labrys,
études féministes/ estudos feministas
Foucault et la libération des femmes Martine Leibovici
Résumé : En nous resituant dans le contexte des années 1970 où apparurent des mouvements de free sex en même temps que des mouvements féministes d’un nouveau type, nous revenons sur la critique adressée par Foucault à la catégorie de libération centrales à ces mouvements. D’après Foucault, la catégorie de libération sexuelle reste prise dans un renversement du dispositif de sexualité qui est un dispositif de pouvoir. Foucault détecte cependant un geste fécond de désexualisation dans l’existence et les pratiques tant du mouvement homosexuel que du mouvement des femmes, qui déplace de façon subversive la centration sexuelle des problèmes. Si les élaborations de Foucault préparent véritablement ce qu’on peut appeler le virage queer de la pensée contemporaine, ce texte cherche aussi à montrer que, même pour Foucault, il n’est pas si simple de ne pas tenir compte de la division entre ce qu’il faut bien continuer à nommer les femmes et les hommes. Mots-clé : libération sexuelle, pouvoir, mouvement homosexuel, mouvement des femmes
- Avez-vous le sentiment que votre Histoire de la sexualité fera progresser la question féminine ? - Quelques idées, mais hésitantes, non fixées. C’est la discussion et les critiques suivant chaque volume qui permettront peut-être de les dégager. Mais je n’ai pas moi-même à fixer des règles d’utilisation (Foucault, 1994b : 235-236)
La forte présence de la référence à Foucault dans les écrits féministes est intervenue dans les années qui ont suivi sa mort. Elle est venue étayer un mouvement de critique du féminisme des années 1970, issu des rangs mêmes de ce mouvement. Si on avait, dans ces années-là, fortement remis en question la naturalité des représentations du féminin et du masculin, une telle remise en question n’avait pas atteint la catégorie de femme sur laquelle reposait la notion même de Mouvement de Libération des Femmes. Sans viser spécialement cette catégorie, les travaux de Foucault montraient cependant que le sexe n’était pas « une instance ayant ses lois, ses contraintes, à partir de quoi se (définissaient) aussi bien le sexe masculin que le sexe féminin », mais avait au contraire historiquement été « produit par le dispositif de sexualité » (Foucault, 1994b : 313). On pouvait dès lors aller plus loin dans la critique et montrer que la catégorie de femme elle-même était autant historique et construite que celles de féminin et de masculin (Ryley, 2003). Un pas supplémentaire a été franchi avec les théories queer qui ne se donnent plus vraiment comme féministes ou alors comme post-féministes. Montrer l’historicité des catégories de femme et d’homme ne suffit pas car cela laisse intact le présupposé de la dualité elle-même, conçue comme un « ou bien.. ou bien ». Défaire la dualité c’est non seulement insister sur la porosité de la frontière entre être femme et être homme, mais, dans la mesure où la catégorie de femme entre en tension avec la catégorie d’homme, c’est aussi faire valoir qu’elle reste solidaire d’un dispositif normatif hétérosexuel qui devient désormais la cible politique et théorique principale. Cependant, que ce soit dans une perspective encore féministe ou déjà queer, tous ces travaux reprennent à leur compte la conceptualité foucaldienne du pouvoir (Retana Alvarado, 2012). Fidèles en cela à Foucault pour qui le dispositif de sexualité n’a d’intérêt qu’en tant que point de départ d’une réélaboration de la théorie du pouvoir : «[...] ce que je cherche, écrit-il, c’est à essayer de montrer comment les rapports de pouvoir peuvent passer matériellement dans l’épaisseur même des corps sans avoir à être relayés par la représentation des sujets » (Foucault, 1994b : 231). Ainsi la prévalence actuelle de la catégorie de pouvoir en tant qu’appareil critique du féminisme des années 1970 dans les élaborations féministes ou post-féministes récentes, correspond au fait qu’à partir de La volonté de savoir, Foucault élabore son concept de pouvoir contre la problématique de la libération qui animait un nombre important de mouvements de contestation de l’époque, du Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire au Mouvement de Libération des Jeunes en passant bien sûr par le Mouvement de Libération des Femmes. Pour ces mouvements, la libération allait résulter d’une lutte collective contre un état d’oppression ou de domination, souvent pensé comme un dispositif de répression des désirs. En réaction au puritanisme du mouvement ouvrier traditionnel, c’est un freudo-marxisme inspiré de Reich et de Marcuse qui régnait, le point commun de ces groupes étant la confiance dans la prise de parole collective et la conviction que la levée des interdits et des tabous bourgeois allait donner accès au plaisir et de là décupler les forces de transformation révolutionnaire de la société. Sur les murs de Paris en 1968 on pouvait lire par exemple : « plus je fais l’amour, plus j’ai envie de faire la révolution, plus j’ai envie de faire la révolution, plus j’ai envie de faire l’amour ». Même si le MLF a d’emblée soupçonné le « je » de ce slogan d’être un « je » typiquement masculin, on est frappé, lorsqu’on lit les textes de l’époque, de leur problématique freudo-marxiste spontanée. Un exemple parmi tant d’autres : « La répression sexuelle s’exerce sous une forme ou une autre dans toutes les sociétés. Notre civilisation dite avancée a pourtant le triste avantage d’offrir un modèle de répression quasiment totale qui joue particulièrement pour l’enfant et la femme. (…) Libération sexuelle et libération des femmes vont de pair » (Anne et Jacqueline, Maspero, 1972).
On respirait à l’époque un air de libération et Foucault, l’intempestif, allait contre cet air du temps. Je voudrais ici me resituer à cette époque, en reconstituant dans un premier moment la critique que Foucault adressait à la catégorie même de libération. Je montrerai ensuite comment, sans que cela ait été sa préoccupation directe, la façon dont il analyse le pouvoir et le dispositif de sexualité affaiblit la pertinence de la division hommes/femmes, voire celle d’une domination masculine sur les femmes dans la famille. Mais affaiblir la pertinence d’une division pour telle ou telle analyse, est-ce forcément la décrédibiliser comme telle ? Est-il véritablement possible de se passer tout à fait de la division femmes/homme en ne la considérant que pour la déconstruire ? Paradoxalement celle-ci réapparaît chez Foucault à l’occasion d’une distinction qu’il fait entre les mouvements homosexuels et les mouvements féministes. Elle réapparaît aussi lorsqu’il défend la monosexualité comme pratique de la liberté (et plus seulement de libération) entre hommes (au sens masculin du terme).
