Labrys
études féministes
janvier/ juillet 2004

 

Les femmes de Platon à Derrida. Ou l’impossible sujet d’histoire.*

Michèle Riot-Sarcey

 

Résumé

L’anthologie critique que nous présentent Françoise Collin, Evelyne Pisier et Eleni Varikas offre aux lecteurs une sélection de discours sur le féminin remarquablement choisie [1] . En même temps, elle ouvre un très large champ d’interrogations. L’historienne, tout particulièrement, reste perplexe devant cet inventaire d’énoncés philosophiques qui, pour l’essentiel, semblent échapper à l’histoire. Peu de différences de contenu, en effet, dans ces textes : inlassablement, les hommes de lettres tissent la même toile qui, sous des couleurs différentes, représente le sexe féminin, inférieur, incomplet, mutilé, coupable.

Mots-clefs : discours  philosophique, infériorité du sexe féminin

 Sujet déchu, victime de sa nature, rationnellement et donc raisonnablement dominé par l’homme. Unique être politique, celui-ci incarne l’autorité dont dépend l’ordre de la cité.  Des exceptions, bien sûr, mais nous y reviendrons. L’ensemble des extraits donnés à lire dans cet ouvrage met en lumière une forme de construction de la différence des sexes — méthode d’analyse déjà familière aux féministes. Mais davantage encore et, bien au-delà des principes d’exclusion depuis longtemps répertoriés, la lecture continue de l’anthologie révèle la mise en abyme d’une catégorie humaine. Par la médiation conceptuelle se construit, au fil des siècles, un être abstrait censé représenter l’ensemble des femmes dont l’existence s’inscrit dans l’immuabilité du temps. Plus précisément, l’expérience des femmes, quelle que soit la période considérée, n’intervient pas dans la construction du sens de l’histoire.

Ainsi la négation de toute capacité historique ne permet-elle que la saisie de sujets dépouillés de toute individualité et qui, sans exception, sont dépourvus de paroles publiques. Ce qui peut expliquer, en partie, et malgré la profusion des travaux sur l’exclusion des femmes ou sur la construction des différences, les raisons pour lesquelles, hors de l’histoire des représentations, l’histoire peut raisonnablement s’interpréter et s’écrire, comme toujours, en l’absence des femmes. Car l’expression conceptuelle qui les incarne, source privilégiée des historiens comme instance de légitimation d’une catégorie dominée, neutralise la réalité et n’empêche en rien une intelligibilité de l’histoire dont la linéarité se dessine sans elles. 

La formation des catégories de la pensée, principalement la force du paradigme philosophique, ôte toute possibilité d’expression aux individus, placés dans l’incapacité d’exister socialement.  À la fois, piliers des systèmes politiques, de tous les systèmes : classiques, théologiques, modernes, démocratiques, les femmes n’accèdent jamais, dans les discours qui les parlent, au statut de sujets. Inlassablement représentées sous l’abstraction d’une féminité évolutive, admirée, crainte ou repoussée, les femmes sont assujetties à une fonction. Sous l’empire d’un signifiant, leur devenir demeure inaccompli et l’autonomie de leur existence une utopie. Le mode de signifier le rôle social d’un groupe (sa représentation) permet l’effacement, voire l’inversion, de réels possibles : le signifiant (féminité, féminin, féminine) qui les définit s’impose au point que perdure, dans l’actualité de la parité, une spécificité féminine. Or, ce féminin, hérité d’une catégorie historiquement construite incarne l’effacement, non seulement de l’acteur, mais du sujet de l’histoire.

Malgré la difficulté de l’exercice — une anthologie, comme un dictionnaire, découpe, sélectionne, réduit, au mieux synthétise — les auteures ont su cependant éviter les principaux pièges de ce type d’édition, hélas de plus en plus prisé par le lecteur pressé d’embrasser la totalité d’un savoir illusoire. À l’encontre des préjugés largement répandus, elles ont cherché, dans la mesure du possible, à situer toutes ces pensées devenues normatives dans le champ de l’histoire. C’est dans la prolongation de la méthode, en élargissant la réflexion sur la construction du sens de l’histoire, que je tenterai d’analyser la portée des énoncés, principalement philosophiques, présentés dans cet ouvrage.

“ Nous avons voulu mettre l’historicité au service de la singularité des textes. En les replaçant dans le temps, dans la configuration singulière des conditions de production et des enjeux théoriques ou politiques par rapport auxquels ils ont été écrits ou débattus, nous avons cherché à les protéger et à les délivrer : d’une part des effets répétitifs d’une lecture anhistorique qui, d’Aristote à Comte, ne verrait qu’une même signification de l’infériorité naturelle des femmes ou de la distinction public/privé ; et d’autre part des effets d’un déterminisme historiciste qui ferait écran à tout ce qui, dans la lecture, viendrait défier les idées préconçues définissant une époque, et ce qui est ' précurseur' ou ' rétrograde' ” (Introduction p.18-19)

. De mon point de vue d’historienne, je vais tenter d’analyser le dispositif des différents théoriciens qui réussissent, par l’abstraction conceptuelle, non seulement à construire un genre aux fonctions spécifiques, mais également à évacuer de l’histoire des sujets assujettis à un modèle impérieux dont la référence s’impose à la grande majorité des individus qu’il est censé représenter.

Historicité contre contexte

Comment rendre compte du sens de ces textes, historiquement datés, mais participant à la construction d’un invariant du féminin ? Comment, par-delà le paradigme philosophique, sans cesse repensé et réitéré hors du langage historique, restituer les tensions, les antagonismes, les enjeux d’une vérité qui se veut infinie, intemporelle, définitive ? La réinvention permanente d’un féminin immuable, identique à l’idée que l’on se fait de la réalité, non pas présente mais passée, est bien au cœur d’enjeux qui ne réussissent pas à percer la carapace d’un mode de penser l’histoire. Comment échapper à l’abstraction du féminin, instrument de l’exclusion, utile à l’analyse de la construction de la différence, mais impuissant à restituer l’historicité du conflit entre dominant et dominé ? Pour l’essentiel, les femmes sont, dans ces textes, séparées de l’effectivité du réel. Aussi comment sortir d’une objectivation récurrente, expression d’une naturalisation des fonctions sociales, quand on connaît la tendance de l’histoire sociale à privilégier les ensembles représentatifs ? Or, ne peuvent être représentatifs d’une catégorie que les groupes au comportement conforme aux représentations dont ils sont l’objet.

