labrys, études féministes
août / décembre 2004
numéro 6

Être militante et chercheure au Sud

Danièle Magloire

 

Poser la question de la recherche, c’est inévitablement poser celle du mérite à questionner et à provoquer un débat public. C’est aussi s’interroger sur les lieux où se pratique la recherche, sur les conditions d’exercice et les empêchements. Et, tout particulièrement dans un pays du Sud comme Haïti – un pays pauvre[1] et pris dans les rets d’une interminable transition vers la démocratie - poser la question de la recherche revient à poser également celle de son ancrage dans les réalités sociales.

Contexte haïtien de la recherche

D’une manière générale, la question du savoir est cruciale en Haïti. Le taux d’analphabétisme est vertigineux, il est évalué à 61.5%, avec une inégalité marquée entre les sexes - 66.6% d’hommes contre 56.7% de femmes. (IHSI, 2000); près de deux millions d’enfants en âge scolaire ne fréquentent pas l’école. « L’école, là où elle existe, en dehors de quelques rares exceptions dans la capitale et certaines villes de province, n’est réduite qu’à une caricature ». (Pierre-Louis, 2002 : doc miméo). L’enseignement supérieur ne touche que 1.5% des personnes qui ont eu le privilège de bénéficier de l’éducation, dont 1.8% d’hommes et 1.3% de femmes. La part du budget national consacrée à l’éducation est dérisoire et l’investissement, public et privé, dans la recherche est quasiment nul.

La création de la première faculté de l’université haïtienne date de 1920. Cependant, les institutions universitaires sont encore rares, se trouvent concentrées dans la capitale, Port-au-Prince, et sont confrontées à un ensemble d’empêchements. Selon une perception assez répandue, l’université est davantage considérée comme un simple centre de formation, devant surtout produire des techniciens-nes qualifiés, plutôt qu’un établissement d’enseignement supérieur dont la mission est de produire des personnes érudites, dotées d’un solide esprit critique et aptes à se pencher sur les réalités aussi bien nationales, régionales, que mondiales.

En particulier, depuis la dictature des Duvalier (1957-1986), il est noté une tendance à accorder la primauté au pragmatisme et au bon sens sur la réflexion. L’université a été pendant la dictature - et l’est encore aujourd’hui dans une certaine mesure - en butte à des empêchements d’ordre politique. Les libertés académiques, en particulier l’autonomie universitaire, ont souvent été perçues par les pouvoirs en place comme un exercice de sédition. Et quand bien même ces libertés semblent admises, elles tendent à être appréhendées dans une logique d’instrumentalisation, qui les subordonne à une collaboration avec le pouvoir en place. Pour leur part, des courants populistes affichent un anti-intellectualisme triomphant.

C’est le fameux credo de « l’université du béton », selon lequel la connaissance ne saurait relever que de l’expérience immédiate. L’obscurantisme ainsi témoigné est aussi et surtout le fait de personnes parfaitement lettrées, mais piégées par des fantasmes idéologiques. D’autres, considèrent l’université comme menaçante, dans la mesure où elle est un vecteur d’idées; des idées qui, justement parce qu’elles viennent souvent d’ailleurs, sont jugées néfastes pour l’identité culturelle. D’autres encore, sous prétexte de besoins primaires insatisfaits et de marasme économique, indexent l’université comme un « luxe superflu », ou encore considèrent qu’elle doit produire des « résultats économiquement rentables » et, par conséquent, mesurent la recherche à l’aune de sa valeur marchande.

À cela s’ajoutent des empêchements d’ordre économique d’importance. Les universités ne proposent généralement pas de chaires offrant la sécurité nécessaire aux enseignants-es pour leur permettre de réaliser des travaux de recherche et d’explorer des champs d’investigation. Outre la déplorable condition enseignante, il y a également lieu de souligner l’insuffisance quantitative et qualitative des ressources humaines mêmes, celle des ressources matérielles et financières généralement attribuées à l’université et, aussi, l’insuffisance notoire des bibliothèques, notamment des bibliothèques spécialisées. Ce faisant, la recherche, en particulier la recherche fondamentale et les sciences humaines, est donc extrêmement marginalisée et, subséquemment, les publications à caractère scientifique sont rares.

En dépit de la quasi-inexistence de la recherche académique, des études et recherches s’effectuent néanmoins dans le pays. Ces travaux sont le fait de professionnels-les de la recherche qui s’y adonnent de manière indépendante, en Haïti ou de l’étranger, ou encore dans le cadre d’institutions diverses telles que des bureaux d’études, des centres de recherche et de formation, des collectifs de la société civile, des Organismes de Promotion du Développement, des Agences de Coopération Internationale et, dans une moindre mesure, dans ou pour des institutions étatiques. Quelques travaux sont également le fait de groupes d’intervention ou de pression qui, pour mieux asseoir leurs actions, tendent à collecter des informations sur leur champ d’intérêt spécifique.