I – La critique des paradigmes de la libération et de la domination Dans la France des années 1970, il arrivait encore que des romans, des films abordant la sexualité, ou encore des publications traitant de l’homosexualité, soient interdits de diffusion[1], alors que dans ces mêmes années des mouvements de « free sex » avaient fait irruption dans la plupart des pays occidentaux. En 1970, sollicité au Japon sur ces questions par Tadashi Shimizu, Foucault est encore dans l’air du temps : il considère que la sexualité a été l’objet d’une répression particulièrement accentuée depuis le XIXe siècle. Elle ne doit être pratiquée que « selon les modalités définies par la société bourgeoise » (Foucault, 1994a : 122) du XIXe siècle qui la détermine, déclare-t-il ailleurs, comme «[..] reproductive de la force de travail – avec tout ce que cela suppose de refus des autres sexualités et aussi d’assujettissement de la femme » (Foucault, 1994a : 537). En réponse, la sexualité est, d’après Foucault grand lecteur de Georges Bataille, le champ d’expérience du sacré après la mort de Dieu. Il situe aussi l’entreprise de Sade dans une perspective de libération des désirs par rapport aux tabous sexuels. Ce qui l’intéresse surtout à ce moment dans la construction sadienne est la « dissociation du sujet »(Foucault, 1994a, 1972) cartésien éprouvée dans une sexualité de type orgiaque, une telle évocation faisant partie d’une stratégie globale d’attaque contre les présupposés de l’humanisme engagée dès Les mots et les choses. Dans ce contexte Foucault rend hommage aux mouvements politiques qui visent à la « récupération » par chacun et chacune de son propre corps : les « mouvements pour la libération de la (sic) femme ainsi que pour l’homosexualité masculine ou féminine » (Foucault, 1994a : 537). La volonté de savoir s’ouvre par une mise en question de ce paradigme. Une étape essentielle sur ce chemin est la conclusion de Surveiller et punir, qui insiste sur l’insuffisance d’une problématique en termes de loi ou « de répression, de rejet, d’exclusion, de marginalisation (…) pour décrire (…) la fabrication de l’individu disciplinaire ». A l’issue de son analyse de l’« archipel carcéral », Foucault fait l’hypothèse qu’un pouvoir de type normatif est aussi à l’œuvre dans d’autres institutions de la société moderne : « la médecine, la psychologie, l’éducation, le " travail social" » (Foucault, 1975 : 313). Pour le montrer, la période charnière n’est ni le XIXe, ni le XVIIe, mais le XVIIIe siècle, où se met en place la conception policière de l’Etat « comme majoration ordonnée des forces collectives et individuelles » (Foucault, 1975 : 35), dimension à laquelle s’articule à la même époque la prise en considération de la vie des populations. La nouvelle analyse du pouvoir comme bio-pouvoir – en termes «[...] d’anatomo-politique du corps humain » et de « bio-politique de la population » (Foucault, 1975 : 183. Les italiques sont dans le texte) - met l’accent sur les micro-mécanismes qui cherchent à normaliser les comportements et viennent butter sur des attitudes qui ne seront plus codées comme des fautes ou des transgressions mais comme des « anomalies », des écarts suscitant dans le même mouvement toute la volonté de savoir des sciences humaines en cours de constitution. Ces anomalies avaient fait l’objet du cours de 1974-1975 sur les anormaux, dans lequel Foucault parvenait à l’analyse du pouvoir normatif sur la sexualité à partir de la figure de l’enfant masturbateur que l’on retrouve dans La volonté de savoir, scruté de près dans les collèges, objet de préoccupation et de discours pour la médecine, la pédagogie et la psychiatrie, le dispositif se recentrant « peu à peu sur la famille » qui s’appuiera de son côté sur eux. Ce qu’il importe à Foucault d’établir ici – contre Reich en particulier - est que le dispositif de sexualité, avec en son centre la famille moderne, ne repose pas sur la censure de la parole. Plus exactement il faut faire une différence entre les paroles (ou les énonciations) et les discours. D’un côté, lorsqu’elles émanent des sujets, les énonciations et les énoncés sont rigoureusement contrôlés par de « nouvelles règles de décence ». Mais cela va, d’un autre côté, avec une injonction à dire, une sollicitation venant des instances pédagogiques, médicales et psychiatriques, leur donnant matière à constituer des discours de vérité sur le sexe qui « n’ont pas cessé de proliférer » (Foucault, 1975 : 26)[2]. Ainsi le pouvoir exercé par ces instances n’est pas une répression ou un refoulement de la sexualité, mais plutôt « un dispositif de saturation sexuelle » procurant un plaisir sensuel à ceux qui exercent ce pouvoir de questionner, de surveiller, de guetter, fouiller, palper, etc.. Ceux qui en sont l’objet ne sont cependant pas une matière passive : ils investissent aussi à leur manière ce qui leur est indiqué, le dispositif est un « mécanisme incitateur et multiplicateur » (Foucault, 1975 : 64) qui a pour effet la production d ’«[...] une explosion visible des sexualités hérétiques », recodées dans des figures ou des personnages comme l’homosexuel du XIXe siècle chez qui «rien de ce qu’il est au total n’échappe à sa sexualité […] sous-jacente à toutes ses conduites parce qu’elle en est le principe insidieux et indéfiniment actif »( Foucault, 1975: 59). L’omniprésence du dispositif de sexualité en tant qu’incitation à l’aveu d’un secret sexuel et constitution d’un savoir de vérité sur le « sexe » aura pour conséquence la conviction répandue dans le monde occidental selon laquelle c’est « au sexe que nous demandons de nous dire notre vérité » (Foucault, 1975 : 93). Dans ces conditions, les mouvements de libération sexuelle, qu’ils soient homosexuels ou féministes, restent pris dans le dispositif de sexualité. Foucault reconnaît certes leur valeur tactique de contestation, mais la façon même dont ils la formulent, avec pour axe central la notion de libération, elle-même solidaire des notions d’oppression et de domination, montre la persistance de cette emprise. Foucault va critiquer ce paradigme à partir de sa nouvelle élaboration de la notion de pouvoir. Les relations de pouvoir sont des « rapports de force multiples» (Foucault, 1975 : 124) coordonnés en dispositifs mettant en lien « aussi