labrys, études féministes/ estudos feministas
janvier / juin 2013  -janeiro / junho 2013

 

Dialogisme et voix narratives : l’autorité discursive des femmes dans Cette fille-là et Surtout ne te retourne pas de Maïssa Bey[1]

Mariève Maréchal  

                                      

             […] mon écriture est un engagement. Contre le silence. Contre tous les silences, les silences imposés par une                         société qui  croit de cette façon se préserver du regard et du jugement des autres (Bey, 2004 : 67).

 

Résumé

Les romans Cette fille-là et Surtout ne te retourne pas de l’écrivaine algérienne Maïssa Bey ont été publiés pendant et tout juste après la guerre civile d’Algérie (1991 à 2002) alors qu’elle y habitait. Les deux œuvres mettent en scène des femmes qui reviennent sur leur passé dans une prise de conscience d’abord individuelle, puis collective, et qui dévoilent ainsi une autre manière de faire l’Histoire qui prend en compte leur vécu. Je propose ici une analyse formelle, tiré de mon mémoire de maîtrise, qui examine l’habileté des deux protagonistes principales, Malika et Amina, à manier le langage de manière à défendre un discours qui leur soit propre. Leur prise de parole leur permet de s’afficher radicalement en tant que sujet de leur propre existence et de dénoncer le regard patriarcal qui brime leur liberté tant psychique que physique.

Mots-clé: romans, femmes, prise de parole, Algérie

 

En qualifiant ainsi son écriture, l’écrivaine algérienne Maïssa Bey déclare travailler principalement à libérer la parole des règles et des normes dictant son énonciation. L’écriture est, pour elle, le lieu où prend forme son engagement politique et social. Il se manifeste notamment dans Cette fille-là et Surtout ne te retourne pas, le quatrième et le sixième livre de l’auteure publié respectivement en 2001 et 2005 aux éditions de l’Aube en France. Ces œuvres sont particulièrement intéressantes parce qu’une femme y raconte un passé chaque fois différent, mais toujours de façon à interroger le récit historique dominant et à devenir sujet de l’Histoire. Les protagonistes s’adressent, pour ce faire, à un public et cherchent ainsi à inscrire leur récit du passé dans un dialogue avec autrui. Elles rejettent de cette façon l’idée d’une subjectivité figée et refusent la légitimité d’une seule Histoire qui détiendrait un regard exclusif sur le passé et sur la vérité.

Les deux œuvres mettent donc en scène des femmes qui reviennent sur leur passé dans une prise de conscience d’abord individuelle, puis collective, et qui dévoilent ainsi une autre manière de faire l’Histoire qui prend en compte leur vécu. Cela leur permet notamment de contester certaines croyances et certains discours qui affectent directement leur subjectivité. Maïssa Bey cherche ainsi par son écriture à donner à voir une nouvelle réalité. Cet engagement de l’écrivaine se retrouve incarné dans Cette fille-là et Surtout ne te retourne pas à travers les protagonistes principales Malika et Amina. Celles-ci font preuve d’une remarquable capacité à manier le langage de façon à valoriser leur autorité discursive, à développer et à défendre un discours qui leur soit propre. Chacune d’elle, à leur façon, tente de légitimer sa version du passé malgré la prégnance du discours dominant.

 Il s’agit ici, après un bref résumé de chacun des romans, d’exposer les différents procédés par lesquels ces protagonistes manifestent cette autorité : le dialogisme ainsi que divers éléments liés aux voix narratives personnelle et collective. Je poserai cette autorité en tant qu’agentivité formelle ou discursive, comme le suggère Barbara Havercroft[2].(Havercroft, 1999 : 99).

 Elle représente la capacité à agir sur sa vie à travers les discours. Je chercherai alors à montrer comment Malika et Amina parviennent à être sujet de leur parole malgré les contraintes littéraires et sociales qui pèsent sur elle. Je ferai alterner les deux romans afin de mieux placer en relief les différences et les similitudes du maniement du langage des deux protagonistes.

Les histoires

Dans Cette fille-là, la protagoniste Malika, orpheline et métissée, tente de revivre son passé en le racontant alors qu’elle se trouve dans un établissement où sont enfermées diverses catégories d’êtres marginalisés. Au récit de son passé réel et de celui de huit autres femmes du même établissement, la narratrice juxtapose celui d’un passé inventé. Elle transcrit ainsi leurs neuf histoires dans un livre. Malika affirme mener une quête qui consiste à se doter, elle ainsi que les femmes algériennes en général, d’un récit dont elles seraient les protagonistes afin qu’elles ne soient pas oubliées et qu’elles puissent s’inscrire dans la mémoire collective. Elle endosse, pour ce faire, un nouveau nom, M’laïkia, et s’attarde à dévoiler une logique de domination dans les rapports sociaux de sexe de sa société et chez celles et ceux qui la perpétuent. La protagoniste, le long des récits, adresse sa parole à un public extradiégétique et cherche activement à influencer son regard afin de prouver la légitimité du sien.

Dans Surtout ne te retourne pas, Amina raconte plutôt son passé comme on fait un récit de voyage; elle s’adresse à un psychologue avant et après le moment d’un important séisme où elle a été frappée d’amnésie. Elle s’adresse aussi à des intégristes religieux et donc à un public intradiégétique, spécifiquement masculin. Son récit, dans lequel elle joue à la fois le rôle d’actrice et celui d’observatrice, brouille le réel et impose une constante remise en question de la véracité de ce que nous venons de lire.

 Amina, en revenant ainsi sur sa vie, révèle diverses problématiques sociales, notamment l’aliénation qu’on impose aux femmes. Elle montre aussi que son identité s’est transformée. Elle refuse toutefois de faire table rase du passé, une injonction imposée par le pouvoir officiel à sa population, ainsi que d’être figée dans une seule identité et dans une seule histoire. En effet, dans sa narration du passé, la protagoniste affirme avoir fait partie de plusieurs familles : celle de sa mère, celle de sa tante, celle de ses tuteurs ainsi que celle de Dada Aïcha, une vieille femme l’ayant rescapée du séisme. Le fait qu’on la dote aussi d’un nouveau nom, Wahida, contribue à mettre en relief sa renaissance identitaire.

Les points communs de ces livres résident d’abord dans le bouleversement identitaire vécu par les protagonistes et dans la narration. Malika et Amina racontent et recréent les événements passés de manière à perturber la version officielle des faits. Malika et Amina postulent alors que c’est dans leur prise de parole que se situe le pouvoir d’agir sur leur vie, car la réalité n’est qu’un possible parmi tant d’autres. Ensuite, cette prise de parole vient contrer une marginalisation vécue par les deux femmes.

Malika est stigmatisée en tant que bâtarde parce qu’elle a été abandonnée par ses parents et qu’elle est métissée. Amina, pour sa part, dérange sa société parce qu’elle refuse l’aliénation et a une mère criminelle. De plus, l’action des deux romans se passe en marge de la société dans une sorte de non-lieu (un asile et un camp), entraînant un repli sur soi-même et favorisant l’imagination d’une nouvelle réalité, la création d’un tiers-espace au sens d’Alexis Nouss (Nouss, 2005 : 62)[3].

 Les deux romans se rejoignent également par des thèmes évoquant les traditions, la mémoire et la justice. Enfin, leur forme est similaire : les protagonistes construisent leur récit en s’adressant à autrui, c’est-à-dire de manière dialogique, utilisent les mêmes modes narratifs (première et troisième personnes) et font appel à plusieurs procédés textuels semblables, entre autres, l’ironie, la répétition thématique et la métaphore, afin de mettre leur subjectivité en valeur. C’est ce dernier aspect formel des romans qui sera ici examiné.

 

Le dialogisme dans Cette fille-là

La notion du dialogisme, telle qu’exprimée par Mikhaïl Bakhtine, historien et théoricien russe de la littérature, rend compte d’une pensée de l’autre dans le discours (Bakhtine, 1987 : 176). Elle affirme que le discours d’une personne est un dialogue avec autrui; c’est toujours une réponse, une interaction entre plusieurs voix et consciences qui interagissent et échangent, qui sont auteures de leur propre vie (Todorov, 1981 : 159).

Le dialogisme s’exprime dans Cette fille-là à travers les personnages par le discours indirect libre (DIL) [4] donc à travers la personnalisation des discours. Par ce procédé, le discours rapporté est mis sur le même plan que le discours rapportant afin,  justement, de visibiliser au moins deux subjectivités. Il empêche ainsi, ou du moins freine, la production d’un savoir monologique. Malika utilise ce type de discours afin de rapporter les propos des responsables de son oppression. C’est une façon pour elle de défiger les discours dominants en y répondant, parfois bien des années plus tard, mais dans un cadre contrôlé où la parole de l’opprimée est valorisée. Cela lui permet d’une part de se rendre visible comme productrice d’un discours et, d’autre part, de contester la légitimité des discours dominants qui tentent de la définir et de l’effacer de l’Histoire.

Un des DIL que je remarque sert à énoncer le propos de médecins :

« J’ai dû subir maints interrogatoires très serrés, des consultations spécialisées. Conjonctures, supputations, perplexité./C’est un cas assez étonnant./Veillez remplir le questionnaire! » (Bey, 2006 : 13)

On constate facilement dans ce passage la présence de deux subjectivités qui se partagent l’énonciation. En effet, une discordance émerge à sa lecture : les deux dernières phrases ne peuvent avoir été prises en charge par Malika. De plus, il s’agit clairement d’un DIL puisque aucun verbe ou marque typographique ne distingue les deux instances énonciatives (elle ne dit pas « ils me demandent de remplir le questionnaire »). Malika rapporte donc le discours d’un autre directement dans son énonciation, c’est-à-dire sans le prendre en charge. Elle le laisse se manifester afin de rendre visible sa réplique. Dans ce cas, elle dit que ces consultations médicales lui donnaient l’impression d’être traitée comme une suspecte, une criminelle. Malika renforcera cette idée plus loin en utilisant un vocabulaire semblable :

« Absences multiples et répétées. […] Mais c’est écrit dans le Dossier. Et souligné. Dossier à charge d’une récidiviste. Deux adjectifs, ce n’est pas de trop pour multiplier les pièces à conviction. » (Bey, 2006 : 43 )

Les médecins deviennent ici une sorte de police qui tente de la prendre en faute. La majuscule ironique (« Dossier ») ainsi que le vocabulaire judiciaire indiquent une prise de distance et une critique.