            C’est pourquoi, inversement à la méthode traditionnelle en histoire, il importe de quitter les sentiers balisés du contexte pour rendre compte des historicités des énoncés significatifs des textes, mais également des objets dont il est question. Maintes fois, en histoire, le contexte est invoqué pour rendre compte d’un mode de penser, d’une réalité hiérarchisée, de manifestations d’exclusion, de rejet ou d’incompréhension. Or, la référence à ce qui se manifeste autour de l’objet étudié, empêche la mise en relation de ce qui est — présenté comme une donnée : le contexte — et ce qui advient — objet de l’analyse de l’historien. Impossible, me semble-t-il, de séparer des éléments en interaction continue dans le moment envisagé. Le contexte est le plus souvent prétexte à ne pas questionner les différents préjugés qui généralement le construisent [2] . À cause de son mauvais usage, le contexte est parfois remplacé par la notion de contextualisation.   Trop imprécise, cette notion risque d’évacuer le rapport en tension entre ce qui était et ce qui est devenu. La recherche de l’historicité me semble plus rigoureuse car elle permet de restituer les enjeux, la réception d’une idée ou d’une pratique par la mise au jour du sens dont elle porteuse. Tel est l’objet de la recherche sur la féminité

La notion d’historicité est à peine maîtrisée par les historiens. François Hartog fut un des premiers à l’envisager, mais d’une manière très particulière. À travers ce qu’il nomme les régimes d’historicité, il cherche à saisir “ l’événementialité ” (teneur en événements) dans “ une temporalité ” qui lui serait propre, notamment dans le rapport qu’une société établie avec son passé. “ J’entends par là une formulation savante de l’expérience du temps qui, en retour, modèle nos façons de dire et de vivre notre propre temps (…). Un régime d’historicité ouvre et circonscrit un espace de travail et de pensée (…). Il rythme l’écriture du temps, représente  un ‘ordre’ du temps auquel on peut souscrire, ou au contraire (et le plus souvent) vouloir échapper, en cherchant à en élaborer un autre. [3]  ” . Si un mode de penser peut être attribué à une période, il en va tout autrement lorsque l’on interroge la spécificité d’un discours à travers le langage d’un auteur. De ce point de vue, la référence à la notion d’historicité s’apparente davantage à la méthode d’analyse de R. Koselleck, complétée par le point de vue critique d’Henri Meschonnic.

“ L’historicité n’est pas seulement l’inscription des valeurs dans l’histoire. Ce ne serait que leur caractère historique. L’historicisme consiste exactement dans l’illusion d’une limitation du sens aux conditions de production du sens, l’illusion que la connaissance du sens n’est autre que la connaissance de ces conditions. C’est le positivisme des historiens. Dans la mesure où leur certitude de science les rend sourds à la théorie du langage  [4] .”

Cependant, dans la pensée de Meschonnic, l’attention se fixe sur la position du sujet. Or les théoriciens dont il est ici question objectivisent, par l’intrusion dans le langage des pratiques de domination, une catégorie sociale, en énonçant des vérités de droit que commande l’exercice de leur propre raison. De fait, ils suspendent l’historicité d’un sujet rendu inopérant par sa non-existence. Cependant, c’est bien par l’analyse du langage qu’il est possible d’accéder à la signification d’une mutation vers l’abstraction du féminin (vérité éternelle) dont l’effet conceptuel aboutit à une mise à l’écart de l’histoire qui fait sens. À condition, bien sûr, d’être attentif à la manière dont sont énoncées ces vérités, infiniment mais différemment répétées pour devenir, dans chaque instance du présent, la Vérité d’être des femmes. Retrouver le sens d’une forme d’objectivation dans un moment donné, c’est aussi rendre visibles les référents et enjeux de signification auxquels il renvoie.

C’est également établir la singularité d’un discours qui, par le biais du paradigme philosophique, rend crédible l’universalité d’un mode d’être en société. Si l’histoire, au sens libéral du terme, est une succession de rapports de force, cette forme de rapport antagonique d’un genre particulier n’est pas lisible dans l’événement, mais devient accessible dans l’élaboration des représentations qui rendent vraie une réalité entièrement construite autour d’un ordre social préconçu. Cela suppose de restituer les tensions, dans et hors du texte, par la mise en rapport des sujets concrets avec l’ordonnancement de la représentation dont ils sont l’objet.

Je profite de cette mise au point pour exprimer les limites d’une lecture historique exclusivement centrée sur une certaine forme de représentations “ collectives ”, sous le juste prétexte que l’historien ne peut accéder directement aux pratiques des contemporains sans passer par leurs interprétations textuelles ou archivistiques qui leur donnent sens. Limiter la connaissance du passé au contenu de ses représentations, même s’il s’agit d’imaginaires sociaux fondateurs de cultures populaires ou créateurs de normes à travers les discours des élites, c’est réduire l’analyse des textes à l’intelligibilité de leurs énoncés et s’interdire l’analyse des enjeux sémantiques que révèlent leurs énonciations. Autant de pratiques de reconstruction ou d’effacement d’un aspect d’une réalité qu’ils recouvrent. Expérience autre que peuvent exprimer d’autres sujets, évacués le plus souvent du temps long de l’histoire. Se limiter à l’analyse des représentations dites “ collectives ”, c’est redoubler la mise à l’écart d’expériences singulières, dissonantes ou décalées par rapport aux représentations dont le groupe est l’objet. En d’autres termes, c’est reproduire le discours des vainqueurs, censés représenter le groupe des vaincus, censé se taire. Le constater ne suffit pas, encore faut-il décrypter le mode de construction significatif de ces discours.