bien du dit » - des discours, des lois, des énoncés scientifiques, des propositions morales,…- « et du non-dit » - des aménagements architecturaux par exemple (Foucault, 1994b : 299). Constituant des faisceaux très complexes, dont l’élucidation appelle des études historiques précises, ils s’exercent au niveau micro-social partout où les individus entrent en relation les uns avec les autres, « entre un homme et une femme, dans une famille, entre un maître et son élève, entre celui qui sait et celui qui ne sait pas » (Foucault, 1994b : 232). Leur stabilité n’est toutefois pas absolue, dans la mesure où, produisant les comportements de ceux sur lesquels ils s’exercent, ils produisent en même temps leur résistance et leurs actions en retour, qui modifient constamment les rapports de pouvoir eux-mêmes. Foucault ne rejette pas complètement la notion de domination. Elle lui semble insuffisante si on la conçoit uniquement à partir du couple commandement/obéissance qui provient «[...] d’un modèle […] essentiellement juridique, centré sur le seul énoncé de la loi et le seul fonctionnement de l’interdit » (Foucault, 1976 : 113). Cela n’empêche pas que les micro-pouvoirs soient des « rapports de force inégalitaires » qui se dirigent « de haut en bas ». D’un pôle à l’autre il y a des « différences de potentiel » : certains et certaines peuvent moins que d’autres mais cela ne veut pas dire qu’ils ou elles ne peuvent pas du tout : il y a « capillarité de bas en haut » (Foucault, 1994b : 304). L’opération de Foucault consiste alors à secondariser la notion de domination par rapport à la notion de pouvoir. Il y a domination, écrit-il, lorsqu’un « individu ou un groupe social » (Foucault, 1994c : 711) parvient à bloquer l’efficace des possibilités de réversibilité au niveau infini et infime des micro-pouvoirs, grâce à des instruments économiques ou politiques. Dès lors, quel sens Foucault donne-t-il aux mouvements de libération ? Disons que, dans le meilleur des cas, la libération libère par rapport à la domination, mais pas par rapport au pouvoir. Lorsqu’ils revendiquent «[...] le plaisir contre les normes morales de la sexualité, du mariage, de la pudeur, les mouvements de libération sont des révoltes du corps sexuel contre le pouvoir. Du coup, ce par quoi le pouvoir était fort devient ce par quoi il est attaqué » (Foucault, 19994a : 755). Foucault évoque ici la lutte pour la liberté de l’avortement, dont il est vrai qu’elle se reconnaissait dans le slogan : « notre corps nous appartient ». Les mouvements féministes correspondent au moment nécessaire de ce que l’on appelle communément le retournement du stigmate, sur le modèle du black is beautiful : « Sexe nous sommes par nature, interrogent les mouvements féministes ? Eh bien, soyons-le, mais dans sa singularité, sa spécificité irréductibles » (Foucault, 1994b : 260). Ils sont aussi un moment nécessaire par rapport à « l’état de la domination ». Cependant, la libération n’abolit pas les rapports de pouvoir mais, rendant à nouveau possible la réversibilité, elle « ouvre un champ pour de nouveaux rapports de pouvoir » (Foucault, 1994b : 260), c’est-à-dire laisse entière la question de leur transformation pratique. Foucault dénonce l’illusion naturaliste sur laquelle repose une certaine approche reichienne de la sexualité qui, rêvant d’une autre cité sur un mode prédicateur que Foucault déteste, promet tout à la fois la révolution et le bonheur : « A demain le bon sexe », il n’y aura plus de répression sexuelle, « l’énoncé de l’oppression et la forme de la prédication renvoient l’une à l’autre » (Foucault, 1976 :14-15) [3]. Certes les mouvements de free sex ont ébranlé le dispositif de sexualité, et leur valeur critique est indéniable, dans la mesure où ils ont fait changer des choses dans le comportement sexuel des sociétés occidentales. Mais ils ne l’ont fait que dans la mesure même où ils sont restés pris dans le dispositif de sexualité, sans jamais remettre en question la conviction selon laquelle le sexe donne accès à la vérité de l’homme. C’est la raison pour laquelle le pouvoir a juste vacillé et a répondu « par une exploitation économique (et peut-être idéologique) de l’érotisation, depuis les produits de bronzage jusqu’aux films pornos ». L’ébranlement généralisé de la morale répressive n’a pas grand chose à voir avec le « jardin des délices » autrefois promis. Il a au contraire été réintégré sous la forme d’un nouveau type de « contrôle-stimulation (" Mets-toi nu… mais sois mince, beau, bronzé !" », Foucault, 1994a : 755), mais aussi d’incitation à venir confier les secrets sexuels aux oreilles expertes et intéressées des sexologues qui reprennent à leur compte le discours de la sexualité réprimée, « frustrée et muette » en nous promettant le bonheur. Foucault est souvent très critique par rapport à une posture engendrée par « ce que Jacques Rancière appelle la "doxa gauchiste" » qui reprend le schéma classique de l’ouvriérisme en constituant en « bon côté » ce qui avait jusque là éte considéré comme le mauvais côté : « la folie, les enfants, la délinquance, le sexe » (Foucault, 1994b : 265) [4]. Et l’on pourrait ajouter : les femmes. Aussi nécessaire soit-il, le moment de la libération reste un moment de renversement, encore pris dans le dispositif qu’il veut subvertir. Certes la libération suppose une lutte, mais elle est encore souvent conçue sur le modèle de la lutte des classes, en en conservant le caractère duel. Lorsque la lutte politique prend une telle forme, elle repose sur la constitution de la multiplicité de ceux dont on a pris le parti en une unité illusoire, tout en procurant à ceux qu’elle agrège la satisfaction narcissique d’être eux-mêmes du bon côté. Le mouvement de libération des femmes n’a pas échappé à ce dualisme : être du côté des femmes c’était être du côté du bien. Certaines pensaient que quand les femmes si longtemps caricaturées et dévalorisées se libéraient de ces préjugés en exprimant leurs potentialités sexuelles réprimées, elles faisaient alors émerger les qualités par lesquelles elles se distinguaient de leurs oppresseurs, comme si ce qu’elles étaient en tant que femmes n’était pas, au plus intime d’elles-mêmes, formaté, fabriqué par les dispositifs de pouvoir qui les maintenaient à leur place.