Force est toutefois de constater, notamment pour ce dernier cas de figure, que l’ensemble des intervenants-es n’affiche pas nécessairement les compétences requises pour se lancer valablement dans la conduite de tels travaux, ou encore pour appréhender dans leur globalité les résultats obtenus et les traduire. De ce fait, ces travaux présentent généralement de notables insuffisances d’ordre méthodologique et, par conséquent, les résultats sont sujets à caution. Nonobstant ces carences, il faut prendre acte du fait que la démarche elle-même témoigne d’un certain désir de connaître et de cerner les réalités sociales.

Dans l’ensemble, les travaux de recherche procèdent de la plus pure tradition androcentrique. En effet, les individus de sexe masculin - qui constituent encore la très grande majorité des intellectuels-les et prédominent aussi bien dans le milieu universitaire que dans celui de la recherche non académique - se singularisent par le fait de ne guère porter attention, ou si peu, aux rapports sociaux de sexe comme facteur déterminant de la hiérarchisation sociale. On observe cependant, au niveau universitaire, que bien qu’aucun cours sur la problématique des rapports sociaux de sexe ne figure dans les programmes, des mémoires traitant des situations des femmes sont produits.

Si ce fait indique un certain intérêt des étudiants-es, très probablement interpellés par la montée du Mouvement des femmes, et s’il faut aussi tenir compte du fait que des étudiants-es sont référés à des chercheures féministes pour un accompagnement, il n’en demeure pas moins que l’université ne produit pas de savoir sur la dynamique des rapports sociaux de sexe dans la société et ne se questionne guère sur la place des femmes, en tant que groupe social, dans la production des savoirs et leur transmission. Tout se passe en fait, comme s’il s’agissait d’un thème parmi tant d’autres, ou d’un effet de mode et les enseignants-es se montrent assez peu convaincus de la légitimité et de l’importance de telles recherches.

Dans ce contexte, comment s’étonner du fait que l’exil se pose souvent comme une dramatique alternative pour ceux et celles qui entendent mener une carrière dans la recherche? Et surtout, comment se poser comme chercheure, comme chercheure féministe?

La situation de l’université reflète celle de la société toute entière. Les structures archaïques de l’université sont celles d’un pays économiquement sous-développé et d’une société stigmatisée par des structures de pouvoir autoritaires qui ont favorisé le règne de la médiocrité, dans un environnement où la précarité est devenue la règle. Dès lors, la connaissance scientifique n’occupe pas la place qu’elle mérite et celle des problématiques nationales encore moins.

En tant que féministe, je retiens en outre et tout particulièrement, qu’au-delà de leurs carences, les structures universitaires sont d’abord et avant tout celles d’une société d’obédience parfaitement patriarcale. Quelle que soit la discipline considérée, le savoir enseigné est sexiste, ignore et occulte les femmes. Comme le notait si justement Colette Guillaumin (1981), le savoir androcentrique n’est que la face mentale des rapports concrets. Je partage, par ailleurs, le point de vue selon lequel si le débat sur l’université doit très certainement porter sur la satisfaction des doléances immédiates, en vue de remédier à la détresse académique, il importe cependant tout autant de poser la question essentielle des rapports entre éducation et démocratie, entre éducation et développement.

Le développement étant ici entendu comme un processus impliquant l’amélioration sociale, politique, économique et culturelle des individus et de la société elle-même; un processus qui doit être guidé par le souci de la justice et de l’équité et donc intégrer la participation effective des femmes. Dans une telle perspective, il faut également et nécessairement poser la question du rapport entre éducation et identité individuelle et collective car, la part du savoir est essentielle dans la régulation et la reproduction sociale et les messages véhiculés laissent entendre une infériorité intellectuelle et politique des femmes. Il s’agit donc, dans une optique visant à la production et à la transmission des connaissances, de relever le défi qui consiste à se doter des moyens de savoir pour justement être capable de pouvoir. Cela passe nécessairement, pour moi, par le refus de l’exclusion des femmes du savoir et des savoirs des femmes.

Insuffisance,  non prise en compte des savoirs

Les perceptions prévalant sur l’université et sur la recherche, font pendant à celles relatives à l’appréhension de la problématique des rapports sociaux de sexe. Ces perceptions se reflètent aussi bien dans les pratiques des institutions étatiques, qui entendent se pencher sur des aspects des rapports hommes/femmes, que dans celle des mouvements sociaux revendicatifs, y compris le mouvement des femmes.