Les parents de Malika sont aussi mis en présence dans l’énonciation par un DIL dialogique. Malika raconte : « Un esprit malfaisant rôdait autour de moi./Nuits hachées de cauchemars.

[…]./ Décidément sauvage cette enfant! Elle refuse tout contact! Ne répond pas aux appels. S’enferme le soir, se barricade même dans la chambre qui lui est réservée. » (Bey, 2006 : 71)

L’exclamation vient ici aussi souligner l’introduction d’une nouvelle subjectivité. La désignation de Malika par « cet enfant » (écho du titre) et la troisième personne « elle » suggèrent aussi sa présence. La protagoniste entre dans un dialogue en répondant à travers le temps à ses parents.  En effet, elle explique pourquoi elle s’enfermait. Elle souligne la peur « d’un esprit malfaisant » (mis pour le père) qui la terrorisait.

Il apparaît donc que le DIL, utilisé de manière dialogique, est ici le lieu du discours dominants, plus particulièrement patriarcaux. Malika refuse ainsi de prendre à son compte son propos : elle les cite pour s’en moquer. Le DIL lui permet de les mettre en relief, tout en « conserv[ant] la maîtrise du récit » (Maingueneau, 1993 : 132), tandis que le dialogisme lui procure l’occasion de revaloriser son existence en répliquant à ses oppresseurs.

Le dialogisme est une forme d’expression particulièrement utile pour Malika et la quête qu’elle mène. En effet, tel qu’on vient de le voir, il permet, à travers la personnification des discours, de souligner la constitution et la construction discursive des identités, de la société et de l’Histoire. Ce faisant, il dévoile comment toute pensée, toute épistémologie essentialistes figeant les êtres, les relations de pouvoir et les choses, vise en fait la mainmise d’un discours sur tous les autres, le monopole du réel en quelque sorte.

Le dialogisme est alors un mode permettant de visibiliser le discours des marginalisés, dans ce cas-ci surtout les femmes, tout en permettant de répondre aux discours des oppresseurs afin d’éviter qu’ils ne se figent sous le sceau de l’officialité. Malika a aussi recours à d’autres procédés discursifs afin de valoriser son autorité, mais avant de les aborder, je prêterai attention au dialogisme dans l’autre roman de Bey.

 

Le dialogisme dans Surtout ne te retourne pas

 

Le dialogisme permet de défiger des discours et des représentations du monde, d’en saisir l’aspect construit et pluriel. Il constitue pour Amina un outil de choix, car il visibilise le discours des marginalisés, dont elle fait partie. C’est un procédé qui s’inscrit à travers un dialogue, un échange, et par lequel il devient possible de déconsolider les rapports de domination de sa société.

Dans Cette fille-là,  la personnification des discours se manifestait à travers le discours indirect libre, alors que  dans Surtout ne te retourne pas, elle se produit par l’adresse à un public intradiégétique. Cette adresse constitue une forme de dialogisme, car elle permet d’interpréter le texte comme une réponse, une réplique. Puisqu’Amina s’adresse à quelqu’un dans son récit, elle le relate forcément en regard de ce dialogue, elle le structure en fonction de cette adresse à l’autre. Cet autre est ici tantôt les extrémistes religieux, tantôt le psychologue à qui elle confie sa vie. Elle entre en dialogue avec les premiers à partir de ce passage :

À ceux qui veulent aujourd’hui tirer les fils et nous écraser sous leurs certitudes. À ceux qui disposent de toutes les clés pour expliquer le monde et ouvrir les portes du paradis. À ceux, très nombreux, de plus en plus nombreux, qui, relayés par de puissants émetteurs de fatwa, savent opportunément adapter à leur mesure les dits et diktats sous couvert de préceptes moraux et religieux. Et qui, dans le même élan, se croient investis du pouvoir d’interdire ou de permettre, d’émettre des sentences, d’approuver doctement ou de stigmatiser les faits et dires de ceux et celles qui ne sont pas comme eux. (Bey, 2010 : 24)

Amina présente ici son récit comme un manifeste, une réplique. Il prend notamment la forme d’un plaidoyer. Il est dirigé vers des gens qui ont voulu imposer leur définition de la réalité et qui se sont attaqués à la différence comme si elle était une faute. Cette idéologie s’érige, comme on l’a vu précédemment, contre l’autonomie des femmes. En orientant ainsi son récit vers un interlocuteur, la protagoniste visibilise ces intégristes; elle en souligne la présence et pose un jugement sur eux, cherche à les forcer à assumer leurs responsabilités. Le récit d’Amina constitue donc une réponse à leur discours, une manière par laquelle elle peut rétorquer à leur idéologisation de l’Islam afin de les affaiblir.

Le récit d’Amina se compose de deux trames narratives, dont l’une réévalue l’autre. Cette trame comporte plusieurs adresses que la protagoniste lance à un public apparemment extradiégétique : « Le voyage continue. Je continue. Pour vous» (Bey, 2010 : 42) ou «Il le faut, pour que vous compreniez bien, pour que vous ayez tous les éléments en main. » (Bey, 2010 : 45)

Ces deux citations indiquent clairement la place importante d’autrui dans la constitution du récit du passé que produit Amina. À un autre endroit du texte, elle dit : « c’est une occasion unique de faire table rase de tout, pour s’inventer autre, ne croyez-vous pas? » (Bey, 2010 : 99, l’auteure souligne). La protagoniste semble ici aussi plaider (« ne croyez-vous pas? »). On n’apprend qu’à la toute fin du roman qu’Amina s’entretenait en fait avec un médecin; l’adresse était intradiégétique, mais elle ne le paraissait pas. Cette stratégie lui a permis de valoriser sa parole en évitant qu’on l’étiquette comme celle d’une malade, une parole dont on aurait questionné la crédibilité.

Cette adresse, qui crée un contrat avec un auditoire masculin absent de Cette fille-là, est ici significative. En effet, elle indique qu’Amina cherche à entrer en dialogue avec les tenants du pouvoir patriarcal afin, d’une part, de les rendre visibles en tant que responsables de son oppression et, d’autre part, pour affaiblir leur pouvoir en les plaçant dans une posture de témoin silencieux. Ils sont donc forcés de reconnaître son existence, sa prise de parole et son refus de se faire définir par leurs valeurs et leurs représentations.

Ainsi, Amina inscrit son projet de se remémorer son passé à travers un dialogue avec autrui. Cette conception de la réalité permet d’en démocratiser l’accès, car le dialogisme visibilise, dans un échange, chaque interlocutrice et interlocuteur, particulièrement celles et ceux qui furent marginalisés. Le passé est alors à la portée de tout le monde. Il n’est plus figé dans une image ou un discours. En suscitant ce dialogisme, la protagoniste se donne la possibilité de changer, de se transformer tout en soulignant le pouvoir qu’elle possède sur sa vie.

 Elle suggère aussi que les relations unissant une personne aux pouvoirs dominants sont bien plus complexes que ce dernier le prétend et, surtout, bien moins unilatérales. D’ailleurs, Dale Bauer, dans l’ouvrage Feminism, Bakthin, and the Dialogic, affirme que le dialogisme est un outil qui expose à la fois la domination masculine et la résistance qu’on lui oppose. Elle écrit :

« Bakhtin's theories of the social nature of the utterance […] provide a critical language that allows to pinpoint and foreground the moments when the patriarcal work and the persuasive resistance to it come into conflict. » (Bauer, 1991 : 3)

 Le dialogisme peut donc être une stratégie textuelle féministe, car il permet aux femmes de critiquer les discours patriarcaux tout en soulignant la légitimité de leur propre existence et de leurs expériences en société.  On a vu ici que Bey s’en sert de cette façon, car elle encourage l’autorité discursive des femmes algériennes par la construction d’une subjectivité dialogique chez ces protagonistes. Je me pencherai à présent sur l’utilisation agentive que les deux protagonistes, Malika et Amina, font de différentes modalités narratives.

 

La voix personnelle dans Cette fille-là

Les voix narratives ne sont pas seulement des outils permettant de proposer un certain point de vue sur l’histoire racontée. La professeure Susan Sniader Lanser, dans son ouvrage Fictions of Authority : Women Writers and Narrative Voice, affirme que les modes narratifs — ou voix narratives — ne vont pas de soi; dans la culture occidentale, par exemple, ils sont en fait autorisés par des conventions sociales et littéraires qui consacrent l’autorité de la parole des hommes blancs de classe aisée et régissent, pour les femmes, leur accès à une parole publique (Lanser, 1992 : 6-7).

Leur utilisation réactive donc une idéologie patriarcale sur les rapports entre les sexes. Lanser souligne toutefois que les textes des écrivaines de son corpus « [...]construct narrative voices that seek to write themselves into Literature without leaving Literature the same » (Lanser, 1992 : 8). Elle affirme ainsi que ces romancières n’usent pas de façon conventionnelle des modes narratifs officiels; elles les modifient de façon à y construire et y valoriser leur propre autorité discursive.

 Lanser évoque plus particulièrement trois voix. Ce sont la deuxième, la voix personnelle, et la troisième, la voix collective (communal voice) qui retient mon attention, la première, celle auctoriale[5], n’étant pas privilégiée dans l’énonciation des textes de mon corpus.

La voix personnelle correspond à une énonciation à la première personne et permet à un individu de partager son vécu personnel et de décrire ses émotions. Il est ainsi sujet de sa propre parole. Cette voix se réfère aussi à une narration autodiégétique, c’est-à-dire que l’instance narrative raconte sa propre histoire tout en y étant un personnage. Cette forme narrative lui procure ainsi une certaine autorité, car elle lui permet de se représenter, de se mettre en scène sans intermédiaire. Malika à recours, dans Cette fille-là, à plusieurs procédés afin de mettre cette autorité discursive en valeur (en plus de manier la troisième personne, ce qui sera analysé plus loin a travers la voix collective). Ceux-ci consistent en la répétition thématique, les phrases longues, l’ironie et la réénonciation de clichés et de croyances.

 

La répétition thématique
Le texte contient deux répétitions thématiques particulièrement évidentes. Il s’agit de l’abandon et de la fuite, deux expériences traumatisantes vécues par Malika. La répétition, en tant que procédé littéraire, permet notamment d’insister sur l’importance d’un élément pour la compréhension d’un récit en le plaçant en relief. Elle crée aussi une impression circulaire, de recommencement, d’un écho qui se répercute à travers le texte. La répétition d’un thème permet de le rendre intelligible. La protagoniste note explicitement le rôle qu’elle joue dans son récit : « Ne pas refuser les répétitions. Il s’agit de convaincre. » (Bey, 2006 : 21) Malika cherche donc à persuader les autres et elle-même qu’elle a une histoire, un passé. Toutefois, elle cherche aussi à montrer de la sorte que certains épisodes de sa vie ne sont pas réductibles à sa propre expérience. La protagoniste montre qu’ils découlent plutôt d’une problématique sociale que le discours dominant ne prend pas en compte, voire ignore.

