tout au plus, mais avoir finalement pris « sereinement » (kikicontrelamode) la décision d'avorter.

De la même manière, elles sont nombreuses à venir exprimer une absence totale d'attachement pour le produit de la conception qu'elles portent en elles. Sarah explique qu'elle n'a « jamais considéré que c’était un enfant » et parle d'un « tas de cellules », avant de dire que l'IVG « était un peu embêtant mais [qu'elle n'a] pas eu très mal ». Une autre parle de « magma de tissus » ; Lou, quant à elle, écrit qu'elle ne « ne pense pas à ce minuscule amas de cellules chaque jour qui passe » ; pas plus que Mona :

« Pas le sentiment d’avoir fait une connerie, pas le sentiment d’avoir gâché une vie, pas l’idée débile et asservissante que cet amas de cellules de la taille d’un quart de cacahuète aurait pu être un « être vivant », un « bébé », ni même un « fœtus ». Amas de cellule il était, amas de cellules il n’est plus. Et c’est tout. Et puis, des enfants j’en aurai quand j’en aurai envie. » (Mona)

Pour Claire, il ne s'agit pas d'un enfant, mais d'un « souci » : « À aucun moment je n’ai envisagé avoir une potentialité d’enfant dans le ventre ; ce que j’avais dans le ventre, c’était un souci, c’est tout » ; d'autres évoquent ce « quelque chose (...) en train de pousser dans [leur] ventre » ; pour Stéphanie, Olivia et Riri, enfin, il s'agit d'un « truc » :

« Ma première réaction : virez-moi ce truc que j’ai dans le ventre, je n’en veux pas, je n’ai rien demandé !!! » (Stéphanie)

« Je n’ai à aucun moment pensé à garder ce truc qui poussait en moi… (…) être contrainte de porter ce truc pendant deux semaines. » (Olivia)

« Le soulagement de savoir que je vis dans un pays où mon corps m’appartient, et où je n’aurais pas à imposer une vie malheureuse à ce pauvre truc qui grandit en moi. » (Riri)

Certaines femmes ont, en revanche, une relation presque émerveillée au produit de leur conception, comme Adrien' :

« Je me souviens de cette petite bulle dorée qui est sortie de moi, chose magnifique et mystérieuse que j’ai gardé au creux de ma main pendant une éternité. J’y serais peut-être toujours, sans la gentille infirmière qui est venue me la prendre doucement en disant qu’il ne fallait pas se mettre dans des états pareils, et l’a jeté à la poubelle. Ma grossesse non désirée s’est terminée à ce moment-là, grâce à ce geste, qui m’a permis de comprendre qu’un embryon sans désir d’enfant n’était qu’un tas de cellules, très beau certes, mais pas sacré. » (Adrien')

 

L'IVG comme acte libérateur

 

Quelques soient les termes utilisés, beaucoup de femmes évoquent le « soulagement » qu'est pour elles l'IVG, à l'image d'Ammakola : « J’attends le soulagement et la libération du fardeau que je n’ai pas choisi ni désiré et qui m’empoisonne la vie. »

Elles évoquent le caractère extrêmement désagréable de ce début de grossesse non désirée. Ces femmes sentent que leur corps et leur vie leur échappent. La grossesse non désirée peut-être vécue comme un réel traumatisme, et l'IVG comme un soulagement, comme l'écrit Françoise : « Pour moi, le début de grossesse a été un vrai traumatisme, alors que l’IVG a été une renaissance, une libération. » L'idée de « libération » est évoquée par de nombreuses femmes, qui semblent se retrouver après l'IVG, telle Mirza, qui a ressentie « de la joie » et qui avait « tout simplement envie de chanter » et se sentait « investie d’une vitalité nouvelle. »

Pour certaines, l'IVG est un acte fondateur. Il semblerait que cette décision leur permette de reprendre plus globalement prise sur leur vie. Ainsi, selon Rosa : « avorter m’a permis de me réveiller. De mettre une fin à ce cycle infernal d’abus envers moi-même avant que je n’attrape une maladie grave ou que je me fasse plus mal. Un électrochoc. » On retrouve des propos similaires sous la plume d'Aurélia : « Cet avortement a été pour moi une bonne chose, tant par la liberté qu’il m’a donnée de poursuivre ma vie telle que je l’entendais, que par la réflexion sur la dite vie qu'il a entraînée après. » Olivia, quant à elle, affirme avoir retiré une « immense force » de sa décision.