II – Foucault, précurseur du virage queer En élaborant sa notion de pouvoir pour se déprendre de la prégnance du schéma de la libération si forte dans l’air de son temps, Foucault prépare en quelque sorte le virage queer. Sans que cela ait été son intention, le chemin de pensée qu’il emprunte le conduit à secondariser la différence des sexes dans son analyse. On peut le repérer à partir de quatre foyers de pensée, intimement liés les uns aux autres. Chez Foucault, premier foyer, le pouvoir est toujours un pouvoir-savoir et, à ceux qui le questionnent, il répond souvent que ce n’est pas la sexualité, ni même son histoire qui l’intéresse (« La sexualité, c’est assommant ! », s’exclama-t-il un jour, Foucault, 1994c : 383), mais bien une histoire de la volonté de savoir qui – à partir du dispositif de sexualité – produit une instance artificielle où la vérité de l’humain se cacherait. Concernant les femmes, peu importe que « le sexe » soit vu tantôt comme « ce qui appartient à l’homme et fait défaut à la femme » ou comme « ce qui constitue à lui seul le corps de la femme ». La signification profonde de la mise en place du « sexe » comme « le secret qui nous semble sous-jacent à tout ce que nous sommes » (Foucault, 1976 : 201-202, 205) est un arraisonnement des corps et des plaisirs pour les livrer à l’inquisition du pouvoir médical ou psychiatriques par exemple. Foucault mentionne bien la présence d’ « organes sexuels » (Foucault, 1994b : 313) sur ces corps (entendons par là des pénis, des seins, des vagins, des bourses, etc.. que tous les corps n’ont généralement pas tous à la fois), mais un « retournement tactique des divers mécanismes de la sexualité » (Foucault, 1976 : 208) qui libèrerait la libération de sa prise dans le dispositif de sexualité, intensifierait une multiplicité de possibilités de plaisirs corporels en investissant toutes les zones érogènes sans privilégier les organes dits génitaux, c’est-à-dire en ne répartissant pas les corps selon la division duelle – en fait instable – qu’ils semblent manifester. Nous avons vu plus haut , second foyer, que c’était surtout autour de la figure de l’enfant masturbateur que la famille allait se recentrer à partir du XVIIIe siècle. Ici Foucault fait valoir sa conception de la famille contre la vulgate reichienne selon laquelle la famille serait « le représentant de l’Etat auprès des enfants (et) le mâle (…) le représentant de l’Etat auprès de sa femme » (Foucault, 1994b : 232), variante du fameux « dans la famille l’homme est le bourgeois, la femme joue le rôle du prolétaire » d’Engels. Qu’elles soient justes ou fausses, ces métaphores laissaient subsister une différence entre « l’homme » et « la femme ». Tandis que Foucault, à rebours des analyses féministes de la famille déjà courantes à l’époque, ne l’analyse pas à partir de la division hiérarchisée entre les hommes et les femmes, mais à partir du couple, des parents ou des conjoints. A l’époque de l’apparition de la population au XVIIIe siècle et de la préoccupation pour « les taux de natalité, l’âge du mariage, les naissances légitimes et illégitimes, la fréquence des rapports sexuels, la manière de rendre féconds ou stériles, […] toute une grille d’observation sur le sexe» se constitue, mais Foucault ne mentionne aucune différence selon qu’elle concerne les hommes ou les femmes (Foucault, 1976, 36-37).
De nouvelles figures féminines apparaîtront plus tard, qui ne doivent rien à une domination masculine, mais tout à la nouvelle fonction de la médecine : « la femme nerveuse, l’épouse frigide, la mère indifférente ou assiégée d’obsessions meurtrières, (…) la fille hystérique ou neurasthénique » dont Foucault projette d’approfondir l’analyse sous le registre de « l’hystérisation du corps de la femme », mais aussi « le mari impuissant, sadique, pervers, l’enfant précoce et déjà épuisé, le jeune homosexuel impuissant qui néglige sa femme » (Foucault, 1976 : 145-146)[5]. Le grand avantage d’une telle réorientation est de couper court à toute approche uniquement victimaire de la condition féminine, de sorte que lorsqu’on analyse les rapports de pouvoir en termes foucaldiens, on n’a jamais affaire à des innocents et des coupables. C’est ce qui ressort en particulier de la lecture de l’ouvrage que Foucault a écrit en collaboration avec Arlette Farge, Le désordre des familles. En scrutant avec eux les archives des lettres de cachet, juste avant qu’elles ne tombent en désuétude sans avoir attendu la Révolution française, nous découvrons des femmes furieuses qui écrivent au roi pour faire enfermer un fils, une fille ou un époux. Des époux écrivent aussi pour faire enfermer leurs femmes, et il y a bien sûr des différences à relever entre les motifs invoqués par les épouses pour faire enfermer leurs maris et ceux des maris pour faire enfermer leurs femmes ; on constate aussi que les femmes se plaignent d’un surplus de violences. Mais on ne saurait comprendre le sens de ce rapport des familles au roi à partir du seul prisme de la domination masculine, ce sont les familles elles-mêmes, hommes et femmes, ensemble bien que de manière différente, qui « ont pris l’habitude, pour résoudre certaines de leurs tensions, là où l’autorité propre à leur hiérarchie interne était impuissante et quand le recours à la justice n’était ni possible (…) ni souhaitable (…), de se tourner vers l’administration de l’Etat ». Contre les idées reçues qui n’ont retenu des lettres de cachet que la manifestation de l’arbitraire du roi, il faut les resituer dans le contexte de la mise en place de la police, en marge du domaine de la justice et de la loi, et les analyser comme un « mécanisme de pouvoir », au sens d’un « tissu complexe de relations entre des partenaires multiples » (Farge, Foucault, 2014 : 413-414, 416). La période choisie par Arlette Farge et Michel Foucault (1728-1758) est particulièrement intéressante en tant que période charnière où l’Etat, sans cesser pour autant d’être souverain s’adjoint des dispositifs policiers, au sens développé par Von Justi en 1769. De là un troisième foyer : l’apparition, à la même époque, du dispositif de sexualité voit reculer « le système centré sur l’alliance légitime » qui prévalait avant « l’explosion discursive du XVIIIe et du XIXe siècle » afin que la famille s’assure de la transmission des