L’abandon dans Cette fille-là se réfère toujours à celui d’un enfant par ses parents, dont il ne connaît pas l’identité. Il est mis en présence par la protagoniste, se répète dans le récit d’une de ses compagnes et dans un journal, à travers un article sur un fait divers. L’abandon appartient aussi à d’autres qu’elle. La reprise et la mise en scène de cette expérience à travers d’autres vécus que celui de Malika souligne qu’elle découle d’un problème social récurrent auquel on ne s’attarde guère.

Le thème de la fuite est quant à lui omniprésent : on fuit la domination des hommes dans chacun des cas en présence. En plus des évasions de Malika, déjà évoquées, on retrouve Yamina, qui s’enfuit loin de son mari avec son amant, Fatima et sa mère qui s’enfuient de la maison du père, la sœur de M’a Zhara qui s’enfuient de son mari, M’Barka qui fuit aussi son mari qui vient de la tromper et enfin Houriya qui, elle, fuit avec sa mère dans un autre village pour éviter la fureur meurtrière des rebelles lors de la guerre d’Indépendance. L’expérience est, dans tous les cas, à la fois dramatique et nécessaire pour ces femmes.

En répétant ces thèmes, la protagoniste partage le poids de ces expériences difficiles avec d’autres; elle n’a plus à les vivre seule. On peut donc avancer que la répétition de ces deux thèmes constitue une façon pour Malika de signifier qu’ils sont à la base de son identité. Ils soulignent aussi qu’elle ne peut pas les oublier ni s’en libérer, car ils se reproduisent dans d’autres vies que la sienne. La protagoniste suggère ainsi qu’il faut régler le problème socialement avant qu’elle puisse dédramatiser ces expériences. On voit une imbrication de la voix personnelle et de la voix collective, du « je » et des « nous ». Malika multiplie ainsi les procédés discursifs pour consolider son autorité. J’en examinerai un deuxième qui me paraît particulièrement significatif : les phrases longues.

 

Les phrases longues 
Le texte contient plusieurs phrases très longues et j’en retiendrai deux aux fins de l’analyse. Elles servent à défendre le point de vue de la protagoniste sur sa réalité en témoignant de ses émotions d’une expérience en plus de donner une idée de l’expérience elle-même.

La première phrase se présente tôt dans le récit et fait une demi-page. Elle est ponctuée par des virgules. Elle précise le décor et les personnages que Malika côtoie, mais surtout, elle décrit le drame social et personnel qui se joue dans leur pension et insiste sur le désir de vivre, sur la résistance que les gens tentent d’opposer au destin qu’on leur a imposé :

"C’est là, dans ce mouroir parcouru d’ombres d’êtres dans un état de décrépitude et d’hébétude indescriptible, tendus cependant dans le seul désir de tenir encore malgré tout, de s’accrocher à la chaleur des moindres rayons de soleil que, seuls ou en groupes, dans l’écoulement d’heures et de jours exactement semblables, ils traquent dans les moindres recoins du parc, comme si ces rayons de lumière pouvaient attiser les derniers souffles et animer le tout petit morceau de vie qui reste en eux, qui ne veut pas s’éteindre, ce petit bout de braise qui s’acharne encore et semble rougeoyer dans l’éclat vague de leurs yeux où passe de temps à autre, subreptice mais bien visible, l’ombre de la mort, sentinelle aux aguets et qui patiemment attend son heure, c’est là, à l’écart des bruits de la ville, dans cette bâtisse où le hasard m’a jetée et qui elle aussi tient du vestige, que j’ai entrepris ma quête." (Bey, 2010 : 18)

Cette phrase, dans sa longueur, souligne ici l’étirement du temps, sa lourdeur pour les pensionnaires comme Malika. Elle indique un temps figé, qui n’en finit plus. Elle étiole le temps et l’espace, les rend mornes, elle empêche de respirer, se fait envahissante. Des mots comme « hébétude », « l’écoulement », « semblables », « ne veut pas s’éteindre », « acharne » et « écart » renforcent cette impression. D’autres, comme « mouroir », « décrépitude », « traquent » et « mort » soulignent plutôt l’aspect morbide du quotidien des pensionnaires duquel ils aimeraient bien s’échapper. Tout comme Malika et ses compagnes désirent exister, devenir visibles, la phrase persiste longtemps à rester là, à se singulariser dans la masse, à se donner à voir. Elle indique que quelque chose cherche à ne pas finir. On note que cette phrase longue se termine par la déclaration de Malika, qui indique entreprendre une quête. Elle se termine donc par la promesse d’une ouverture. La longueur même de la phrase, qui mime en quelque sorte la monotonie de la vie de ces femmes, souligne l’importance de la quête qui vient y mettre fin.

On retrouve une deuxième phrase longue dans la description d’un épisode où Malika se fait attaquer par son père adoptif et le contre-attaque. Cette scène est décrite en une très longue phrase de trois pages dont je cite ici un extrait dans sa forme originale :

« [...] et la pluie de plus en plus drue

le crépitement des gouttes de pluie sur les feuilles des arbres

les pieds qui maintenant s’enfoncent dans la terre détrempée

le corps qui s’alourdit irrésistiblement

les plaintes qu’elle ne peut retenir

les ronces

l’obscurité traversée de traits de feu

la boue

la pluie

les yeux luisants des bêtes aux aguets

et au moment où à bout de souffle elle va se laisser glisser par terre

lui crevant les oreilles l’écho d’une course… des pas qui se rapprochent

la peur de nouveau

la peur de l’autre de cet homme qui ne voulait plus être son père plus malfaisant que les djinns dont elle a cru sentir le souffle tout proche

la peur qui la dresse et lui insuffle la force de se relever de repartir d’avancer lui échapper se frayer un chemin à présent au milieu des herbes hautes qu’il faut écarter des deux bras s’enfoncer à travers le rideau de pluie » (Bey, 2006 : 39).

On remarque que cette phrase ne contient aucune ponctuation; elle se lit donc rapidement. Toutefois, il y a bien une organisation, car certains segments y sont placés en retrait. Une accumulation de scènes se superpose donc à une accumulation d’informations. On perd littéralement le contrôle de la lecture et du tableau qui se dessine devant nous, tout comme si on était en train de courir avec Malika, à ses côtés, et que l’on voyait aussi le paysage défiler rapidement.

La protagoniste, pour cette phrase, adopte momentanément une focalisation à la troisième personne du singulier, se désignant par le pronom « elle ». Je perçois néanmoins cette particularité comme une expression de la voix personnelle, car l’énonciation ne change de posture que le temps de décrire une scène. Elle se donne l’apparence d’une voix auctoriale afin de placer le lectorat dans une posture de témoin. Malika, dans cette phrase, se nomme par le pronom « elle » de façon si abondante qu’on saisit qu’il s’agit là d’une technique visant, d’une part, à renforcer ce rôle et se distancier d’une expérience traumatisante et, d’autre part, à visibiliser le féminin, car la narration à la première personne a pour conséquence de l’éclipser. Elle répète dans une de ses pages treize fois le pronom « elle » (Bey, 2006 : 38) pour se désigner et décrire sa fuite hors de la maison où son père la violait, et dans une autre page, neuf fois de suite :

« [...] elle ouvre la porte/elle va lui échapper il le faut/elle fuit une fois encore/elle ne pense plus à rien/elle court sur la pluie drue froide coupante/elle court à en perdre le souffle la poitrine en feu elle ne doit pas s’arrêter elle doit lui échapper elle ne sait pas comment mais jamais plus il ne la reverra c’est sa seule obsession c’est sa seule certitude» (Bey, 2006 : 41).

La répétition du pronom « elle » permet à la protagoniste de rapprocher le lectorat de l’expérience décrite. La phrase donne l’impression de suivre Malika de très près, de témoigner en direct de la scène qui se passe, effet renforcé par l’utilisation du présent de l’indicatif. Ce passage reproduit donc dans sa forme ce qu’il dit. En effet, sans ponctuation, la lecture fait « perdre le souffle », ne « s’arrête pas » et « échappe » au lectorat, qui en vient ainsi à éprouver la détresse de Malika et à subir une perte de contrôle.

Les phrases longues permettent donc à la protagoniste d’agir directement sur le lectorat. Elles le forcent à prendre connaissance d’un épisode de sa vie de manière intime, à ressentir sa détresse. Ces phrases permettent de témoigner autrement de son existence. Sa voix résonne ainsi à travers le texte. La protagoniste utilise aussi un autre procédé, l’ironie, afin de rendre visible sa voix et faire porter sa critique.

 

L’ironie

Malika n’hésite pas à recourir fréquemment à l’ironie afin de valoriser son autorité discursive. C’est un procédé qui est « inséparable d’une volonté de dérision (éventuellement tournée contre l’énonciateur lui-même) » (Maingueneau, 1993 : 105). Lucie Joubert, dans son ouvrage Le carquois de velours, abonde dans le même sens :

 « L’ironie […] s’exerce toujours aux dépens de quelqu’un ou de quelque chose […] C’est donc une arme essentiellement offensive, jamais innocente. » (Joubert, 1998 : 17)

Elle insiste sur le fait qu’en « ironie, il substituera toujours une volonté — une nécessité même — de dépasser l’innocence d’un jeu de mots ou d’un trait d’esprit pour aller vers une contestation, si ténue soit-elle » (Joubert, 1998 : 18).  L’ironie est donc un outil de pouvoir, un contre-discours, permettant de contester la légitimité de certaines voix dominantes. Il est intéressant de noter qu’une telle entreprise s’opère en répétant leurs discours afin de mieux les déconstruire. On rejoint ainsi les propos de Barbara Havercroft affirmant que « l’itérabilité du signe, restitué à l’intérieur d’un nouveau contexte narratif, se révèle indispensable à la création d’un contre-discours » (Havercroft, 1999 : 99). Celle-ci affirme que cette répétition constitue une stratégie critique « constitu[ant] un acte véritablement éthique et libérateur » (Havercroft, 1999 : 99).