Le sujet politique et la division hiérarchique des rôles sexuels

Si nous examinons rapidement l’avènement du sujet politique, théologique, spirituel dans les différentes sociétés et civilisations présentées dans l’anthologie, à travers les discours de ses représentants dont la pensée fait force de loi, il apparaît qu’en chaque temps, les conditions de son existence dépendent, en priorité, de la division hiérarchique des rôles sexuels. De très nombreux travaux ont été consacrés à la question, et les analystes les plus lucides la considèrent comme résolue. Ce qui m’importe ici, c’est de découvrir le sens de cette division, en vue de comprendre pourquoi l’essentiel de nos connaissances historiques repose, en ce qui concerne les femmes, sur une représentation qui a force de loi dans le présent considéré, et dont le devenir s’impose comme donnée de l’histoire. En même temps qu’est élaborée la spécificité de la femme, être de complément mais individue incomplète, les fonctions de pouvoir ou le siège du privilège de puissance, fondement de l’universel reposent sur la singularité du sujet politique : sujet agissant, source d’action qui fait sens pour l’historien.

            Dans la Cité classique, dont les impensés ont été si bien mis en lumière par Nicole Loraux, l’homme est par nature un animal politique, et selon Aristote : “ Si donc on admet que le mâle est un principe et une cause, que le mâle est caractérisé par une certaine puissance, la femelle [l’est] par l’absence de cette puissance. ” (p.64) Platon lui-même, érigé en père fondateur de la “ communauté des femmes ”, alternativement choisi pour figurer l’utopie positive ou l’utopie négative, n’envisage l’idée d’égalité, dans La République ou dans Les Lois, que “ suspendue à l’identité ”. Les femmes sont bien au cœur du système, par leur mise à l’écart du mythe fondateur de la Grèce antique et par leur fonction allégorique dans la cité idéale comme symptôme d’une régulation du politique.

“Dans son désir de prévenir les conflits et d’unifier les citoyens entre eux, Platon a voulu éliminer ce qui dans les cités réelles était manifestement un facteur de division  [5] .”

Quand on sait l’importance accordée à la Grèce antique, principalement à l’invention de la cité dans ses effets théoriques, politiques et philosophiques, incontestablement la place des femmes, leur fonction, leur exclusion même ne fait pas sens. Elles ne contribuent en rien à la genèse de la pensée politique. Admise dans son effectivité masculine, comme fondement ou référence des démocraties modernes, la démocratie antique, constitutive de l’infériorité des femmes, reste le pilier de la civilisation occidentale, dans toute sa positivité, n’en déplaise aux critiques qui, tel Fourier, ont relevé ponctuellement la duplicité des mots, même, s’il est convenu d’admettre désormais, que le demos ne comprenait pas les femmes.

“ En résumé, l’actualité de la Grèce antique, c’est nous. Mine de rien, chaque citoyen moderne porte en lui un morceau de cette civilisation inoxydable. […]. En clair, quelle est notre dette ? Perpétuelle, si l’on aborde la politique, le droit, la démocratie […]. Entre le VIIe et le IIe siècle avant notre ère, le monde n’est qu’un chaudron religieux : en Chine, le confucianisme ; en Inde, le Bouddhisme ; en Iran, le zoroastrisme ; en Judée, le prophétisme juif. Et en Grèce ? La quête de la Vérité ” (L’Express, 19 juillet 2001).

Dans ce long article apologétique de la Grèce antique, une seule mention sur l’exclusion de femmes sous une forme humoristique. “Comme dit Maurice Sartre : ‘Les femmes deviennent indispensables pour produire des citoyens. Mais c’est comme l’hémophilie : elles transmettent la citoyenneté, elles ne l’attrapent pas’ ”. Ainsi le grand public accède à la connaissance de la pensée grecque par transmission directe des autorités philosophiques du temps, sans la moindre distance critique. On comprend alors l’importance de cette citation du stoïcien grec, donnée par R. Koselleck :

“ Si l’on en croit un mot célèbre d’Epictète, ce ne sont pas les actions qui ébranlent les hommes, mais ce que l’on dit à propos de ces actions  [6] .”

Ce n’est pas ce qui se dit ou se fait mais la façon dont on en parle. L’exclusion seule est retenue, l’écart peut être souligné, mais la polis reste le paradigme du politique. Il s’agit bien du même mot dont le sens n’a cessé de se renouveler à l’identique.

Même constat chez les premiers chrétiens, et le premier d’entre eux, Paul, qui n’admet d’égalité qu’au-delà du monde réel, devant Dieu. Dans la vie quotidienne, réalité concrète, la femme est assujettie à son époux. L’Eglise a longtemps utilisé la parole de l’apôtre pour légitimer la division sexuelle en son sein. Aujourd’hui encore, dans la hiérarchie catholique, les femmes ne sont égales aux hommes que devant Dieu. Il s’agit bien d’une Vérité qui fut alors énoncée par Paul, à un moment où le désordre politique nécessitait la fondation christique d’un nouvel ordre social : “ Il n’y a plus maintenant, ni de juif, ni de gentil, ni d’esclave, ni de libre, ni d’homme, ni de femme, mais vous n’êtes tous qu’un en Jésus-Christ ” (p.73). Chez Augustin, qui éprouve la nécessité de séparer la Cité de Dieu de la cité des hommes, le sujet transcendantal est l’apanage du masculin :

“ Les réalités temporelles, dans lesquelles sont inscrites les femmes, les éloignent des raisons éternelles, domaine privilégié des hommes ” (p.90) L’Evêque d’Hippone déplace les enjeux terrestres vers l’idéal du monde chrétien. Il ne cherche pas à “ réaliser la Cité de Dieu sur terre, mais à fonder une société plus communautaire, digne des “ temps chrétiens ” [7]

Ainsi Adorno peut-il affirmer à juste titre que “ Le christianisme a idéalisé, dans le mariage, sous la forme de l’union des cœurs, cette hiérarchisation des sexes et le joug imposé au caractère féminin par l’organisation mâle de la propriété ” (p.628). J’ajouterais : par l’organisation mâle de la spiritualité.