noms et des héritages. D’où le codage des relations hors mariage et de l’adultère comme péchés, et la préoccupation obsessionnelle pour « le sexe des conjoints » dans la relation matrimoniale, « foyer le plus intense des contraintes ». On peut toutefois supposer que les contraintes étaient plus fortes et le péché plus grave lorsqu’ils concernaient les femmes. Si Foucault néglige cette différence c’est sans doute qu’il veut faire apparaître le déplacement d’une problématique en termes de « contre la loi » (qui code aussi la sodomie ou l’hermaphrodisme comme illégalisme) vers une problématique en termes de « contre nature ». Désormais, la « monogamie hétérosexuelle » ne ferait plus l’objet de discours, elle fonctionnerait plutôt comme « une norme, plus rigoureuse peut-être, mais plus silencieuse », alors que la mise en place du nouveau type de pouvoir fait naître tout un petit peuple constitué d’une multitude de figures perverses pour lesquelles la différence des sexes est secondaire : «[...] enfants trop éveillés, fillettes précoces, collégiens amigus, domestiques et éducateurs douteux, maris cruels ou maniaques, collectionneurs solitaires, promeneurs aux impulsions étranges » (Foucault, 1976 : 51-56). Si l’on rapproche La volonté de savoir du Désordre des familles, on a le sentiment que les femmes étaient davantage présentes dans l’espace public du temps où dominait le système des alliances, alors que l’époque de la biopolitique donne tout pouvoir à l’homme sur la femme dans la famille : « [...] en même temps qu’on dénonce à juste titre l’injustice royale des lettres de cachet et que les déchirements familiaux ne sont plus cause royale, se dessine graduellement un espace domestique où l’homme viendra naturellement faire loi. Soudain détachée de la trame des événements publics, la vie du couple oblige la femme à quitter la scène. Entre l’Etat et la femme, et sur ce cas précis, il n’y a plus réciprocité ; leurs espaces se disjoignent de façon quasi définitive. C’est l’homme qui assure le lien entre les deux et qui de ce fait renvoie la femme à l’espace cantonné de la vie privée. Le Code civil parachèvera ce mouvement » (Farge-Foucault, 2014 : 57) Que l’homme vienne désormais « faire loi » dans l’espace domestique indiquerait, dans la perspective de Foucault, un rétrécissement du système des alliances à l’espace conjugal alors que dans les institutions scolaires ou psychiatriques prolifèrent des « comportements polymorphes », des « sexualités périphériques » que ni la différence des sexes, ni même l’opposition hétéro/homosexualité ne sauraient circonscrire»[6]. On peut enfin identifier un quatrième foyer, à partir de L’usage des plaisirs, qui inaugure, chez Foucault, un « troisième déplacement » théorique de sa problématique. Après l’interrogation sur « les formes de pratiques discursives qui articulaient le savoir » (Les Mots et les choses, L’ordre du discours) et celle sur « l’exercice des pouvoirs » (La volonté de savoir et tous les séminaires des années 1975-1980), il convenait de chercher quelles sont les formes et les modalités du rapport à soi par lesquelles l’individu se constitue et se reconnaît comme sujet » (Foucault, 1984, 12), se subjective (L’usage des plaisirs, Le souci de soi et tous les séminaires de 1981 à 1984). Par « rapport à soi » Foucault n’entend pas seulement une réflexivité consciente mais un rapport de type éthique comprenant des techniques ou des technologies de maîtrise de soi. S’il commence par se tourner vers la culture grecque et gréco-latine pour inaugurer son enquête, c’est pour nous déprendre du bain chrétien dans lequel ces questions se posent à nous. Les textes de Platon, de Xénophon ou de Sénèque font état de tout un ensemble de pratiques d’ascèse (askesis), c’est-à-dire de travail que l’on fait sur soi pour se transformer, un « usage » et non un refus « des plaisirs » (chrèsis aphrodision), dans lesquels entrent aussi les plaisirs de la sexualité. Force est de constater que les vertus éthiques sont viriles et qu’elles concernent principalement les humains mâles qui doivent viser d’être actifs et non passifs dans la maîtrise de leurs propres plaisirs, que leurs partenaires soient des hommes comme eux ou des femmes. En revanche la vertu des femmes donne lieu à peu de discours, c’est la conduite sexuelle de l’homme seule qui est généralement problématisée et « elle ne l’est pas à partir du lien conjugal » (Foucault, 1984, 167). La raison en est que l’institution du mariage est clairement dissymétrique et que les femmes sont sous la puissance de leur mari, gardiennes du foyer et pourvoyeuses d’enfants légitimes. Les restrictions qui encadrent leur conduite sont « définies par le statut, la loi et les coutumes, et elles sont garanties par des châtiments ou des sanctions » (Foucault, 1984 ? 164). La notion de loi qui convient ici n’est pas la loi juridique de la souveraineté, interdictrice ou prescriptive à partir de formulations générales, c’est le « nomos : usage régulier qui correspond exactement aux intentions de la nature, qui attribue à chacun son rôle et sa place et qui définit ce qu’il est convenable et beau pour chacun de faire et de ne pas faire » (Foucault, 1984 : 176). Est-ce à dire que, pour Foucault, la différence des sexes ne reste pertinente que dans la relation matrimoniale et qu’il n’y a de spécificité féminine que dans le cadre de rapports auxquels convient le vocable de domination ? La traque infinie de l’essentialisme est aujourd’hui le pré- requis de tout féminisme, sous prétexte que, d’après Fabienne Bruguère, « le terme "femme" renvoie […] à un processus, une expression en construction sans début et sans fin, qui se répand par une stylisation des corps, ce qui suppose des actes et des gestes répétés qui se répandent dans la grande parodie des rapports humains » (Bruguère, 2012 : 93). Lorsqu’on insiste généralement sur ces points c’est pour nous mettre en garde contre une tendance qu’on nous suppose de toujours chercher à « naturaliser » ce à quoi nous nous référons . Cette mise en garde répétée à l’envi dans tant d’écrits féministes contemporains commence à devenir un peu trop répétitive à mon goût. Il y a comme «[...] une litanie des monographies établissant sans autre bénéfice, la dimension culturelle de déterminations physiques jusque là attribuées