Dans le cas des institutions étatiques, il convient tout d’abord de souligner que l’État haïtien se détourne résolument de la science. Une brève illustration de ce constat. Le 26 février 1998, lors de la dernière éclipse solaire totale du XXème siècle, visible du sous continent américain, le gouvernement a invité les populations à bien se terrer, pour éviter que la nation toute entière ne devienne aveugle, et il a veillé à ce que la directive soit strictement suivie. Dans d’autres pays de la région, ce fut une opportunité d’effectuer un ensemble d’observations scientifiques et/ou de renflouer les caisses de l’État en organisation des voyages touristiques à des prix promotionnels.

Sous l’instigation des groupes de pression féministes, l’État haïtien a été conduit à signer un ensemble de déclarations et de conventions internationales sur les droits des femmes. Tous ces documents mentionnent explicitement l’accès des filles et des femmes à l’éducation comme une priorité. En dépit de ce fait, les féministes en sont encore à relever que cette problématique ne retient pas sérieusement l’attention des décideurs. Cependant, ne voulant pas avoir l’air d’être en reste sur la question - qui devient un critère d’éligibilité à des sources de financement – le gouvernement a adopté, dans le domaine de l’éducation, différentes mesures qui se distinguent par leur propagande outrancière et leur caractère parfaitement démagogique.

Tel fut le cas, par exemple, avec la création, en 1999, de la Commission Nationale sur l’Éducation des Filles (CONEF) relevant du Ministère de l’Éducation Nationale. Selon les déclarations officielles, cette commission devait procéder, durant ses deux (2) années d’existence, à la mise en oeuvre du Plan National d’Éducation et de Formation (PNEF). Tout comme les autres textes réglementant la gestion de l’éducation ou analysant le système éducatif, ce plan s’avère, dans sa démarche même, parfaitement aveugle à la question des rapports sociaux de sexe. En dépit des incessantes références faites à la terminologie sur l’équité de genre et l’égalité des chances, cette commission ne s’est guère attachée à la problématique essentielle du maintien des filles dans le système éducatif. Or, cette question se greffe à l’épineux problème de l’accès, pour ériger encore plus haut les barrières à l’éducation des individus de sexe féminin.

« De nombreux directeurs de lycée renvoient, purement et simplement, de leur établissement les jeunes filles enceintes et en refusent l’accès à celles qui ont déjà enfanté. Relevons que cette exclusion ne frappe pas les jeunes gens qui sont pères et encore moins ceux impliqués dans la grossesse incriminée. […]. La pratique d’exclusion est un fait de la condition féminine, qui attribue aux mères une place et un rôle bien déterminés, incompatibles avec la fréquentation d’un établissement scolaire. Les conséquences sont désastreuses au niveau de la formation et de l’accès à l’emploi. […]. Dans un tel cadre, les situations socioéconomiques viennent, pour nombre [de ces jeunes filles] compliquer les choses ». (Magloire et Merlet, 1997 : 35-36).

De même, alors que des études ont établi, depuis longtemps déjà, que la responsabilité paternelle est défaillante et que la monoparentalité féminine[2] et la matrifocalité[3] caractérisent la société haïtienne, l’éducation des individus de sexe féminin a néanmoins été prônée dans le but de les habiliter à mieux s’occuper de leur progéniture. Le responsable du comité de pilotage du Plan National d’Éducation a même avancé qu’il n’y avait pas « un problème de genre dans le système éducatif haïtien en ce qui a trait à l’accès et au maintien des élèves en classe. Dans quelques rares cas où une certaine discrimination positive est observée, elle va en faveur des filles, contrairement à ce qui se passe dans beaucoup d’autres pays ». (CONEF, 2000  : 267). Une telle allégation va à l’encontre du fait, objectivement vérifiable, que les taux de personnes non scolarisées et non alphabétisées sont plus élevés chez les filles et les femmes et que la question des mécanismes d’accès à l’éducation pour cette catégorie de sexe est, pour le moins, problématique.

En effet, « si dans le temps des différences de taille étaient observées au niveau de la scolarisation des enfants du primaire selon le sexe, actuellement les écarts enregistrés s’avèrent, selon les données disponibles, être peu significatifs  : 52% de garçons contre 48% de filles. Ces statistiques globales – car, le taux de scolarisation réfère en réalité à un taux d’inscription en début d’année scolaire - ne rendent cependant pas compte des disparités observées selon l’origine sociale et le milieu géographique (urbain, rural). De même […], ces statistiques ne portent pas à prendre en compte des variables essentielles de l’égalité des chances, à savoir, d’une part, la participation, c’est à dire l’égalité quant à la possibilité même de participer à l’éducation et, d’autre part, le processus éducatif, qui lui-même réfère à la nature de l’éducation, à son contenu et à l’égalité de traitement.