À l’époque de l’humanisme, plus encore de la Réforme, dans un temps où les hommes et les femmes pouvaient s’emparer du Livre et donc de la connaissance, il fut alors jugé indispensable de séparer le verbe “ Dieu les créa hommes et femmes ”, de l’ordre temporel alors à repenser. Toujours sous l’aspect d’une injonction, identique à la parole divine, Luther, comme Calvin, a énoncé ce qui doit être, en réaffirmant la culpabilité des femmes, sur lesquelles repose la faute originelle.

“ Si Eve, écrit Calvin, avait persévéré dans la vérité, elle n’eut pas été assujettie au pouvoir de l’homme ; davantage, elle eût été associée à l’homme dans le gouvernement des affaires qui maintenant ne relèvent que de lui. ” (p.149

) L’interprétation de la loi divine permet de reconstituer une communauté d’élus, là encore fondée sur la domination masculine, à condition bien sûr de faire croire, par le langage sous la forme de l’énonciation chrétienne, source de vérité, à la hiérarchie des genres dont dépend l’ordre social. Toujours marquée par la faute originelle, la femme enfante (désormais) dans la douleur. Plus encore :

“ La seconde peine qu’il [Dieu] lui impose est la sujétion. Car cette façon de parler : TA VOLONTÉ SERA SUJETTE À TON MARI, vaut autant que s’il disait qu’elle ne sera point en liberté ni à elle-même, mais qu’elle sera sous la puissance de son mari et dépendra de sa volonté ” (p.156).

La coutume de la domination qui risqua un temps d’être balayée par les utopies religieuses, mais surtout par l’esprit critique qui alors s’empara d’une population devenue, dans certains lieux, incontrôlable (la guerre des paysans en Allemagne), devint la réalité nouvellement réformée.

Avec les Temps modernes qu’inaugure la Réforme, puis la Révolution anglaise, la naissance des Lumières impose un recul de la théologie. La sécularisation du politique sous les régimes de l’absolutisme nécessite à nouveau de revoir l’ordre temporel et par là même, la division des rôles sexuels. La nature, l’autorité de la coutume, seront désormais invoquées. Car l’unicité du pouvoir est en jeu. Bodin s’en préoccupe mieux que tout autre. Le commandement du mari sur la femme devient alors la source qui “ structure la République ” (p.170).

La raison l’emporte sur les passions. Cette rationalité, tour à tour convoquée, légitime le bien fondé du commandement d’un seul. Qu’elle s’exprime par un contrat (Hobbes), qu’elle se réfère à la nature (Locke) ou qu’elle soutienne la tradition (Spinoza), la raison permet de redéfinir, en la renouvelant, la domination masculine sur un féminin nécessairement repensé. Mais avec la modernité, comme le soulignent les auteurs de l’anthologie,

“ ce sont les besoins de la société politique issue de la ‘convention’ qui commandent la nouvelle organisation de la famille et non l’inverse. Qu’il soit crûment formulé comme chez Hobbes ou édulcoré dans la version libérale de Locke, l’assujettissement de l’épouse à son mari constitue -et est tenu pour- la suite logique du principe fondateur de l’Etat moderne. ” (p.322)

Alors qu’importe si quelques-uns, et surtout quelques-unes, contestent cette vision du monde présentée par des hommes “ comme une vérité évidente et fondamentale ” (Mary Astell) : ces individues critiques, sujets d’un discours qui leur est propre, ne parlent pas le langage commun de l’époque. Au contraire, elles dénoncent les incohérences d’une pensée dont la liberté est entachée de conservatisme social.

“ Si tous les hommes naissent libres, comment se fait-il que toutes les femmes naissent esclaves comme elles doivent l’être si être assujetti à la volonté inconstante, incertaine, imprévisible des hommes constitue la condition parfaite de l’esclave ? Et si l’essence de la liberté, ainsi que le prétendent nos maîtres, consiste à vivre selon une règle permanente, comment se fait-il que l’esclavage soit si condamnable et contesté, dans un cas et autant célébré ainsi que tenu pour nécessaire et sacré dans un autre ” (p.292).

Le sens de cet esclavage au féminin est autre, il ne peut être compris dans les mêmes termes que les dénonciations formulées contre le maintien de l’esclavage “ moderne ”. Or dans le langage de référence, pour signifier leur existence singulière, les mots manquent aux femmes. C’est pourquoi, elles procèdent par analogie.  Mais l’analogie, comme la métaphore, ne rend pas compte d’une spécificité dont la réalité n’est devenue accessible qu’à travers une représentation qui les dénature. D’ailleurs, les propos de Mary Astell ne seront pas comptés parmi les “ idées fondatrices ” de la pensée des Lumières.

Avec Rousseau, le temps de la responsabilité des hommes est venu. Les inégalités sont leur œuvre. Seulement l’unicité du corps politique suppose “ d’évacuer l’hétérogène, l’inassimilable ” (p.326), La femme “ spécialement faite pour plaire à l’homme ” n’est concernée par la loi souveraine que par la médiation de la “ volonté générale ” qui, en propre, lui échappe, mais dont elle est redevable à l’époux. Le philosophe, si populaire au XIXe siècle, y compris chez les femmes, invente une forme d’égalité dont la signification sera reprise ensuite par d’autres, notamment par Pierre Leroux : “ En tout ce qui n’est pas sexe, la femme est homme ”. En cela, elle dispose des mêmes facultés et a les mêmes besoins. Seulement, les femmes, “ femelles toute leur vie, du moins toute leur jeunesse ”, sont assignées à la “ conservation des mœurs ” et “ aux doux liens de la paix ”. À l’exception de quelques-uns, particulièrement Condorcet, les hommes n’iront pas plus loin ; bien au contraire, le XIXe siècle mobilise, plus que d’autres, la nature pour définir à nouveau l’infériorité des femmes, constitutive de la démocratie représentative.