indûment à la nature » (Potte-Bonneville, 2012 : 4). Certes tout cela résulte d’un mécanisme social, mais la réalité humaine n’est-elle pas faite de cela ? Toute cette stylisation est-elle seulement arbitraire et peut-on la considérer seulement comme l’effet d’une domination ? Il faut reconnaître que c’est, en un sens, ce que l’on peut établir à partir des analyses de Foucault qui en reviennent pratiquement (car ce n’est pas son intention) à ne retenir le nom d’un être humain comme femme – et pas homme – que dans le cadre de rapports de domination c’est-à-dire de commandement-obéissance. On peut étayer ce point par l’analyse des couples d’opposés dans lesquels s’inscrivent les mots homme et femme : actif/passif, raison/affects, âme/corps, etc.. Cela était clair dans l’antiquité gréco-romaine. L’homme y était maître, père et époux et exerçait sur sa femme une autorité politique, car, tout en étant libre, elle n’était pas apte à gouverner, aussi dans « le cas du mâle et de la femelle, déclare Aristote, le rapport (de subordination) existe toujours » (Aristote, 1993 : 128). On retrouverait la spécificité féminine dans l’ancien système des alliances, contemporain de la souveraineté encadrée par la loi au sens juridique. Mais elle perdrait de sa pertinence analytique dans la modernité du fait du recul de l’Etat souverain au profit de l’Etat de police. D’une certaine manière le « sexe », ce produit du dispositif de sexualité, n’est ni masculin, ni féminin. Il est, selon Foucault, le lieu de « notre » vérité, que nous soyons homme ou femme.
III – Monosexualités masculine et féminine Est-il pourtant si simple de ne pas tenir compte de la division inégalitaire entre les hommes et les femmes (pour ne pas entrer dans la discussion à propos de la différence des sexes) ? Et celle-ci ne revient-elle pas, même chez Foucault ? Il ne faudrait pas y voir une contradiction de sa pensée, insuffisamment purgée de l’impensé naturaliste, mais le signe de l’insistance de l’expérience que nous faisons d’un certain « il y a » (« il y a des hommes et des femmes », Collin, 2000 : 67), se manifestant par la prégnance de mots auxquels nous ne pouvons renoncer pour nous situer dans le monde . En 1978, pour la nième fois, la question « quelle est votre position à l’égard des différents mouvements de libération sexuelle ? » est posée à Foucault. Tout en leur rendant une nouvelle fois hommage, il trouve dommageable le fait qu’ «[...] ils se soient organisés selon des catégories sexuelles – la libération de la femme, la libération homosexuelle. .…] Pourquoi, poursuit-il, les mouvements de libération de la femme ne doivent-il rassembler que des femmes ? » (Foucault, 1994b : 678).
Ces propos, appuyés sur son analyse de la diffusion de la sexualité comme dispositif qui a produit le sexe comme catégorie, sont à mettre en rapport avec le souhait qu’il exprime parfois d’une désexualisation (ce qui ne veut pas dire désérotisation ou refus du plaisir). Foucault introduit ici une distinction intéressante entre les « mouvements de libération de la femme » et les mouvements homosexuels. D’après lui, ce sont surtout ces mouvements qui restent pris dans les seuls termes du renversement du dispositif sexuel, car l’homosexualité est une « pratique sexuelle « contrée, barrée, disqualifiée » en tant que telle. En revanche, « les femmes peuvent avoir des objectifs économiques, beaucoup plus larges que les homosexuels »(Foucault, 1994b : 322. Mes italiques). On remarque que lorsque Foucault associe les mouvements féministes aux mouvements homosexuels, il parle la plupart du temps de mouvement de libération de la femme. Mais lorsqu’il les dissocie, il emploie le pluriel, les femmes. En adoptant le point de vue de Foucault, cela pourrait s’interpréter ainsi : le dispositif de sexualité dans son versant médical a hystérisé le corps de la femme, il l’a – à l’instar du corps homosexuel – « intégralement saturé de sexualité » (Foucault, 1976 : 137). Et quand la révolte des femmes se cantonne à une revendication sexuelle, on peut dire qu’elle reste prise dans ce dispositif. L’emploi de « femme » au singulier renverrait alors à une approche purement sexuelle du mot (ce qu’il s’agit de refuser), alors que le pluriel (toujours employé par les mouvements des libération des femmes) prendrait en compte bien d’autres dimensions de l’existence. On pourrait dire alors que s’identifier soi-même comme une femme c’est peut-être employer une catégorie sexuée, mais cela ne renvoie en principe à aucune pratique sexuelle particulière. L’idée foucaldienne de « désexualisation », entendue comme « déplacement par rapport à la centration sexuelle du problème » (Foucault,1994b : 321-322) , peut être particulièrement féconde pour les femmes. En outrepassant Foucault on pourrait dire que l’un des grands enjeux du féminisme a été – est toujours - de revendiquer pour les femmes, qu’elles soient homo-, bi- ou hétérosexuelles, la possibilité effective d’agir, d’exister sans être perpétuellement renvoyées à la supposée tentation sexuelle que leur présence dans l’espace public est censée représenter pour les hommes, que leur soit reconnues leurs facultés de penser et de créer, c’est-à-dire de mettre en œuvre leurs facultés de sublimation – pour reprendre un vocabulaire psychanalytique. C’est la raison pour laquelle les femmes qui tiennent à ces réalisations rencontrent des obstacles sociaux et politiques d’un ordre autre que ceux que rencontrent les hommes homosexuels. Le harcèlement sexuel au travail par exemple est une façon agressive de re-sexualiser les femmes en niant leurs compétences. Et c’est leur ténacité à les mettre en œuvre qui contribue à défaire – entreprise de longue haleine …. – toutes les idéologies naturalistes qui prétendent définir l’essence de la Femme. Les objectifs des femmes – et des mouvements féministes – sont effectivement « plus larges » que ceux des homosexuels[7], même si par moments ils se recoupent. C’est paradoxalement dans les moments où il évoque directement l’homosexualité telle qu’elle est ou devrait être pratiquée et pensée dans les mouvements homosexuels que la division hommes/femmes réapparaît chez Foucault. Ayant critiqué la notion de libération, il pose à ces mouvements la même question qu’il pose aux mouvements de libération des femmes : une fois