L’ironie est nécessairement dirigée contre quelqu’un ou quelque chose tout en étant construite de façon à dire le contraire de ce que l’on veut dire. Ce procédé est particulièrement utile dans une société où la parole est fortement circonscrite, car il joue sur deux niveaux de sens, permettant de la sorte de dire sans dire. Je l’interprète ici, comme le fait Lucie Joubert, en tant qu’arme offensive. L’ironie est donc un procédé de choix pour attaquer les discours dominants. Dans Cette fille-là, elle est mise en relief à travers les majuscules hors contexte, les adverbes et adjectifs et différentes marques typographiques auxquels je m’attarderai.

Les majuscules apposées à des mots qui habituellement n’en requièrent pas peuvent souligner une ironie, selon Joubert, car elles érigent en noms propres certains mots; j’y suis donc particulièrement attentive. Malika écrit, par exemple :

« Je suis/l’Incarnation de la Faute/et jusqu’à preuve du contraire,/la Preuve Matérielle du Délit de Fornication. » (Bey, 2006 : 46)

Les majuscules hors contexte sont ici utilisées afin de tourner en ridicule les mœurs restrictives sur la sexualité. La protagoniste poursuit ainsi :

« Reconnaître et accepter Ça, c’est-à-dire la seule histoire vraie./L’accepter en raison de son Irréversibilité Évidente. » (Bey, 2006, 46-47)

La présence de ces trois lettres majuscules trouble la lecture du texte et l’interprétation qu’on doit en faire. Ces trois termes soulignent la certitude, voire la fatalité. Les mettre en évidence avec des majuscules souligne que la protagoniste tourne en dérision l’injonction qu’on lui impose d’accepter une histoire qui ferait ainsi autorité. On note au passage cette insistance sur « la seule histoire vraie », norme étroite et centralisante à laquelle Malika s’oppose en multipliant les histoires.

Un peu plus loin, Malika déploie l’ironie par l’utilisation d’adverbes et d’adjectifs qui orientent la lecture. Elle use de celle-ci notamment afin de faire référence à la politique algérienne et de la critiquer :

 « Qui donc dans la confusion générale aurait pu s’intéresser au sort d’une enfant abandonnée, alors que les préoccupations devaient être nécessairement patriotiques, les objectifs grandioses, et l’avenir radieux? » (Bey, 2006 : 67)

On voit ici comment Malika tourne en dérision l’extase causée par l’indépendance de l’Algérie. Les mots clés permettant de souligner l’ironie, qui sont tous des clichés, sont  « nécessairement », « grandioses » et « radieux ». Cette phrase laisse entendre que lors de l’indépendance, l’on s’est désintéressé des problèmes que vivait la population algérienne afin de se faire croire que tout allait bien. Elle dénonce ainsi l’emprise d’un récit national qui fait oublier la souffrance individuelle. La protagoniste évoque aussi les autorités civiles avec l’ironie :

« Jeanne. Pour ce que je sais ce prénom est inconnu dans la nomenclature établie par nos fonctionnaires sourcilleux. Nomenclature présentée a tous les nouveaux parents à la mairie avant l’inscription dans les registres d’état civil. Liste officielle, sans dérogation possible. Prénoms soigneusement choisis dans le respect de la tradition arabo-musulmane.» (Bey, 2006 : 29)

La politique d’arabisation en Algérie a connu bien des dérives. Malika souligne ici l’obsession d’une identité arabo-musulmane qu’on cherche à imposer à la population. Ce sont les adjectifs « sourcilleux » et « officielle », de même que l’adverbe « soigneusement », qui soulignent l’ironie avec laquelle la protagoniste manie le sujet.

L’ironie de Malika se porte aussi sur les rapports sociaux de sexe dans sa société. Elle dénonce ainsi une mentalité sexiste qui conduit les hommes à s’accrocher à leurs privilèges :

« Inlassablement, entre eux, ils ressassent les splendeurs du temps où d’un simple regard, d’un frémissement de leur moustache, ils savaient se faire obéir, ils savaient se faire craindre./Ombres prisonnières d’un passé forcément glorieux auquel ils s’agrippent désespérément..» (Bey, 2006 : 102)

Les adverbes « Inlassablement », « forcément » et « désespérément » de même que les adjectifs « splendeurs », « simples » et « glorieux », sans parler du cocasse « frémissement » de la moustache, sont les marques textuelles dévoilant ici l’ironie. La répétition de « ils savaient » en souligne de même la présence.

Malika utilise aussi l’ironie afin d’aborder la figure de la mère conservatrice : « Elle seule sait ce qui peut faire le bonheur de son enfant! […] N’est-ce pas en fonction de leur pedigree que les chiens sont appréciés? » (Bey, 2006 : 51) La première phrase souligne la prétention de la mère (« Elle seule sait ») en reprenant indirectement sa voix. La deuxième opère une comparaison dont l’absurdité dénonce cette mère qui reconduit les normes patriarcales. Malika poursuit ainsi :

« Cependant, depuis quelques années, l’on est de moins en moins regardant — réalité économique oblige — quand il s’agit d’une famille confortablement, très confortablement installée dans les degrés supérieurs de la hiérarchie sociale, avec cependant une nette préférence pour la hiérarchie militaire ou politique, l’une allant souvent avec l’autre..» (Bey, 2006 : 51)

On peut ici interpréter ce propos de la protagoniste comme ironique, notamment en raison de la présence d’une phrase incise critique et de celles des adverbes « confortablement » et « très confortablement » et des adjectifs « supérieurs » et « nette ». Malika dénonce ici le fait que cette mère veille en fait sur des intérêts qui ne sont ni les siens ni ceux de ses enfants. De plus, d’une critique de la mère on glisse à une critique de la société : les privilèges des riches, l’imbrication du politique et du militaire, etc.

Il apparaît ainsi que l’ironie de Malika se manifeste à travers différentes marques textuelles et vise des institutions patriarcales (Dieu et la religion, les autorités civiles, les traditions et la mère, lorsqu’elle se montre gardienne de la norme). J’aborderai maintenant un dernier procédé employé par Malika afin de valoriser son autorité discursive et qui mise également sur l’ironie.

 

La réénonciation de clichés et de croyances 

Ce procédé narratif, relevé dans l’écriture de France Théoret par Barbara Havercroft, consiste en la re-citation d’un cliché ou d’une croyance dans le but de les déconstruire. C’est une des techniques utilisées par Malika. Il lui permet de soulever la présence d’une mentalité sexiste dans sa société en tournant en ridicule des hommes en principe tout-puissants. Elle montre de la sorte qu’elle trouve leur attitude inacceptable. La protagoniste vise notamment les croyances découlant de cette mentalité :

« Nul n’ignore que c’est à l’intérieur d’un corps d’adolescente à peine nubile que les djenoun préfèrent loger. […] C’est cela. /C’est peut-être en moi qu’est le mal. La folie. L’instinct de destruction. /C’est cela. Certainement. Puisqu’autour de nous, personne ne s’est aperçu de rien.» (Bey, 2006 : 71) 

Dans cette citation, on voit comment Malika dénonce des croyances populaires (« Nul n’ignore ») qui essentialisent le caractère des femmes et les associent au mal afin de légitimer leur dépréciation sexuelle et sociale. Les marques textuelles consistent ici en la répétition du « C’est cela » et de l’adverbe « certainement », suivi d’un point. La phrase est saccadée de façon à troubler la lecture; elle attire sur elle l’attention de façon à indiquer que la protagoniste ne croit pas un instant à la croyance sexiste qu’elle évoque, bien qu’elle feigne y croire (« Nul n’ignore »).

Elle insiste par cette tournure sur la tyrannie de la norme ainsi que sur son arbitraire. Malika ironise beaucoup sur cette mentalité, soulignant son omniprésence dans sa société :

« Il lui faut accepter dans l’obscurité et le silence — n’est-ce pas inscrit dans sa destinée de femme? — les fantaisies et les désirs chaque jour plus pressants d’un mari. » (Bey, 2006 : 59)

 Dans ce court segment, l’idée reçue est celle de la « destinée de femmes ». L’ironie est soulignée par une incise. Le fait que cette phrase soit une question permet d’interpréter ce propos de Malika comme ironique. La protagoniste débusque ce sexisme dans la religion et utilise une autre fois l’incise afin de suggérer l’ironie :

« N’est-il pas recommandé dans la tradition islamique de punir de lapidation — sur la foi de témoignages sûrs — jusqu’à ce que la mort s’en suive, toute femme qui serait surprise en compagnie d’un homme qui ne serait pas son frère, son père, son fils ou son mari? » (Bey, 2006 : 62)

On constate dans ce passage le danger que représente pour les femmes une interprétation aussi extrémiste et sexiste de la religion musulmane et combien il est aussi dangereux que nécessaire pour Malika d’évoquer le sujet.

Il apparaît donc que la protagoniste exprime sa voix personnelle à travers plusieurs procédés pour souligner sa subjectivité et son expérience de la réalité. La répétition thématique, les phrases longues, l’ironie de même que la réénonciation de clichés et de croyances lui permettent de mieux partager son expérience de la réalité et ainsi de la légitimer.

 

La voix personnelle dans Surtout ne te retourne pas

Le roman Surtout ne te retourne pas est rédigé à la première et à la troisième personnes du singulier et fait ainsi intervenir, comme dans Cette fille-là, une voix personnelle et collective. Amina démontre une grande autorité discursive en usant de la première à travers plusieurs procédés narratifs, signe de l’importance, voire de l’urgence qu’elle accorde à la valorisation de sa subjectivité. La deuxième modalité, la voix collective, bien que moins développée, mérite d’être analysée, car elle évoque son passage de l’affirmation de la liberté individuelle à celle collective et visibilise son engagement politique par la création d’une communauté de femmes. J’y reviendrai plus loin

La narration, autodiégétique, est prise en charge par Amina et lui confère l’avantage de décrire les gens qui l’entourent ainsi qu’elle-même à partir de sa propre subjectivité.  La voix personnelle, en plus de permettre de se représenter soi-même, offre l’occasion de réinterpréter le privé des femmes, domaine largement dominé par les hommes et le discours colonialiste. Ainsi, en y ayant recours, Amina remodèle l’imaginaire et la représentation des femmes. Elle exprime sa voix personnelle par de nombreux procédés dont quatre seront ici analysés : la métaphore, l’ironie, la réénonciation de clichés et de croyances ainsi que l’énumération.