La Révolution française a ouvert, en effet, un espace de liberté, impossible, dans un premier temps, à circonscrire dans les limites des (nouveaux) tenants de l’ordre. Olympe de Gouges, Théroigne de Méricourt, Claire Lacombe, bien d’autres encore, chacune à sa manière, tentèrent de situer la place des femmes dans l’universalité des droits, tout comme Mary Wollstonecraft, en Angleterre. Ouverture si grande que Condorcet, en théorie, a pu développer la logique ultime de l’égalité jusqu’à penser possible l’égalité civique entre hommes et femmes. Mais le sens du combat politique, républicain, pour l’essentiel, ne pouvait être compris qu’au masculin.

La souveraineté “ une et indivisible ” ne permettait pas l’ingérence d’une différence de quelque ordre qu’elle soit. Représentatives d’une altérité alors reconstruite, les femmes sont mises au service d’une liberté citoyenne, désormais fondée sur le paradigme de l’homme libre, cher à Emmanuel Kant. Pour l’auteur de “ Qu’est-ce que les Lumières ?” dont le sens de la liberté devint LA référence de la liberté moderne, si les hommes sont responsables de l’état de tutelle dont ils doivent sortir pour accéder aux Lumières, les femmes (“ le sexe faible tout entier ”) préfèrent rester à l’état de minorité, “ sous l’entendement d’un autre ”. Sur la base de l’expérience, la représentation du non-acte des femmes est énoncée sous forme d’évidence qui n’entache en rien la nécessaire acquisition de l’autonomie pour celui qui reste l’acteur-sujet privilégié des démocraties modernes. L’universalité des droits acquiert définitivement son sens masculin. Et, là encore, qu’importent les voix dissonantes, elles n’appartiennent pas à l’histoire, car leur devenir historique ne fait pas sens.

L’ “ universalité ” des droits en question

L’extension des droits au peuple, à tout le peuple, suppose une théorie nouvelle de la liberté ; le socialisme y pourvoit, dans un esprit qui se veut profondément égalitaire. Mais là est le danger. Les révolutions se sont succédé en Europe, particulièrement en France, et des femmes ont osé donner un autre sens à l’universalité des principes libérateurs. Les socialistes mal nommés utopiques, Fourier principalement, mais aussi les saint-simoniens, ont inventé la “ femme libre ”. Même si l’idée sert le pouvoir du Père, des femmes l’ont reprise à leur propre compte telle, Claire Demar, en énonçant “ une parole souverainement révoltante ” [8] .

Le débat sur la place des femmes en République est lancé particulièrement par “ les femmes de 1848 ”, notamment par celles qui se réclament du socialisme. Soit l’exemple de Proudhon parmi d’autres, car sa pensée est importante puisqu’elle est considérée par l’historiographie comme fondatrice du socialisme moderne, voire de l’anarchie contemporaine. Son point de vue, excessif à nos yeux, est parfaitement conforme à la pensée dominante de ses contemporains. Il signifie, simplement ce qu’est le féminin dans l’idée (nouvelle) d’égalité sociale. Le langage dont il use, le sens qu’il donne aux mots, même contestés par ses contemporaines (Jeanne Deroin, Jenny d’Héricourt,), participent de la construction du socialisme qui fait sens en histoire. Aussi, il croit nécessaire, non plus de placer les femmes dans un rôle spécifique, mais de leur dénier le statut de sujet, quand on sait que l’histoire est l’œuvre de sujets désormais libres.

“ La femme n’est pas seulement autre que l’homme comme disait Paracelse ; elle est autre parce qu’elle est moindre ; parce que son sexe constitue une faculté de moins. Là où la virilité manque, le sujet est incomplet ; là où elle est ôtée, le sujet déchoit : l’article 316 du code pénal en est la preuve. ” (p.528)

La référence au passé et à la loi suffit à la démonstration. La vérité du socialisme constitué est énoncée, et pour longtemps. Son organisation, dans l’opposition au libéralisme, ne peut déroger à l’unicité du pouvoir, ni même à l’idée de liberté publique ; l’homme socialiste aura encore plus besoin de garder sous tutelle celle dont il doit protéger la moralité face à l’immoralité du capitalisme naissant. L’assujettissement des femmes, cher à Proudhon, signifie le nouvel ordre social, égalitaire au sens commun du terme.

Marx et Engels rompent avec toutes ces conventions et autre mode de naturalisation. Sans équivoque, ils attribuent à l’histoire -à la fois, effet de l’évolution des choses et produit des rapports de forces - la fabrique des rapports sociaux. Les hommes seraient ainsi en capacité de les transformer. Cependant, si la famille comme l’exploitation des classes est l’émanation du capitalisme, elle reste l’expression de la suprématie masculine. Les théoriciens critiques de Proudhon ne voient pas dans les rapports de sexe une relation de pouvoir spécifique, bien au contraire. Pensée exclusivement comme effet de la propriété, la domination de sexe est appelée à disparaître avec elle.

“ Incapable d’interroger l’antagonisme de sexe dans sa dynamique propre, elle [l’analyse] s’interdit, en même temps de saisir les modalités dans lesquelles la domination de sexe, en tant que dispositif légal et ensemble de pratiques sociales, façonne la matérialité et les enjeux constitutifs du rapport de classes lui-même. ” (p.549)

Là encore les femmes, en tant que sujets spécifiquement dominés, n’ont pas les capacités de participer, en tant que telles, au dépassement d’une domination qu’elles subissent. Pour pouvoir accéder à la liberté, elles doivent passer par la tutelle de la classe ouvrière qui reste seule en capacité de transformer les rapports sociaux. En  conséquence, l’unique acteur du mouvement de l’histoire est seul en mesure de lui donner un sens.

Incontestablement, Adorno est le théoricien critique qui saisit la signification réelle de la domination exercée sur les femmes, en analysant y compris le langage des différentes périodes dans lequel cette domination s’exprime. Le scientisme moderne lui apparaît le plus dangereux car “ par son impartialité, le langage scientifique  enlève à tout ce qui est sans pouvoir, la possibilité de s’exprimer. ” (p.626) Particulièrement lucide sur le sens donné au mot  “féminin“, vu comme “ négatif de la domination ”, ou à celui de “nature“, perçu comme “ stigmate de la mutilation sociale ”, Adorno ne permet cependant pas aux femmes, objets de son analyse, d’accéder au statut de sujets, ne serait-ce que par la critique qu’il dresse contre le travail féminin, jugé comme un mode illusoire d’autonomisation. De son point de vue, cette autre pratique du “ colosse inconscient du capitalisme ” (p. 633) déplace tout simplement l’assujettissement en le déshumanisant.