réouvert l’espace des possibles grâce à la révolte libératrice, est-ce que des pratiques de liberté se mettent en place et quelles sont-elles ?. Comment les homosexuels peuvent-ils se déprendre du dispositif de sexualité qui a fait de chacun d’eux un être sexualisé de la tête aux pieds, comme si cette dimension était susceptible de rendre compte de tout ce qu’il est ? La tactique, parfois nécessaire, du coming out systématique (« oui, je suis homosexuel ») n’est pas la bonne issue car elle reproduit l’injonction d’identification à la sexualité. Dans la mesure où la notion même d’homosexualité se distingue de l’hétérosexualité, faudrait-il alors viser une « polysexualité » ? Pour Foucault il s’agit là d’un « grand mythe que celui de dire : il n’y aura plus de différence entre l’homosexualité et l’hétérosexualité ». Il faut au contraire comprendre que la mode des « "clones moustachus" (est) une façon de répondre […] plus on sera libérés, moins on aimera les femmes, moins on se fondra dans cette polysexualité où il n’y a plus de différence entre les uns et les autres » (Foucault, 1994c : 166). Très simplement, disons que, d’après Foucault, être homosexuel/le c’est « faire l’amour avec quelqu’un du même sexe » (Foucault, 1994c : 309), un homme si on est un homme, une femme si on est une femme. On ne peut évidemment pas s’en tenir là. Car ce serait rester pris dans le dispositif de sexualité et passer à côté de ce qui fut véritablement nouveau dans les mouvements homosexuels des années 70, leurs pratiques de liberté, les potentialités innovantes rendues possibles par le premier moment de la libération, que Foucault découvre à San Francisco. Pour le saisir il faut dépasser le seul niveau de l’individu et du couple et considérer l’homosexualité en tant que relation sociale, à plusieurs. Le véritable coming out n’a pas été l’affirmation par celui-ci ou celui-là de « son » homosexualité, mais la recherche et le développement au grand jour d’un mode de vie gay. Foucault fait sien ce terme pour marquer la nouveauté de ce mouvement et échapper à la catégorisation homosexualité/hétérosexualité, ce qui ne veut pas dire polysexualité, puisque le mode de vie gay est d’abord une vie entre hommes (au sens masculin du terme). Ce dernier intègre la sexualité mais elle n’a de valeur comme pratique de liberté que dans la mesure où elle est partie prenante de nouveaux rapports d’amitié que Foucault décrit à la manière d’Aristote : une façon pour les hommes « [...] d’être ensemble, de vivre ensemble, de partager leur temps, leurs repas, leur chambre, leurs loisirs, leurs chagrins, leur savoir, leurs confidences (…) hors de relations institutionnelles, de famille, de profession, de camaraderie obligée » (Foucault, 1994c : 164). C’est au fond cela qui suscite l’inquiétude de la société, la possibilité de nouvelles intensités, de nouvelles formes d’amour, bien plus que l’acte sexuel lui-même. Si l’on comprend bien le sens donné par Foucault au dispositif de sexualité, on peut dire que les mouvements homosexuels représentent la chance d’une désexualisation de l’homosexualité, alors même que la possibilité de rapports directement sexuels entre les hommes n’est pas barrée. La désexualisation correspond à la revendication de «[...] formes de culture, de discours, de langage » qui dépassent toute « assignation et [...] épinglage au sexe » (Foucault, 1994b, 321). Comment prétendre alors que c’est par la question de l’homosexualité que la différence entre les hommes et les femmes refait surface dans la pensée de Foucault ? Sur ce point ce sont les « mouvements de libération de la femme » - mais ici il s’agit de mouvements de libération des femmes - qui ont été pionniers. Ils ont mis en avant un certain nombre de revendications, mais le remarquable fut qu’à cette occasion de nouvelles « formes de culture, de discours de langage » soient apparus, car c’est à propos de ces mouvements – et pas des mouvements homosexuels - que Foucault fait la remarque citée dans le paragraphe précédent. Dans un sens ces mouvements n’étaient pas monosexuels , au sens où toutes les femmes qui y participaient n’étaient pas enclines à « faire l’amour avec quelqu’un du même sexe ». Ils étaient « non-mixtes », ce qui, dans les termes de Foucault, pourrait être interprété comme un retrait par rapport aux relations avec les hommes, déterminées par le dispositif de sexualité qui renvoie tous les actes ou leurs paroles à un supposé « sexe » où résiderait leur vérité, la non-mixité déplaçant en quelle que sorte la centration sexuelle des femmes. L’un des slogans des manifestations de l’époque était par exemple « Nous ne sommes pas des poupées gonflables », alors que « mal baisées » était l’une des insultes auxquelles ce mouvement devait faire face en permanence. Dans ce moment de libération, des pratiques de liberté inattendues se produisirent, fondées sur une homosocialité plus que sur une monosexualité. Elle n’était plus celle des couvents ou des dortoirs de collège, mais quelque chose, que Foucault repère à la lecture d’un livre de Lilian Federman, a pu s’y déployer, qui a un rapport avec ce qu’il continue de nommer « le corps de la femme […] et les contacts entre les corps féminins ; une femme coiffe une autre femme, elle l’aide à se farder, à s’habiller. Les femmes avaient droit aux corps des autres femmes, se tenir par la taille, s’embrasser » (Foucault,1994c : 166). Retenons le mouvement de recul que peut susciter une telle formulation qui a l’air de reprendre un poncif un peu mièvre. On pourrait rappeler aussi le maniement de l’humour, le recours à des actions symboliques plutôt qu’à la recherche de l’affrontement violent, tous modes d’actions qui ont caractérisé le mouvement des femmes dans les années 1970. Ils ont d’ailleurs été repris par d’autres mouvements, et considérablement détendu l’ambiance autrefois ordonnée et obligatoirement sérieuse des manifestations publiques. Les étudiants et les lycéens qui, de nos jours, manifestent en scandant ensemble « un pas en avant, deux pas en arrière » (en ne reprenant pas « deux pas su’l côté, deux pas d’l’autr’côté ») ne se souviennent pas que cela avait été inventé lors d’une manifestation du Mouvement de Libération des Femmes, catégorie qui, effectivement, ne posait pas – pas assez ? – de problème à l’époque.