 

La métaphore

Dans Surtout ne te retourne pas, Amina associe, par la métaphore, le séisme géologique à un séisme identitaire. Les frontières physiques et identitaires ayant été abolies, il devient facile pour elle de jeter un pont entre les deux par l’intermédiaire de ce procédé. La protagoniste file alors la métaphore en reprenant l’univers sémantique relié au séisme géologique, ici dans l’incipit :

«Surgi du centre même de la terre, un fragment de lumière en fusion se détache. Il vient se ficher à l’intérieur de moi. Il me transperce. D’un bout à l’autre. Provenant des tréfonds de mon être, une puissante clameur fuse. Elle rebondit en échos, d’abord très proches, fracassants, puis peu à peu, lointains, de plus en plus lointains, enrobés de silence. Elle revient à moi. M’enveloppe. M’aspire vers un trou sans fond. Un vide tout blanc. Tout noir.» (Bey, 2010 : 19)

Dans ce passage, on comprend que le séisme provoque chez la protagoniste un important bouleversement identitaire. Elle indique qu’un vacarme surgit d’elle et l’enveloppe, qu’elle se retrouve dans un trou sans fond, ni blanc ni noir, mais à la fois tout blanc et tout noir. Il est intéressant de noter que pour Alexis Nouss, 

« [l]e “et” ne ferme pas dans une structure de totalité, il marque une ouverture et le passage possible entre les deux termes » (Nouss, 2005 : 40).

Bien qu’aucun « et » ne soit mentionné dans la citation, je considère qu’il est implicite et qu’il invite à une configuration, un assemblage, des caractéristiques qu’Alexis Nouss associe au métissage (Nouss, 2005 : 42). Il apparaît alors qu’Amina dédouble son identité pour la concevoir autrement, pour multiplier ses possibilités d’existence et, pour reprendre le titre de l’ouvrage de Nouss, afin de plaider pour un monde métis. On remarque que Bey évoque ici, certes, le séisme de 2003, mais pas pour relever un fait historique : elle s’en sert plutôt comme un outil lui permettant d’aborder, par la fiction, un sujet différent : l’ébranlement de l’identité des femmes et de celle de sa protagoniste.

En effet, plus loin, Amina précise que ce séisme identitaire est spécifiquement féminin :

«Autour de moi […] s’élève la rumeur effarée des hommes qui ont peine à croire que la terre leur est insoumise, que la terre peut, quand elle le veut, où elle le veut, et seulement si elle le veut, s’ouvrir, se cabrer, les expulser. /Ils continuent cependant de marcher./Ils continuent cependant de semer le mal et le bien autour d’eux. Indifféremment./Ils continuent de décider eux-mêmes de ce qui est bien et de ce qui est mal. Avec arrogance. Aveuglément./J’écoute leur pas dans le silence du matin./Peu m’importe le bruit de leur pas dans les matins qu’ils pervertissent et sur la terre qu’ils alourdissent de leurs certitudes dévoreuses d’espoir./Des appels montent, pénètrent poing serré dans la lumière du jour et leurs pas soudain s’affolent./Peu m’importent leurs vains encerclements./La terre écrit sur la peau de leurs mensonges les signes de leurs inéluctables défaites. »(Bey, 2010 : 113)

Dans ce passage, Amina associe la terre à la femme (« insoumise » est un qualificatif qui s’applique d’ordinaire à une personne), ce qui constitue un lieu commun patriarcal. Mais elle va plus loin en assimilant le tremblement de terre à la révolte de cette femme contre ceux qui tentent de la circonscrire et en liant le tremblement de terre à sa propre révolte (Amina précise que les hommes « élèvent » leur rumeur autour d’elle : elle est donc au centre de leur attention). Ainsi, elle affirme sa capacité d’agir et de se révolter, affiche sa liberté. Enfin, Amina explique dans ce passage que la révolte n’a pas arrêté les hommes, mais qu’ils seront, un jour, nécessairement défaits. Son discours est alors porteur d’espoir.

Amina utilise la métaphore afin de valoriser son autorité discursive, car elle se réapproprie un fait commun pour évoquer, de manière similaire, mais en même temps différente, son existence et le parcours singulier qu’elle emprunte, existence qui n’est pas prise en charge par le discours dominant, dont elle ébranle plutôt le pouvoir. Je m’attarderai maintenant à l’ironie, un autre procédé textuel qu’Amina utilise afin de mettre son discours en valeur.

 

L’ironie

Amina emploie l’ironie afin de décupler la force de sa critique. Ce procédé, comme on l’a vu, permet de lancer des attaques et de cibler certains discours ou certaines personnes de façon détournée, de manière à se protéger des risques de réplique. Son emploi est particulièrement avisé dans une société où la parole des femmes est tue ou fortement régentée par les discours officiels. Bien que la protagoniste ironise sur sa disparition après sa fuite ainsi que sur la science, les principaux sujets qu’elle vise par ce procédé consistent en l’intégrisme religieux, la famille et la mère (celle qui reconduit les normes patriarcales). S’il s’agit toujours de discours officiels et patriarcaux, on verra que les marqueurs de l’ironie peuvent différer d’un exemple à l’autre.

À l’instar du pouvoir politique, l’intégrisme religieux exploite le séisme, comme on l’a démontré, et comme le fait aussi le pouvoir politique, à son propre profit. Amina affirme que ces représentants sont « surgis des profondeurs de la terre ébranlée, et leur ôtent [aux femmes] toute envie de vivre, ou plutôt de survivre » (Bey, 2010 : 128). La protagoniste entreprend alors de déconsolider leur discours tout en valorisant le sien à partir de la lecture d’un tract que l’amie de Nadia lui a donné :

«En le lisant attentivement, on ne peut arriver qu’à la conclusion suivante : nous, femmes, par notre perfidie, notre insoumission, notre esprit de rébellion, notre inconséquence innée, étions certainement à l’origine de la mort de milliers d’innocents. Il n’y pas d’autre explication. C’est une évidence : nous finirons toutes un jour par être appelées à comparaître devant un tribunal pour crimes contre l’humanité. »(Bey, 2010 : 110)

Amina souligne ici l’absurdité de culpabiliser les femmes et de leur attribuer la manifestation de phénomènes naturels. Elle indique aussi comment une certaine idéologie récupère un drame afin de consolider son emprise. La protagoniste conteste donc vivement l’interprétation des extrémistes et la facilité avec laquelle ils s’en prennent ainsi aux femmes, les associant au mal. La multiplication des adjectifs, le caractère péremptoire des affirmations (« Il n’y a pas d’autre explication. C’est une évidence »), l’utilisation du pronom «nous» qui suggère une solidarité féminine de même que la dernière phrase particulièrement dérisoire (notons l’hyperbole « crimes contre l’humanité ») sont ici les signes de l’ironie.

La famille fait aussi l’objet de l’ironie d’Amina. Elle souligne qu'elle est constituée de membres qui se fondent les uns dans les autres, qu’elle est une institution faisant fi de la subjectivité et qui représente une entité à elle seule, comme le suggèrent les majuscules hors contexte qu’elle lui appose à plusieurs reprises dans le texte. Voilà comment elle décrit une scène de panique dans une famille, lorsque survient le tremblement de terre :

«On crie./On essaie de sortir. On cherche les issues. Tous en même temps. On se bouscule. On trébuche. On se piétine. On tombe. On se relève. On se lamente. On invoque en premier lieu la mère, bien sûr, yemma, yemma lahbiba, la mère bien-aimée, vivante ou morte, premier refuge comme au temps de l’enfance. On oublie toute civilité, et même toute humanité. Seul l’instinct aveugle de conservation… les vernis craquent. »(Bey, 2010 : 28)

La scène représente un cas vraisemblable : dans une telle situation, il est concevable qu’elle se déroule de la sorte et que les membres d’une famille s’empressent de sortir le plus vite possible de leur maison. Toutefois, ce passage se distingue du texte en général par la répétition du pronom indéfini « on » dans de très courtes phrases. Cela produit un effet d’urgence, de rapidité, certes, mais aussi un effet visuel. Le pronom semble lui-même bloquer la fuite exprimée dans cette citation. Il est à la fois le sujet de l’ironie et son marqueur. Le pronom « on » représente ici tous les membres d’une famille, aplanissant leur différence afin de garder leur seul point commun : l’hypocrisie, comme le suggère le dernier segment de la phrase.

La protagoniste explique un peu plus loin que la folie est utilisée comme prétexte pour contraindre la mobilité physique des femmes :

«J’ai toujours entendu dire autour de moi qu’il fallait être fou pour sortir à cette heure. Une de ces nombreuses affirmations qui finissent par acquérir leur pesant de vérité. Combien de malheureux ont été ramenés chez eux, dit-on, dans un état de grande fébrilité, l’écume à la bouche et le corps secoué de violentes convulsions après avoir été frappés par le soleil!/Oui, c’est certainement ça. Je suis un peu folle, sans aucun doute. Un soupçon ou un brin de folie… Sinon je ne serais pas en ces lieux, à cette heure et en ce jour. Je ne serais pas sortie de chez moi sans la moindre intention de revenir sur mes pas.» (Bey, 2010 : 33)

Amina verbalise ici la croyance marquée par le « J’ai toujours entendu dire autour de moi » et le « dit-on ». Elle affirme clairement le contraire de ce qu’elle veut laisser entendre, bien qu’elle fasse semblant d’y croire (« sans aucun doute »). Les marques de l’ironie sont bien visibles : la typographie en italique, le point d’exclamation, l’adverbe « certainement » ainsi que les points de suspension. La protagoniste utilise son ironie pour montrer qu’on associe les femmes à la folie afin de discréditer à l’avance tout désaccord avec les normes régissant leur quotidien et leur genre sexuel.

Enfin, la protagoniste attaque par ce procédé la mère aliénée et aliénante. Elle dit :

 « De la cave à la terrasse, tout sera passé au crible des yeux inquisiteurs de la Grande Officiante » (Bey, 2010 : 30) et poursuit ainsi : « Ma mère est une femme d’intérieur émérite, plusieurs fois citée à l’OMS : l’Ordre des Ménagères Scrupuleuses. Gloire au Ménage, ce dieu si exigeant devant lequel elle se prosterne chaque jour. » (Bey, 2010 : 30-31)

Bien qu’elle fasse référence à sa tutrice, elle s’en prend clairement au rôle maternel lorsqu’il est poussé à l’extrême dans sa conception normative. Ces passages soulignent l’abnégation dont cette mère fait preuve pour une activité banale et l’obsession avec laquelle elle la poursuit. Cet oubli de soi est entre autres suggéré par le titre de « Grande Officiante » qu’Amina lui accole.  Elle ridiculise la mère en affirmant qu’elle perd son temps et son énergie à oublier sa propre subjectivité. Elle fait si bien le ménage qu’elle l’aseptise. Du coup, à parler de l’adoration de sa mère pour le dieu du ménage, elle raille tous les fanatismes religieux.