Ce bref panorama sélectif a tout juste permis de dégager une grille d’analyse. En mettant notamment en valeur quelques dispositifs de mise à l’écart de l’histoire d’“individus sans pouvoir ” rendus inaptes à forger d’autres mots pour nommer une réalité d’autant plus insaisissable qu’elle n’est vraie qu’au travers des représentations qui la signifient. En effet, pour penser la spécificité d’une domination, le recours aux références théoriques existantes se heurte à l’impensé politique. Et, de fait, forme obstacle à rendre compte d’un état social particulier. Face à une expérience réduite à l’état des choses ou à l’état de nature, les mots manquent.

C’est pourquoi, le renouvellement des concepts pour signifier une situation inédite reste un défi, car il ne peut s’inscrire dans le sens de la pensée critique en cours. Double défi, me semble-t-il, car non seulement le sujet parlant doit être entendu pour être reconnu, mais son élaboration théorique ne peut être comprise, hors du sens commun “ dominant ” des mots, que dans l’exacte mesure où il dispose d’une reconnaissance de la part des théoriciens critiques qui sont admis comme interlocuteurs par les dominants. Or, le plus souvent, les femmes, en donnant un sens différent aux mots pour rendre compte d’une aspiration ou décrire une situation, sont également rejetées par leurs “ frères ” en domination. Les significations novatrices, toujours singulières, restent vides de sens. Longtemps, il en a été ainsi de l’universel suffrage dont la référence masculine apparaissait comme une évidence. Les années 1970 seulement, à cause de la profonde déstabilisation du sens “ dogmatique ” critique, permettront l’émergence de théories féministes hors des sentiers balisés de la pensée ordinaire qui, des décennies durant, a donné l’orientation du sens critique.

De Tocqueville à Sartre

Plus précisément et en conclusion, à l’aide de la philosophie de l’histoire (de Hegel) dont les deux philosophes se réclament, je souhaiterais analyser les textes d’Alexis de Tocqueville et, de manière annexe, ceux de Sartre, qu’ont sélectionné les auteures de l’anthologie. Chacun d’eux, par l’importance qu’ils donnent au sens de l’histoire, suspend l’historicité des sujets dont ils parlent en énonçant des vérités de droit ou de fait qui sont commandées par l’exercice de leur raison propre, ou si l’on préfère, de leur singulière raison.

Or cette raison singulière a représenté longtemps l’Idée démocratique, devenue la doxa tocquevilienne [9] et l’Idée d’engagement au sens intellectuel et concret du terme.  En évacuant de l’histoire l’ensemble d’une catégorie sociale  -protagoniste des temps passés-, ils participent à la fabrique de l’histoire par la formation de ses conditions de possibilité. Aussi, afin de dépasser l’Idée abstraite, toujours au cœur du sens de l’histoire -que l’on songe à l’idée de nation, de peuple, de liberté, de raison, de sa ruse-, et pour contourner ce que Koselleck appelle “ l’arbitraire de l’histoire ”, il importe d’analyser l’historicité de quelques Idées dont le sens s’est imposé aux historiens eux-mêmes. En d’autres termes, se dégager d’un savoir historique pré construit pour accéder à l’intelligibilité d’un événement discursif.

Alexis de Tocqueville incarne l’idéal du penseur politique par sa capacité à pressentir le devenir historique et par son souci de défendre les intérêts de l’individu face aux excès du “ despotisme de la majorité ”. Les commentateurs, marxistes y compris, ont longtemps salué la vision éclairée de cet aristocrate pragmatique du XIXe siècle. Comme ses contemporains, Alexis de Tocqueville “ avait le sens de l’histoire ”. Dans sa présentation De la Démocratie en Amérique (avertissement de la douzième édition), il expose ses motivations :

“ Ce livre a été écrit, il y a quinze ans, sous la préoccupation constante d’une seule pensée : l’avènement prochain, irrésistible, universel de la démocratie dans le monde  [10] .”

L’histoire est alors au cœur du politique et sa philosophie aide à légitimer les différents pouvoirs, désormais dégagés de toute référence théologique. Impossible de comprendre la période sans la situer dans le mode de penser du temps dont “ la marche graduelle vers la liberté ” semble irréversible. Hegel, contemporain de Tocqueville, a élaboré une philosophie pour rendre intelligible la force de ce mouvement. “ L’histoire universelle est le progrès dans la conscience de la liberté -progrès dont nous avons à connaître la nécessité.  [11] La certitude du progrès de la liberté et la nécessité d’en concevoir l’idée pour lui donner son assise préoccupent tout autant, bien que de manière différente, l’homme politique du XIXe siècle qui est profondément attaché à défendre les deux piliers de la société issue de la Révolution française : famille et propriété. L’essentiel de l’œuvre de Tocqueville est marqué par cette attente dont la crainte est nettement exprimée dans la préface à De la Démocratie en Amérique

“ Le livre entier qu’on va lire a été écrit sous l’impression d’une sorte de terreur religieuse produite dans l’âme de l’auteur par la vue de cette révolution irrésistible qui marche depuis tant de siècles à travers tous les obstacles, et qu’on voit aujourd’hui s’avancer au milieu des ruines qu’elle a faites. [12]

Or, les femmes ne figurent pas dans le chemin qui mène l’humanité vers la liberté. Elevées par l’homme dans le monde intellectuel et moral, disposant de la raison, elles n’en demeurent pas moins des non-sujets d’histoire, de par leur volonté :

“ Les Américains, qui ont laissé subsister dans la société l’infériorité de la femme, l’ont donc élevée de tout leur pouvoir, dans le monde intellectuel et moral, au niveau de l’homme ; et en ceci, ils me paraissent avoir admirablement compris la véritable notion du progrès démocratique. ” (p.502)

Incontestablement, le sens tocquevillien de la démocratie l’a emporté, et pour longtemps. Il ne s’agit pas d’égalité civique, mais d’égalité devant la loi, au sens civil du terme. Point n’est besoin des femmes dans cette compréhension de la communauté. Elles restent à l’écart du droit commun. Protégées et, de ce fait, dépendantes, elles ne peuvent incarner la liberté en devenir. Bien au contraire, les femmes sont garantes de la tradition, afin de maintenir les valeurs familiales dans la sphère du privé, soit hors de l’universel. (Hegel ne dit pas autre chose).