note biographique Martine Leibovici est Maitre de conférences-HDR émérite en philosophie à l’Université Paris Diderot-Paris 7. Elle a publié trois livres sur Hannah Arendt dont Hannah Arendt, une Juive. Expérience, politique et histoire (Desclée de Brouwer, 1998). En repartant de l’importance du récit dans la pensée d’Arendt et de sa notion de paria, elle s’est tournée vers des autobiographies de parias ou de transfuges dans Autobiographies de transfuges. Karl Philipp Moritz, Richard Wright, Assia Djebar (Ed. Le Manuscrit, 2013). Elle a aussi publié un certain nombre d’articles sur Emmanuel Levinas, Simone Weil, Rosa Luxemburg ou Jacques Derrida
Références bibliographiques: Livre-papier Anne et Jacqueline, « D’un groupe à l’autre », 1972. Libération des femmes année zéro, Partisans, n°54-55, juillet-octobre 1970, réedition Paris : Maspéro Aristote, Les politiques, 1993. Paris : GF-Flammarion, trad. P. Pellegrin Collin, Françoise, 2000 . Le différend des sexes, Paris : Editions Pleins Feux Farge, Arlette et Foucault Michel, 2014 . Le désordre des familles. Lettres de cachet des Archives de la Bastille au XVIIIe siècle (1982), Paris : Gallimard, « Folio », Foucault, Michel, 1975 . Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1976 . Histoire de la sexualité, 1.La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1984 . Histoire de la sexualité, 2 – L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1994a . Dits et Ecrits II, 1970-1975, Paris : Gallimard, 1994b .Dits et Ecrits III, Paris: Gallimard, 1976-1979, 1994c .Dits et Ecrits IV, Paris: Gallimard, 1980-1988, Ryley, Denise, 2003 . « "Am I that name ?"Feminism and the Categorie of "Women" in History », University of Minnesota, Minneapolis, Revue-papier Bruguère, Fabienne, 2012 . « Sexe, genre et féminisme », Esprit, mars-avril Riot-Sarcey, Michèle, « Michel Foucault pour penser le genre : sujet et pouvoir », in Danielle Chabaud-Rychter et al., 2010 . Sous les sciences sociales, le genre, Paris, La découverte,. Potte-Bonneville, Mathieu, 2012 . « Le corps de Michel Foucault », in Cahiers philosophiques, 130 Revue électronique Retana Alvarado Camilo, « Olvidar a Baudrillard : Sawicki, Butler y Preciado come lectoras de Foucault », in Revista Clepsydra, 11 ; 2012, http://www.iuem-ull.org/files/publicaciones/clep-Indice-11.pdf [1] Par exemple le numéro 12 de la revue Recherches, Grande encyclopédie des homosexualités. Trois milliards de pervers est condamné pour « outrages aux bonnes mœurs » en 1973. En 1967, le film de Jacques Rivette, Suzanne Simonin. La religieuse de Diderot, avait été censuré avant diffusion. [2] Resitué dans ce contexte, Sade n’est plus le chantre de la libération des tabous, mais ce qu’il nomme un « sergent du sexe » dans un entretien de 1976 (Foucault, 1994a, 818-822) [3] La posture prédicatrice, prêchante, est aussi ce que Foucault déteste chez certains intellectuels. [4] Bien que Foucault inspire aujourd’hui un très grand nombre de travaux politiquement radicaux, on pourrait montrer que des tournants importants dans sa pensée se sont produits du fait qu’il a souvent été agacé par certains aspects de la « doxa gauchiste » qui prévalait dans son entourage. Citons par exemple son agacement face à « la phobie d’Etat » généralisée ou, au moment de la protestation en 1977 contre l’extradition hors de France de Klaus Croissant, l’avocat des membres de la R.A.F., face à l’amagalme courant entre l’Etat-Providence contemporain et le fascisme. D’après Foucault, le modèle allemand contemporain n’est pas l’Etat bismarkien devenant hitlérien mais il illustre plutôt « la possibilité de la gouvernementalité néo-libérale », qu’il analyse dans son cours de 1978-1979, Naissance de la biopolitique. [5] Le tome 4 de l’ Histoire de la sexualité, La femme, la mère et l’hystérique, est resté à l’état de projet. [6] L’idée « qu’on a souvent cherché à travers différents moyens, à réduire tout le sexe à sa fonction reproductrice, à sa forme hétérosexuelle et adulte, et à sa légitimité matrimoniale, ne rend pas compte, sans doute, des multiples objectifs visés, des multiples moyens mis en œuvre dans les politiques sexuelles qui ont concerné les deux sexes, les différents âges, les diverses classes sociales » (Foucault, 1976, 137). [7] Appellation elle-même un peu dépassée depuis l’apparition des mouvements LGBT qui restent cependant pris dans le dispositif de sexualité.
labrys,
études féministes/ estudos feministas
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