 L’ironie est notamment mise en présence par les majuscules hors contexte et par la personnification du ménage en un Dieu ainsi que par l’acronyme OMS — qui est celui de l’Organisation mondiale de la santé. En effet, Amina prétend ainsi, dans un premier temps, accorder à la mère ménagère un statut respectable pour, dans un deuxième temps, lui retirer toute respectabilité en précisant que l’acronyme valait pour « l’Ordre des Ménagères Scrupuleuses », une organisation inventée et au nom particulièrement dérisoire. La protagoniste manie aussi l’ironie à travers un procédé itératif qui fonctionne souvent de pair avec lui : la réénonciation de clichés et de croyances.

 

La réénonciation de clichés et de croyances 

Amina critique certains clichés et croyances en les re-citant puis en les déconstruisant, ce qui lui permet d’ébranler radicalement leur pouvoir. Ainsi, en plus d’être répétés dans un contexte critique, ce qui remet en question leur base idéologique, ces clichés et croyances se retrouvent ridiculisés. Leur autorité est alors déconsolidée. Ceux-ci s’organisent, dans Surtout ne te retourne pas, autour de la folie et les femmes, deux thèmes que l’on relie l’un à l’autre, au grand dam d’Amina.

En effet, la protagoniste, à travers son récit du passé, conteste ce rapport supposé entre femme et folie :

«Chez nous, il faut le savoir, sont déjà considérées comme folles ou — pour rester dans la civilité des formules convenues — mentalement dérangées, celles qui, par exemple, dans une impulsion subite, irraisonnée, sortent de chez elles sans rien dire ni demander à personne. Il y a aussi celles qui vont naturellement vers les autres. Sans calculs, sans craintes ni mauvaises intentions. Celles qui parlent. Qui se dévoilent. Celles qui se livrent. Celles qui se prennent d’amitié, ou plutôt de passion — puisqu’elles ne sont qu’excès et démesure — pour tout ce qui bouge et fait bouger : les nuages au-dessus de leur tête, la musique, la pluie, la lumière, le vent, le soleil et les étoiles dans le ciel, les feuilles dans les arbres et les bêtes minuscules qui y trouvent refuge. Celles qui, effrontément, vous regardent dans les yeux et disant : non. En disant : je veux ou ne veux pas. Je ferai ou ne ferai pas. J’irai ou je n’irai pas. Celles qui, indifférentes aux regards qui les suivent, aux remous que leur seul passage fait naître, vont jusqu’à s’exposer, à affronter critiques et jugements sans la moindre trace de cette pudeur innée qui fait baisser les yeux aux femmes et monter à leurs joues une délicate rougeur. Celles qui offrent à qui veut l’entendre l’insolence délibérée de leur rire. Celles qui se moquent de la bienséance, de la discrétion, de la réserve, des convenances, des apparences-qu’il-faut-sauvegarder-à-tout-prix. Et pour finir, celles qui, simplement, discrètement, ou ostensiblement, envers et contre tout et tous, se déchaînent. Et qui, à force de se déchaîner, finissent par s’en aller, enfin libérées, enfin libres.» (Bey, 2010 : 33-34)

Amina réénonce ici clairement une croyance néfaste pour les femmes en décrivant comment la société les perçoit lorsqu’elles refusent que leur mobilité physique soit circonscrite. Dans ce passage, on retrouve les marqueurs de l’ironie que sont les adverbes « naturellement », « effrontément », « simplement, discrètement ou ostensiblement » et les adjectifs « irraisonnée », « délicate rougeur », les incises et les traits qui, en liant plusieurs mots, les érigent en formules toutes faites.

En disant notamment « sans la moindre trace de cette pudeur innée qui fait baisser les yeux aux femmes », Amina affirme que ce comportement n’a en fait rien d’inné et contribue à déconstruire cette croyance. La répétition du pronom démonstratif « Celles » participe aussi à la déconstruction. En effet, alors qu’il contribue au début de la lecture du passage à catégoriser un groupe de femmes subversives et à les isoler, à les marginaliser, on remarque que plus le pronom démonstratif est répété, plus Amina réussit à souligner que ces femmes sont nombreuses; elle annule ainsi leur marginalisation. On note au passage, à partir du verbe « déchaînent », le glissement du sens figuré (les femmes affichent leur colère) vers le sens propre (les femmes perdent leurs chaînes).

À un autre endroit du récit, Amina commente les propos de sa mère, qui lui répète à son tour des formules toutes faites : « Une jeune fille à garder chez soi c’est une lourde responsabilité. Bien sûr, bien sûr. Je retrouve toujours et partout ces mots. Ces sentences. Maintes fois prononcées. Maintes fois entendues. » (Bey, 2010 : 168) On voit dans ce passage qu’Amina qualifie les formules de cette croyance comme des « sentences », des jugements; elle ébranle leur légitimité en posant un nouveau regard sur elles. La protagoniste note également que ces formules sont symptomatiques d’un grave problème concernant la conception des femmes dans sa société :

« Bien sûr, bien sûr. Ça aussi je connais bien. Toutes les jeunes filles doivent accepter l’idée qu’elles devront se soumettre aux désirs de leur mari. Ne pas oublier le pluriel. Essentiel. Leurs désirs. Et le voile fait partie de ceux-là. Soustraire sa femme, sa sœur, sa fille aux regards devient une obligation inévitable, plus encore, une obsession pour beaucoup aujourd’hui. Tout comme le haïk porté par les femmes aux temps déjà anciens de la colonisation les rares fois où elles étaient autorisées à sortir de chez elles, avait pour fonction de les soustraire aux regards et à la concupiscence des étrangers. Il faut savoir se préserver totalement pour l’Élu et ne pas exciter des désirs si facilement excitables; c’est à cela que l’on reconnaît les filles et les épouses vertueuses. Et pour ce que j’en sais aujourd’hui, ce sont les filles elles-mêmes qui en sont convaincues.»  (Bey, 169-170)

La protagoniste réénonce ici la croyance, tout en la commentant sous un nouveau jour, soulignant par exemple comment le voile est devenu une obsession et comment les filles participent à leur propre aliénation. L’utilisation de l’ironie, par la répétition du « bien sûr » et par ces trois phrases « Ne pas oublier le pluriel. Essentiel. Leurs désirs », est aussi pour elle, dans ce passage, une façon d’éclairer autrement cette croyance particulièrement néfaste pour les femmes. Elle brise le statu quo en montrant que les croyances de sa société forcent les femmes à vivre pour autrui et à faire leurs les désirs des hommes. J’examinerai enfin un dernier procédé, l’énumération, par lequel la protagoniste exprime sa vision critique.

 

L’énumération

Alors que dans Cette fille-là, Malika formait son agentivité discursive par des phrases longues, Amina procède plutôt en établissant quelques énumérations à travers le texte. Ce procédé discursif, comme celui de la réénonciation de clichés et de croyances, n’est pas exempt d’ironie, loin de là. Deux des énumérations du texte qui m’apparaissent les plus significatives seront ici analysées.

Au moment où Amina monte à bord de l’autobus afin de réaliser sa fuite, elle entraîne le chauffeur dans une conversation pour détourner son attention, conversation à laquelle se mêlent plusieurs autres passagers :

« Sortis de leur apathie par l’urgence et la nécessité de s’exprimer, les passagers — les hommes seulement, cela va de soi — entament un débat d’une richesse et d’un éclectisme remarquable. Et, dans le respect le plus total d’un droit récemment acquis, la liberté d’expression, tout est passé en revue. Les vents de sable. Le désert qui avance sans rémission. L’incurie des autorités, toutes institutions confondues. Le manque d’hygiène. La crise du logement et les émeutes subséquentes à la répartition toujours injuste des logements sociaux. Les fusées, les satellites et les antennes paraboliques. La violence dans les stades. La corruption. La pollution. La concussion. Le népotisme. La difficulté des trabendistes.  Les cours de change de l’euro. L’hégémonie américaine. CNN. El Djazira. L’Irak. La Palestine. Le terrorisme. Les faux barrages. Les vrais-faux moudjahiddines.  »(Bey, 2010 : 41-42)

Ces sujets nommés brièvement, à peine effleurés, parfois par un seul mot, et suivis rapidement d’un point, donnent l’impression qu’ils sont tous plus oiseux les uns que les autres. Il y a une telle accumulation qu’on tombe dans la banalisation, dans l’ironie. Amina suggère ainsi que la parole de ses concitoyens n’est pas agissante, que ceux-ci ne font que répéter d’autres discours déjà entendus, ce que sous-entend l’utilisation des qualificatifs comme « richesse » et « éclectisme », rattachés au mot « débat ». La protagoniste conteste de cette façon la manière apolitique dont sa société fait usage de ce nouveau droit de parole. On note aussi qu’elle révèle, ironiquement, comment cette liberté d’expression est réservée aux hommes (voir l’incise de la première phrase).

Mon deuxième exemple se trouve dans une scène qu’Amina imagine se jouer derrière elle à la suite de sa fuite, chez ses tuteurs :

«C’est qu’il faudra penser à la plus terrible, la plus redoutable des épreuves : ce-que-vont-dire-les-gens. Les parents. Proches et éloignés. Les nombreux amis de La Famille. Les simples relations. Les voisins — et surtout les voisines. L’ex-futur belle-famille. Les clients et les ouvriers de mon père. Les membres du parti. Les futurs électeurs. Les copains du frère. Les passants. Les hommes assis aux terrasses des cafés. Les jeunes debout contre les murs. Les policiers. Les gendarmes. Les militaires. Les autorités de la ville. Les marchands ambulants. Les masseuses du hammam. Les guetteuses derrière les volets. Les langues de vipère. Les concernés. Les indifférents. Les uns et les autres, tous les autres. Tous ceux qui sur tout ont toujours un mot à dire. » (Bey, 2010 : 46)

C’est la réputation que la protagoniste aborde ici. Elle ironise sur  l’importance qu’on lui concède dans l’institution de la famille en dressant une liste des personnes qui la jugeront à cause de sa fuite. L’ironie est marquée par l’insertion d’incises et de majuscules hors contexte. Les personnes nommées les unes après les autres ont de moins en moins de liens entre elles et apparaissent de plus en plus isolées les unes des autres. La protagoniste tourne ainsi la scène en dérision et affiche clairement sa contestation devant une telle façon de concevoir la réalité.