“Jamais non plus les Américains n’ont imaginé que la conséquence des principes démocratiques fût de renverser la puissance maritale et d’introduire la confusion des autorités dans la famille. ” (p.501)

Les arguments sont connus et, depuis la Révolution française, largement propagés. Mais là où Tocqueville innove, c’est dans l’usage qu’il fait de la liberté des femmes. Bien que l’infériorité soit d’origine naturelle, ce n’est pas l’être de nature, assujetti à sa fonction, que Tocqueville présente aux lecteurs français, mais la personne raisonnable qui accepte, en conscience, la tutelle maritale.

“Je n’ai pas remarqué que les Américaines considérassent l’autorité conjugale comme une usurpation heureuse de leurs droits, ni qu’elles crussent que ce fût s’abaisser de s’y soumettre. Il m’a semblé, au contraire, qu’elles se faisaient une sorte de gloire du volontaire abandon de leur volonté, et qu’elles mettaient leur grandeur à se plier d’elles-mêmes au joug et non à s’y soustraire. ” (p.501)

C’est l’observateur qui parle et qui, par dénégation, cherche à apporter la preuve de sa démonstration. Allusif sur un certain mouvement de pensée qui se répand en Europe où “ des gens ” confondent “ les attributs divers des sexes ” et prétendent “ faire de l’homme et de la femme des êtres non seulement égaux mais semblables  [13] ”, il se sert de son “ expérience ” américaine pour convaincre ses lecteurs du bon sens de la démocratie, dans l’acception vraie du progrès. De son point de vue, les partisans d’une égalité pleine et entière pensent à contresens de l’histoire. Une condition cependant au bon fonctionnement du système : la libre soumission aux règles non écrites est indispensable à la mise en œuvre du dispositif politique.

En effet, la démocratie ne peut se concevoir sur des bases contraignantes. Il importe que les “ sujets ” librement se soumettent. Ainsi, les femmes semblent devoir incarner le paradigme de la sujétion volontaire, nécessaire à l’ordre démocratique. Tout le sens de la démocratie moderne est contenu dans l’inégale signification de la liberté que présente le récit tocquevillien.

“ Les Américains ont appliqué aux deux sexes le grand principe d’économie politique qui domine de nos jours l’industrie. Ils ont soigneusement divisé les fonctions de l’homme et de la femme, afin que le grand travail social fût mieux fait. [14]

L’égalité dans la différence ainsi présentée devient l’apanage d’individus qui, délibérément, se mettent à l’écart de l’histoire. L’énonciation narrative de Tocqueville, en l’absence de toute référence historique, signifie une réalité construite précisément par l’effacement des traces que l’observateur respecté estime dangereuses pour la démocratie :“ des gens en Europe ont imaginé… ”. Les femmes n’apparaissent pas. Comme le soulignent les auteures de l’anthologie, l’enquêteur n’a entendu aucune parole publique. “Les femmes rencontrées par l’abolitionniste Joseph Sturge qui, au cœur de l’espace public (…), défiaient, en même temps que l’esclavage, l’assujettissement et l’exclusion des femmes ” (p.496) : il ne les a pas vues.

Il s’intéresse d’abord aux femmes vertueuses, par contraste avec les “ femmes adultères ” de l’Europe. Le danger est là. De même qu’il craint l’entrée en politique du peuple dont il façonne l’identité, il jette l’anathème sur les femmes parlant haut de leurs droits. Particulièrement ses contemporaines qui, dans les années 1830, revendiquent la liberté pour elles-mêmes. En procédant par affirmation directe, il donne une signification à la prise de parole des femmes “ dites libres ” dont le comportement est fauteur de troubles. L’ordre démocratique dépend précisément du rôle et de la place de chacun dans la société. Celle des femmes est essentielle :

“ […] et l’on n’entend point aux Etats-Unis d’épouse adultère réclamer bruyamment les droits de la femme, en foulant aux pieds ses plus saints devoirs ”. Le sens de la “ femme publique ” est réaffirmé avec certitude. Celle-ci n’appartient pas à l’histoire, mais symbolise le désordre sexuel en mettant en danger la famille, pilier de la démocratie représentative et devient contraire à l’identité de l’homme public [15] .

La mise à l’écart des femmes de l’histoire procède, comme on le voit, non de la description de faits, mais d’un processus de signification. La réalité identitaire d’un groupe social ainsi construite place les individus dans l’incapacité de participer à la construction du sens de l’histoire.

Chez Sartre, l’engagement est essentiel ; son dialogue avec le marxisme et avec les différents communismes a amplement démontré ses choix collectifs en conflit ouvert avec son individualité qui porte les stigmates de sa classe. De son point de vue, on sait que l’homme se définit par “ son projet ” et au terme d’un effort, celui-ci doit se situer au plus près du sens de l’histoire. ‘’[¼]l’Histoire doit avoir enfin un sens pour l’homme. En prenant conscience de lui-même, le prolétariat devient sujet de l’Histoire, c’est-à-dire qu’il doit se reconnaître en elle [16] ” De fait, l’action du prolétariat ne devient intelligible que dans le cadre d’une philosophie de l’histoire, héritage de Hegel, dans son sens téléologique.  Mais il ne s’agit pas d’un prolétariat abstrait, bien au contraire, Sartre n’a cessé de dénoncer l’usage de l’universel abstrait, contraire à la méthode de Marx qui consiste à “ s’élever de l’abstrait au concret ”.