Certaines, prises dans des relations de couple qu'elles jugeaient malsaines et dangereuses pour elles, voient l'avortement comme « le plus beau geste de [leur] vie » (Esther)

Enfin, d’autres, à l’image de Mirza, gardent un « bon souvenir » de cette expérience :

« Entre les deux prises [de médicament], comme on m’avait conseillé de marcher pour que ça sorte, j’ai marché dans le parc de l’hôpital. Je précise ce détail, parce que je garde un bon souvenir de cette promenade. En effet, le cadre était incomparable : c’est un vieux bâtiment, en plein centre-ville, comme un cloître, paisible, frais. En marchant je croisais d’autres femmes, comme moi, qui marchaient pour que ça sorte. C’était plutôt drôle, nous avons d’ailleurs échangé des sourires complices. » (Mirza)

Pour Lynn, l'IVG s'apparente à une aventure londonienne plutôt agréable, qu'elle qualifie de « joyeuse équipée », et qui s'est déroulée sans douleurs et sous le soleil :

« Donc, nous voici tous les deux partis, mon ami et moi (et notre vieille 2CV), de l’autre côté de la Manche, à Londres. Là, tout s’est merveilleusement bien passé. Après un entretien avec une psy très bienveillante, pour discuter de ma décision et de mes motivations, j’ai passé à peine deux jours à la clinique (dans des beaux quartiers), très bien traitée par tout le monde, médecins et personnel infirmier (vraiment aux petits soins). Quand je ressors, à peine quelques petites douleurs (genre règles un peu douloureuses, rien de plus grave). J’ai le souvenir d’un Londres tellement beau et chaud cet été-là que, ravis et soulagés, nous sommes partis flâner dans les rues et m’acheter une jolie petite robe légère.

Seule fausse note dans l’histoire : notre 2CV, tombée en panne à Reading, que nous avons dû abandonner sur place (il aurait fallu attendre 15 jours pour faire venir les pièces de France). (Autre côté positif : après cet avortement, moi qui avais souffert depuis ma jeune adolescence de règles très, très douloureuses, absolument plus aucun problème !) Je n’ai jamais regretté ma décision d’avorter et, vues les circonstances très positives de cet avortement et de ce bref séjour anglo-saxon, je garde plutôt le souvenir d’une joyeuse équipée ». (Lynn)

 

 « Décomplexées »

 

Lorsque le site a vu le jour, il y a maintenant bientôt deux ans, les réactions négatives ont été nombreuses. Que les associations anti-avortement se manifestent, vouant les fondatrices du site aux gémonies ou leur prédisant les foudres divines, n’est ni surprenant, ni très intéressant ; les réactions offensées de militant-e-s en faveur du droit à l’avortement sont, en revanche, plus instructives.

Certain-e-s de ces militant-e-s ont ainsi affirmé avoir été choqué-e-s par le ton humoristique et léger qui se dégage du site : « Le droit à l’avortement oui, mais faut pas pousser le cynisme », « elles n’ont pas besoin d’aller le crier sur tous les toits »[4]. D’autres regrettent, outre le ton, le sujet même du site :

« Vous feriez mieux de militer pour éduquer les jeunes sur le port du préservatif, sur les différents moyens de contraception qui existent, plutôt que de parler de l’avortement sur un air badin dans un blog rose bonbon ! » (Paname)

De nombreuses réactions et courriels s’indignent ainsi du fait que le site aborde la question de l’avortement plutôt que la contraception, cette dernière étant alors considérée comme un moyen d’éviter des avortements (et non des grossesses non désirées). Mais la majorité des réactions hostiles se fondent sur la crainte qu’un ton si « décomplexé » contribue à « banaliser » l’avortement.

« Un blog aussi décomplexé sur l’avortement me gêne un peu car j’ai peur que certaines jeunes filles se disent que ce n’est rien et qu’elle se mettent à considérer l’avortement comme un moyen de contraception. Ce n’en est pas un. Ça ne doit pas en être un. (…) Ce n’est pas un moyen de contraception. J’insiste. Je ne veux pas que les jeunes filles comprennent mal le message véhiculé dans ce blog (j’me répète, je sais) » (domaris)

 « Si on admet que l’IVG est un droit, il doit absolument rester la solution en dernier ressort. On peut diverger sur l’IVG mais je crois que tout le monde peut être d’accord pour considérer que sa prolifération et surtout sa banalisation est à éviter. » (brodj)

On retrouve, à travers ces réactions, l’esprit de la loi de 1975, le parallèle avec le discours de Simone Veil étant tout à fait frappant : « L’avortement doit rester l’exception, l’ultime recours pour des situations sans issue. Mais comment le tolérer sans qu’il perde son caractère d’exception, sans que la société paraisse l’encourager ? » (Veil, 1974 : 6999).

Le caractère « décomplexé » du ton employé sur le site est donc identifié comme subversif au regard du « caractère d’exception » que la loi de 1975 a conféré à l’IVG. Ce caractère d’exception continue ainsi de marquer profondément cette « déviance légale » (Divay, 2004) que constitue l’avortement. 