Amina fait donc preuve d’une grande capacité à manier les discours afin de valoriser le sien propre. La métaphore, l’ironie, la réénonciation de clichés et de croyance ainsi que l’énumération sont autant d’outils lui permettant de mettre en valeur sa voix personnelle et de subvertir l’ordre patriarcal de sa société.

Je m’attarderai enfin à un deuxième mode narratif, la voix collective, procédé auquel ont recours les deux protagonistes afin de créer et de valoriser une communauté et une mémoire historique des femmes.

 

 La voix collective dans Cette fille-là

La voix collective est définie par Lanser comme un mode pratiqué principalement par des femmes marginalisées. Elle écrit :

I have not observed it in fiction by white, ruling-class men perhaps because such an “I” is already in some sense speaking with the authority of a hegemonic “we”. » (Lanser, 1992 : 21)

 

 Elle dénote une voix s’énonçant au nom de plusieurs autres ou d’une pluralité de voix « that share narratives authority » (Lanser, 1992 : 21). Elle permet de valoriser un savoir et un pouvoir basé sur une collectivité de femmes et de favoriser la formation de liens sororaux. Lanser écrit :

 «My examination of more and less realized communal forms in the singular, sequential, and simultaneous modes suggests the political possibilities of constituting a collective female voice through narrative. At the same time, communal voice might be the most insidious fiction of authority, for in Western cultures it is nearly always the creation of a single author appropriating the power of a plurality. »(Lanser, 1992 : 22)

Toutefois, dans une autre culture comme celle de l’Algérie, cette crainte peut se dissiper, surtout si la voix collective est maniée par une femme. L’utilisation d’une telle voix a donc un potentiel immense pour l’autorité discursive des Algériennes, car elle souligne la force des femmes en tant que groupe social de même qu’elle conteste la légitimité de tout discours totalisant en privilégiant une hétérophonie narrative.

Selon Lanser, la voix collective peut se manifester de trois façons différentes :

 «[…] a singular form in which one narrator speaks for a collective, a simultaneous form in which a plural “we” narrates, and a sequential form in which individual members of a group narrate in turn » (Lanser, 1992 : 21).

Dans sa forme séquentielle, Lanser considère qu’une voix collective peut consister dans la mise en scène de plusieurs « je » qui, considérés dans leur ensemble, forment un « nous » (Lanser, 1992 : 56). Malika utilise une forme semblable, mais l’investit différemment à travers une narration à la troisième personne dont l’accumulation de « elle » et de son « je » crée un « nous ».

Elle produit ainsi une voix collective mettant exclusivement en valeur le vécu des femmes. Cette focalisation lui permet d’évoquer des existences et des expériences délaissées et dénigrées par l’historicisation officielle. Cette voix collective est dirigée par Malika, qui est autorisée à parler pour les autres, car elle est la seule lettrée de l’asile où elle se trouve (Bey, 2006 : 27). Cette voix permet surtout de représenter l’Autre. Je remarque que la protagoniste ne l’utilise jamais de façon réductrice ou moralisatrice.

Toutefois, cette focalisation ne tente pas non plus de paraître objective. Bien au contraire, on retrouve de nombreuses marques de la subjectivité de Malika, qui démontre ainsi une solidarité avec les femmes et l’histoire qu’elles racontent. Cette voix permet notamment l’imbrication du discours de Malika et de ses huit compagnes. Parfois, la compagne entame d’elle-même son récit et Malika le reprend ensuite, en comble les blancs et les non-dits. Il est aussi intéressant de noter que cette voix collective s’attarde aux détails : tantôt elle décrira avec beaucoup de soin le décor d’une scène, tantôt il s’agira de faire état des émotions d’une compagne. Plus elle fournit ces informations, plus la solidarité se renforce, car Malika semble alors avoir vécu les mêmes expériences que ses compagnes. La voix paraît d’autant plus légitime. La protagoniste souligne les caractéristiques de cette voix collective à travers l’histoire de M’Barka :

 «Retranscrire ses mots, ses phrases, ses hésitations, ses exaltations et aussi ce qu’elle veut contenir et s’échappe parfois malgré elle, au détour de ses silences. Elle me livre tout, en vrac […]. À moi ensuite de mettre de l’ordre, de découvrir un monde jusqu’alors figé sur pages blanches et photos glacées, d’imaginer les paysages qu’elle évoque, les êtres qui ont croisé sa route. » (Bey, 2006 : 123-124)

La voix collective permet donc à Malika un travail de reconstruction; elle apporte de nouveaux éléments, parfois inventés, mais afin de trouver le sens, autrement, du passé de la compagne. Malika note justement que son rôle consiste à rapporter ce qui « s’échappe parfois malgré elle, au détour de ses silences ». Elle doit, pour construire cette voix collective, ordonner les épisodes de la vie de M’Barka et des autres, les compléter. Elle est donc une sorte de conteuse ou de scribe, chargée de multiples histoires.

Cette narration donne l’impression que la protagoniste est au courant des détails de la vie de ses compagnes, comme si elle avait vécu à leurs côtés, voire dans leur peau. Elle dit dans le récit de Yamina :

« Comme à l’accoutumée, Yamina ne ressent aucune satisfaction. Ou plutôt une seule, celle d’en avoir fini cette nuit avec les halètements et les exigences de cet homme qui ne se rassasie pas de son corps. » (Bey, 2006 : 58)

On voit aussi que la voix collective permet à la protagoniste de rejouer une scène de la vie de sa compagne de façon à épouser son expérience et à souligner son point de vue. Comme Malika l’écrit au sujet du père de Yamina pris au piège du regard de sa fille : « [elle est] celle qui vient […] de lui donner une autre dimension » (Bey, 2006 : 98). C’est bien de cela qu’il s’agit ici avec la voix collective : donner une autre dimension aux expériences des femmes, et plus largement avec tout le récit, donner une autre dimension au passé afin d’y faire entrer des voix longtemps réduites au silence.

Dans l’histoire de Fatima,  Malika écrit : « Elle est là… devant moi./Oui c’est bien elle cette fillette insouciante qui joue près de la source. » (Bey, 2006 : 86) On constate ici comment Malika réinvente le passé, le remet en scène, en récit, en focalisant sur le vécu de ses compagnes. Les détails qu’elle fournit sont surprenants :

« Ils sont là, les guetteurs immobiles./Silhouettes silencieuses, couleur de terre et d’ombre, cachées derrière les monticules et les pierres, derrière les haies de cactus fleuris de figues de barbarie. » (Bey, 2006 : 88)

Une telle précision du décor semble impossible : Malika insère sans doute dans l’histoire de Fatima un décor qu’elle connaît personnellement, de sorte que les identités et les histoires se mélangent. C’est en ce sens également que la voix est collective. Plus loin, Malika raconte un segment de l’histoire de Badra :

«Plus de dix familles sont entassées dans la grande maison. Chacune d’elle disposant d’une seule pièce. C’est pourquoi les parties communes sont toujours les plus animées. En premier lieu, la cour. Centre de la maison. […] Toujours grouillantes d’enfants. Du moins avant l’arrivée des pères. » (Bey, 2006 : 154)

La protagoniste installe des éléments de décor afin de raconter l’histoire de sa compagne. Elle situe dans son contexte l’histoire qu’elle raconte et souligne ainsi comment les détails et l’environnement sont significatifs. Cette attention portée aux détails dénote dans la formation du passé la présence obligatoire d’une narration, d’un discours; elle met en doute la crédibilité d’un discours officiel sur le passé. On constate que la voix collective demande une certaine acuité : il faut être au courant des enjeux et des mœurs d’une société afin de s’exprimer à travers elle et apparaître légitime. Toutes ces histoires, avec leur luxe de détails, mettent implicitement en lumière les blancs, les lacunes de l’Histoire officielle.

Ainsi, la voix collective est une façon particulière de prendre en charge la narration et qui permet, comme l’affirmait Lanser, la formation d’une solidarité féminine. Cette voix, dirigée par Malika, se manifeste notamment à travers la troisième personne « elle » avec ses signifiés variables, et reconstitue les expériences des femmes de façon très détaillée, presque omnisciente, sans pour autant prétendre à la vérité ni à une reconstitution fidèle.

Au contraire, il s’agit, à partir de la voix collective, de les redire selon une nouvelle perspective. Qui plus est, en réunissant de la sorte les souvenirs de ses compagnes de pension dans un livre, comme mentionné plus tôt, Malika cherche non seulement à concevoir une Histoire des femmes basée sur leurs expériences personnelles du passé, mais aussi à démocratiser cette idée de communauté féminine, car le livre est un puissant objet culturel permettant de véhiculer sa perspective de la réalité ainsi que ses valeurs.

Malika manifeste donc son agentivité à un niveau formel à travers une énonciation dialogique et une voix personnelle et collective. Grâce à ces procédés, elle peut partager ce qu’elle veut dire malgré la présence de normes sociales qui régularisent sa parole. Ils la rendent visible en tant que sujet de son existence et valorisent son autorité discursive.

 

La voix collective dans Surtout ne te retourne pas

Amina, pour sa part, semble autorisée à prendre la parole pour autrui à cause de son amnésie. En effet, cette condition lui offre la possibilité d’occuper une posture sociale insolite. La protagoniste utilise, comme Malika dans Cette fille-là, une voix collective à travers une forme séquentielle où le regroupement de plusieurs « elle » avec son « je » crée un « nous ». On verra qu’elle fournit une représentation de l’autre différente de celle exprimée par les discours officiels et qu’elle témoigne ainsi d’une solidarité par l’inscription de sa subjectivité dans cette représentation des autres. La voix collective est un lieu discursif particulièrement favorable à la formation d’une communauté de femmes.

Amina signifie très rapidement qu’elle considère important de s’attarder à l’existence des gens qu’elle a côtoyés afin de comprendre son propre cheminement identitaire :

« Désormais, je vais cesser de parler seulement de moi. Vous devez l’accepter. Vous devez le comprendre. Je vais me retourner vers les autres […]. C’est peut-être de cette façon que je pourrai démêler les fils. » (Bey, 2010 : 65)

On saisit alors que la protagoniste se réfléchit nécessairement dans une relation à l’autre. Le caractère dialogique de sa subjectivité ouvre la voie à une prise en charge collective de la narration par laquelle Amina soudera les liens d’une communauté de femmes. Elle écrit :

« Que je vous dise tout. Sans oublier un seul mot, une seule phrase, un seul silence, une seule exclamation. Je pourrais peut-être même vous donner des indications sur l’intonation, les brusques inflexions de la voix, les expressions de son visage. » (Bey, 2010 : 209)

Amina cherche, à travers son récit du passé, à replacer en contexte non seulement le vécu des autres femmes, mais aussi leur mode d’expression propre, les nuances de leur voix, le ton qu’elles empruntent, etc.. Elle développe ainsi une solidarité avec elles, car elle en vient à mélanger les identités et les histoires.