Selon lui, les marxistes ont tendance à privilégier les totalisations au détriment des individus, futurs sujets d’histoire. En évitant de penser le rapport universel-particulier, ils élimineraient les différenciations. “ Hegel, du moins, laissait subsister le particulier en tant que particularité dépassée.  [17] ” À partir de l’action imaginaire, il importe de découvrir “ la matrice de l’action réelle et objective ”. Sartre situe bien sa quête de l’universel dans le concret des réalités de chacun, comme de chaque classe.

Or, dans le dialogue qu’il mène avec Simone de Beauvoir, en 1978, à propos de la réalité des femmes, on quitte le particulier pour atteindre, non pas le singulier, mais la singularité d’un groupe social dont la spécificité le définit hors de l’histoire qui fait sens. Les femmes, en tant que catégorie dominée, ne peuvent accéder au statut de sujets d’histoire au même titre que le prolétariat car la lutte de classes leur échappe. La conscience de soi ne peut aboutir à la conscience pour soi car, s’il y a solidarité entre femmes, la lutte de classes ne les traverse pas, elle est ailleurs  :

“ La lutte de classes jusqu’ici oppose des hommes entre eux. Il s’agit essentiellement de rapports entre hommes, de rapports concernant la puissance ou l’économie. Le rapport des femmes et des hommes est très différent ” (p.644).

Sartre, à juste titre, distingue la lutte des classes de la lutte des sexes, mais son rapport privilégié, hégélien, au sens de l’histoire, le conduit à évacuer l’autre catégorie de dominées comme sujets d’histoire et de ce fait l’analogie entre classes et sexes n’est plus porteuse du même sens historique “ Je pense qu’une bourgeoise, sauf dans des cas précis où elle est, par exemple, chef d’entreprise, n’appartient pas à la classe bourgeoise. Elle est bourgeoise par son mari.” (p.645).

Il est vrai aujourd’hui que les historiens n’attachent plus la même importance “ au sens de l’histoire ” ; bien au contraire, les différents travaux, les plus récents d’histoire sociale, intellectuelle ou politique, se sont évertués à démontrer son absence de validité. Cependant, l’impensé demeure. Et il est rare de voir mettre en cause les représentations qui construisent le réel en étant constitutives des identités sociales. L’intériorisation des normes est telle que le point de vue d’Adorno reste difficilement compréhensible. La féminité est devenue une donnée de l’histoire. On a oublié la fonction de subordination du signifiant qui, dans le réel, aboutit à la soumission des individues. C’est pourquoi cet ouvrage, malgré quelques faiblesses inhérentes à l’objet, est précieux. Non seulement par les textes qu’il donne à lire mais par la dimension historique de leur présentation, dimension souvent esquissée qui doit susciter chez les lecteurs d’autres interrogations, d’autres recherches qui dépassent l’ordinaire des données de l’histoire.

 

Note biographique

Michèle Riot-Sarcey, professeure d'histoire contemporaine à l'Université Paris 8. Spécialiste de l'histoire du XIXe siècle, particulièrement du genre et de l'utopie. Auteure de plusieurs ouvrages dont la Démocratie à l'épreuve des femmes (Albin Michel1994), Le Réel de l'Utopie (Albin Michel 1998) et l'Histoire du féminisme (La Découverte 2002) A dirigé également de nombreux livres collectifs sur l'apprentissage de la démocratie, le pouvoir, les représentations, etc. et récemment un Dictionnaire des Utopies (Larousse 2002)

 

* texte paru dans les Temps Modernes de juillet 2002.
 

[1] F. Collin, E. Pisier, E. Varikas, Les Femmes de Platon à Derrida, Anthologie critique, Paris, Plon, 2000

[2] Chritian Jouhaud, “ Littérature et Histoire ”, Annales, Histoire, Sciences sociales, mars-avril 1994, n°2, 49e année, présentation, p.273-274. Citation reprise d’un texte de Xavier Bourdenet , à l’issue d’un débat au sein de notre séminaire de l’Arsenal

[3] François Hartog, “ Temps et Histoire ”, Annales ESC, 1995, n°6, nov-dec, p.1220-1221.

[4] Henri Meschonnic, Politique du rythme, Politique du sujet, Paris, Verdier, Lagrasse, 1995. p. 142

[5] Nathalie Ernoult, “ La République, une théorie de l’égalité entre les sexes ”, article à paraître et Les femmes dans la cité platoniciennes : La République et les lois, thèse de doctorat, Ecole des Hautes études en sciences sociales, Histoire et civilisations, Paris, mai 1996.

[6] Reinart Koselleck, Le Futur Passé, contribution à la sémantique des temps historiques, traduction, Jochen Hoock et Marie-Claire Hoock, Paris,  Hautes études en sciences sociales, 1990, p. 99.

[7] Hervé Inglebert, notice sur “ la Cité de Dieu ”, Dictionnaire des utopies, dir. Michèle Riot-Sarcey, Thomas Bouchet et Antoine Picon, à paraître mars 2002, Paris, Larousse-Bordas.

[8] Voir Christine Planté, “ La parole souverainement révoltante de Claire Demar ”, Femmes dans la Cité, dir. A. Corbin, J. Lalouette, M. Riot-Sarcey, Créaphis, 1997.

[9] Expression empruntée à Michèle Le Dœuff.

[10] De la démocratie en Amérique, 1835, 1ère édition, Paris Gallimard, 1961/1986, p. 33.

[11] G.W.F. Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire, Paris, Vrin, 1945, p. 30.

[12] La Démocratie en Amérique, op.cit., p. 42.

[13] La Démocratie en Amérique, op. cit., vol II, p. 291.

[14] Ibid. p. 292.

[15] Voir, Riot-Sarcey, “ Avant-propos ”,  De La Représentation, Romantisme, 110, 2000. Et “ Le féminisme, une utopie ? Regard sur une histoire conflictuelle ”, Les Utopies, moteur d’histoire ?, Actes des Rendez-vous de l’Histoire de Blois, octobre 2000, Editions Pleins Feux, octobre 2001.

[16] Jean-Paul Sartre, Questions de Méthode, Paris, Gallimard, 1960, p. 125.

[17] Ibid. p. 71.

 

 

Labrys
études féministes
janvier/ juillet 2004