Ces réactions à la création du site ne sont pas anecdotiques. Elles doivent interroger celles et ceux qui luttent, notamment en France, pour le droit à l’avortement. Comment pense-t-on actuellement notre lutte ? Bien entendu, la lutte contre les fermetures de centres IVG phagocyte nos forces ; bien entendu, cette lutte pour maintenir un accès à l’IVG est essentielle. Mais est-ce la seule lutte que nous devons mener ? Nous sommes-nous résignées à accepter les limites tracées par la loi de 1975, puis celle de 2001 ? Le délai actuel pour avorter, de 14 semaines d’aménorrhée, est-il satisfaisant ? Quelle réponse apporter aux milliers de françaises dépassant le délai légal et, qui chaque année, sont contraintes de financer seules leur avortement aux Pays-Bas ou en Espagne ? La « détresse » comme motif légal pour bénéficier d’une IVG est-elle un critère acceptable ? Quid de l’imposition légale d’un délai de réflexion d’une semaine entre la demande d’IVG et sa réalisation ? Enfin, ce stigmate qui ne cesse de marquer les femmes ayant avorté, est-il encore tolérable ?

Il y a plus de quarante ans, maintenant, les rédactrices du Manifeste des 343 décrivaient l’avortement comme « l’exigence la plus élémentaire (…) sans quoi le combat politique ne peut même pas commencer. » Elles ajoutaient : « Il est de nécessité vitale que les femmes récupèrent et réintègrent leur corps. » C’est au regard de cette « exigence élémentaire » que le site a été fondé : pour que les femmes récupèrent et réintègrent leur corps, réellement,  il est nécessaire qu’elles aient, à nouveau, une voix.

 

Bibliographie

American Psychological Association, Task Force on Mental Health and Abortion. 2008. Report of the Task Force on Mental Health and Abortion. Washington, DC: Author. Retrieved from http://www.apa.org/pi/wpo/mental-health-abortion-report.pdf

Collectif, 1971. « Manifeste des 343 », Nouvel Observateur, édition du 5 avril

Collectif, 2011 . « Le nouveau manifeste des féministes », Libération, édition du 2 avril

Divay, Sophie. 2004. « L’avortement : une déviance légale », Médecine et Hygiène, Déviance et Société, Vol. 28. 

Kumar, Anuradha, Hessini, Leila et Mitchell, Ellen. 2009. « Conceptualising abortion stigma », Culture, Health & Sexuality, 11:6,625 — 639.

Les Filles des 343. 2012. J’ai avorté et je vais bien, merci, La Ville Brûle.

Nisand, Israël, Araùjo-Attali, Luisa et Schillinger-Decker, Anne-Laure. 2012. L'IVG. Paris : Presses Universitaires de France.

Veil, Simone. 1974. Débats parlementaires, Assemblée nationale 1ère séance du 26 novembre 1974. Journal Officiel.

 

note biographique :

Sabine Lambert est chargée d'études en sociologie auprès du laboratoire GRESCO, spécialisée dans les questions de genre et de sexualité. Elle est membre du comité de rédaction de la revue Nouvelles Questions Féministes. Elle est également militante féministe et fait partie des fondatrices du site « J'ai avorté et je vais bien, merci ! ». Elle milite depuis plusieurs années au sein du Planning familial, spécifiquement autour des questions relatives au droit à l’avortement.


 

[1]   La Loi n° 75-17 du 17 janvier 1975 relative à l’interruption volontaire de grossesse, a autorisé, en France, « la femme enceinte que son état place dans une situation de détresse » à « demander à un médecin l'interruption de sa grossesse » dans un délai de dix semaines de grossesse (ce délai sera étendu à douze semaines en 2001). Plusieurs conditions doivent être réunies, dont la réalisation d’un entretien psycho-social (obligatoires pour toutes les femmes jusqu’en 2001, puis facultatif pour les femmes majeures au-delà), ou encore, le respect d’un délai d’une semaine de réflexion entre la première demande d’une femme et la confirmation de sa volonté d’avorter.

[2]   Le site est consultable à l'adresse suivante : http://blog.jevaisbienmerci.net/  

[3]     Les extraits de témoignages sont accompagnés des prénoms ou pseudonymes des femmes ayant témoigné. Vous pouvez ainsi retrouver ces témoignages in-extenso sur le site « IVG, je vais bien, merci »

[4]    Les citations sont extraites des commentaires publiés suite à la parution d’un article sur le site Internet Rue 89, intitulé « Un blog pour celles qui ont avorté et qui vont bien, merci », disponible à l’adresse suivante :

http://www.rue89.com/rue69/2011/04/25/un-blog-pour-celles-qui-ont-avorte-et-vont-bien-merci-200976

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