La protagoniste tient particulièrement à éclairer d’un autre jour la réalité des femmes. Elle dit d’une prostituée : « Sabrina, c’est son nom de guerre. La guerre qu’elle mène contre la misère. Avec, pour seules armes, son corps, son insolence et sa détermination. » (Bey. 2010 : 115) La protagoniste évoque ici le travail de Sabrina en activant un réseau sémantique inédit. Elle ne parle pas de prostitution; elle évoque sa réalité comme une lutte, une manière de se protéger et même de s’affirmer. Amina s’attarde aux autres raisons qui la poussent à faire ce métier :

« Le visage de Sabrina s’illumine quand elle décrit la maison qu’elle veut édifier pour sa mère. Elle s’est fixé des objectifs très précis, avec des échéances […]. Elle a ouvert un compte à la Caisse nationale d’épargne et de prévoyance, et l’alimente par des versements réguliers à la fin de chaque semaine. Elle ira jusqu’au bout de son rêve. Résolument. Sans états d’âme. Lucide et déterminée, elle va de l’avant sans jamais se retourner sur l’instant qui vient de s’écouler. »(Bey, 2010 : 118)

Sabrina, de son vrai prénom Naïma, se prostitue pour réaliser ses rêves et ses désirs. Elle veut une maison pour permettre à sa mère handicapée, dont elle a la charge, en plus de celle de sa filleule, de vivre correctement. Amina souligne aussi ici que Sabrina ne se réduit pas à son métier : elle a des projets, un autre prénom, une famille, des habitudes, un quotidien, des rêves, bref une histoire.

La protagoniste explique également que Sabrina était contrainte par les hommes de sa famille à ne rien faire :

« Avant, elle ne travaillait pas. Avant, elle ne sortait pas seule. Avant, elle était étroitement surveillée par des frères qui eux-mêmes ne travaillaient pas. C’était sa mère, Rahma, qui subvenait aux besoins de toute la famille en faisant des ménages. » (Bey, 2010 : 115-116)

Amina divulgue ainsi des pans de vie de cette compagne qui ne sont pas d’ordinaire pris en compte dans les discours officiels concernant les personnes pratiquant ce métier; elle fait des liens entre sa vie et des problématiques sociales en notant que ses frères limitaient sa mobilité physique et que ceux-ci ne faisaient rien pour améliorer la condition sociale de leur mère. Enfin, Amina affirme qu’elle ne peut tout dévoiler de la vie de Sabrina par la voix collective :

« Je ne peux pas aller plus loin dans l’évocation que doit faire ou subir Sabrina. Non par dégoût ou par pudeur, mais par incapacité réelle à imaginer et comprendre ce qui l’aide à supporter ce qui m’apparaît à moi comme insupportable. » (Bey, 2010 : 119)

Elle refuse donc l’omniscience, mais fait un réel effort de compréhension. Amina prend aussi en charge le vécu de Khadija. Elle dit :

«Elle n’a jamais cessé, même au plus fort du désespoir, de prendre soin d’elle-même. De se maquiller, de se teindre les cheveux […]. C’est ce qui lui permet de ne pas se laisser engloutir par la dépression ambiante qui ronge peu à peu toutes les femmes soumises à d’incessants harcèlements de la part de prédicateurs présents en force […] et leur ôte toute envie de vivre, ou plutôt de survivre. »(Bey, 2010 : 128)

La protagoniste révèle que Khadija prend soin de son apparence afin de contester ces prédicateurs qui tentent de délimiter sa liberté et celle des autres femmes. Son corps devient alors un lieu où elle peut afficher sa rébellion. Amina éclaire ici l’existence de sa compagne de manière si intime (« Elle n’a jamais cessé, même au plus fort du désespoir ») que leurs identités semblent se mélanger. En effet, la protagoniste fournit ainsi des informations sur sa compagne qu’elle ne peut savoir. C’est là un des traits de la voix collective créant une solidarité féminine. On constate aussi dans cette citation que la voix collective se manifeste comme un engagement politique de la part d’Amina, car elle révèle par son intermédiaire les problèmes qui touchent sa société, surtout les femmes.

L’utilisation de la voix collective comme mode narratif constitue donc un choix particulièrement agentif de la part d’Amina, car elle produit une communauté de femmes. La protagoniste affiche de cette façon sa solidarité avec elles et dénonce les restrictions sociales qui pèsent sur elles et limitent leur liberté autant psychique que physique. Ce mode narratif lui permet de souligner que sa prise de parole a des impacts non seulement personnels, mais aussi sociaux. Elle dénote en quelque sorte le passage de sa prise de conscience individuelle vers une prise de conscience collective.

Il apparaît donc que les voix personnelle et collective constituent une stratégie d’écriture visant à légitimer l’autorité discursive des femmes. En effet, la voix personnelle permet de défiger les représentations normatives de la voix féminine et de réinvestir, resymboliser le privé des femmes. La voix collective, elle, offre la possibilité de construire et de valoriser un savoir basé sur une communauté de femmes et sur la multiplicité de leurs voix.

Comme on l’a vu, le dialogisme ainsi que les modes narratifs personnel et collectif sont les procédés auxquels les deux protagonistes, Malika et Amina, ont recours afin de remettre en question les discours officiels et légitimer le leur. Ces personnages féminins, par un tel déploiement de leur agentivité discursive, entrouvre dans le pouvoir dominant une brèche par laquelle il devient possible de refaire l’Histoire et de réaliser une démocratisation du passé.

Pour conclure, j’aimerais souligner que plusieurs études ont déjà été consacrées à des auteures franco-algériennes comme Leïla Sebbar, Malika Mokeddem, Nina Bouraoui et Leïla Maourane, mais que très peu portent exclusivement sur les écrivaines algériennes habitant l’Algérie. C’est une recherche qui me paraît maintenant très pertinente étant donné l’émergence de nouvelles auteures.

En effet, en plus de Maïssa Bey, plusieurs autres écrivaines qui résident en Algérie persistent ainsi à rendre visibles les femmes et leur imaginaire sur la place publique. Je pense à la poétesse Samira Negrouche, la romancière Fatima Bekhaï, l’auteure Kabyle Malika Arabi et l’avocate et essayiste Wassyla Tamzali, qui écrivent toutes en français —il faut aussi noter la présence des femmes dans le monde de l’édition comme Dalila Nadjem, qui favorise leur essor dans l’institution littéraire.

 On pourrait ainsi se demander si la quête d’une mémoire historique des femmes est un projet commun à ces auteures, si elle est possible dans chacun des genres littéraires qu’elles privilégient. Et dans l’affirmative, quelles sont les modalités narratives et textuelles qu’elles empruntent afin de la réaliser à travers leur écriture? Représentent-elles, par exemple, les femmes à travers une subjectivité plurielle, dialogique? Construisent-elles une voix/voie collective afin de se montrer solidaires avec d’autres femmes et afin de s’engager dans un combat social? Il serait aussi très intéressant de voir si ces femmes cherchent par leur écriture à refaire l’Histoire et si oui, de noter si elles proposent d’y arriver, à l’instar de Maïssa Bey, à travers une démocratisation du passé.

Bibliographie

-Livres-papier

Bakthine, Mikhaïl. 1987. Esthétique et théorie du roman. Traduit du russe par Daria Olivier. Coll. « Tel; 120 ». Paris : Gallimard.

Bauer, Dale (dir. publ.) 1992. Feminism, Bakhtin, and the Dialogic. Coll. « SUNY Series in Feminist Criticism and Theory ». Albany (N.Y.) : State University of New York Press.

Bey, Maïssa. 2001. Cette fille-là.  La Tour d'Aigues : Aube. Coll. « Aube poche ».

___________ 2005. Surtout ne te retourne pas. La Tour d'Aigues : Aube. Coll. « Aube poche ».

Joubert, Lucie. 1998. Le carquois de velours : l’ironie au féminin dans la littérature québécoise, 1960-1980 : essai. Montréal : l’Hexagone.

Lanser, Susan Sniader. 1992. Fictions of Authority : Women Writers and Narrative Voice. Ithaca : N.Y. Cornell University Press.

Todorov, Tzvetan. 1981. Mikhail Bakhtine et le principe dialogique ; suivi de Écrits du cercle de Bakhtine. Paris : Éditions du Seuil. Coll. « Poétique ».

-Revue-papier

Havercroft, Barbara. 1999. « Quand écrire, c’est agir : stratégies narratives d’agentivité féministe dans Journal pour mémoire de France Théoret ». Dalhousie French Studies, vol. 47.

 

Mini-biographie

Mariève Maréchal étudie à l’Université d’Ottawa où elle s’intéresse, dans et à travers la littérature, à l’autorité discursive des femmes ainsi qu’à leurs rapports à l’Histoire et à l’espace. Sa thèse de doctorat portera sur le tiers espace dans la littérature lesbienne francophone.

 

  Notes

[1] Cet article constitue un remaniement d’une partie de mon mémoire intitulé « (Re)faire l’Histoire : Agentivité et démocratisation du passé dans Cette fille-là et Surtout ne te retourne pas de Maïssa Bey », Mémoire de maitrise, Montréal, Université du Québec À Montréal, 2012.

[2] Cette agentivité s’exprime par la subversion des conventions sociales et littéraires, notamment par des stratégies discursives tels la réénonciation critique de clichés patriarcaux et de mythes sociaux, l’usage d’intertexte ou d’un métatexte

[3] Il le décrit ainsi dans son essai intitulé Plaidoyer pour un monde métis : « Le tiers-espace n’est pas l’entre-deux […]. L’entre-deux existe par la tension que provoque, à partir des frontières, la rencontre de deux entités alors que le tiers-espace accueille, hors-frontières, le déplacement de ces forces, ce qui autorise la négociation. L’entre-deux tire sa valeur de la limite que, par là-même, il valide ».

[4] Je me référerai à présent à ce discours rapporté par l’acronyme DIL.

[5] Celle-ci emploie une narration extradiégétique, donc à la troisième personne.

 

labrys, études féministes/ estudos feministas
janvier / juin 2013  -janeiro / junho 2013