Ce faisant, il n’est pas non plus tenu compte du poids de la condition féminine sur un indicateur tel que l’espérance scolaire, définie comme le nombre d’années d’éducation formelle dont une personne d’un âge donné peut espérer bénéficier, en posant comme hypothèse que la probabilité de sa scolarisation à un âge ultérieur quelconque est égale au taux de scolarisation actuel pour cet âge. Il en est de même pour l’indicateur espérance de survie scolaire, qui lui se rapporte aux personnes déjà scolarisées ». (Magloire, 2001 : doc. miméo). L’unique intervention notable de la Commission Nationale sur l’Éducation des Filles a consisté à organiser une table ronde sur la problématique de genre dans l’éducation. Cette respectable appellation a, dans ce cas précis, désigné un ensemble de présentations qui, outre le fait d’être assez dénué d’articulation, ont surtout fait étalage d’un chapelet d’opinions que l’on n’a pas hésité à valider comme source d’information pour l’élaboration d’un diagnostic; un diagnostic qui n’a d’ailleurs jamais été effectué.

Des constats similaires peuvent être effectués pour les programmes de planification familiale ou de prévention des Maladies Sexuellement Transmissibles, conjointement mis en oeuvre par les instances étatiques et les agences de coopération internationale. Peu ou pas d’attention n’est accordée aux connaissances établies en la matière dans le pays. Ces connaissances attestent du fait que le pouvoir de négociation des relations sexuelles est une donnée essentielle avec laquelle il faut compter et, dans cette perspective, il importe de traduire le fait que les Haïtiens sont généralement polygames[4] alors que les Haïtiennes, elles, s’inscrivent davantage dans la monogamie en série. Dès lors, il va sans dire qu’un message qui se veut préventif ne peut se borner à promouvoir la fidélité conjugale (« un seul mari, une seule femme ! ») dans une société où les hommes et les femmes s’inscrivent si différemment dans les relations conjugales.

Ces exemples illustrent le fait que la connaissance est loin d’être au rendez-vous lorsqu’il s’agit d’engager des actions. En dehors des énormités qui sont ainsi exprimées, il y a aussi et surtout lieu de s’arrêter aux implications de telles pratiques. Il va sans dire que ces pratiques s’inscrivent dans ce qu’il convient d’appeler la résistance au changement. En effet, en se détournant de la connaissance pour poser objectivement et de manière holistique la problématique des femmes, de telles pratiques concourent sans nul doute au maintien de ces dernières dans leur état de subordination. En particulier, pour ce qui est de l’éducation, elles contribuent en outre à renforcer les perceptions négatives prévalant sur les capacités intellectuelles des femmes.

Et, par dessus tout, ces pratiques renforcent l’exclusion des femmes des sphères de pouvoir puisque, dans un pays où l’éducation se pose comme un privilège, il va sans dire que la connaissance, même apparente, confère un certain prestige qui peut aisément être utilisé pour exercer du pouvoir ou encore plus de pouvoir. Par ailleurs, faire l’impasse sur les connaissances induit que l’on se prive des moyens d’apporter des réponses sérieuses et durables aux problèmes d’ordre socioéconomiques que confronte la grande majorité des populations, en l’occurrence les femmes (52%).

Au niveau du grand public, le désir de s’exprimer à propos des femmes est manifeste. Ce désir est d’autant plus fort que la parole des femmes acquiert, grâce aux actions du Mouvement des Femmes, une résonance de plus en plus importante dans la société. Chacun-e pouvant cependant faire valoir ses expériences personnelles s’estime, de ce fait même, habiliter à se prononcer, sans autre pré requis, sur les questions de fond. Cela se traduit par l’improvisation qui entache très largement les interventions des uns-es et des autres et aussi celles des groupes organisés, de nature diverse, qui entendent adresser la problématique des femmes.

Pour ce qui est du Mouvement des Femmes, malgré des avancées certaines au niveau de la conquête des droits civils et politiques[5], malgré son caractère de plus en plus étendu, son action politique reste en butte à un certain nombre de difficultés auxquelles n’est pas étrangère une certaine conception de l’activité intellectuelle. À ce titre, le Mouvement actuel n’est pas à l’abri de certaines dérives. En effet, bien que dès le début, le Mouvement se soit orienté vers la conduite de plaidoyers, son avant-garde féministe actuelle accuse encore des insuffisances dans la connaissance même de l’objet de sa lutte. Ces insuffisances se traduisent notamment par une certaine difficulté à canaliser et articuler les revendications exprimées.

Si les prises de position sont clairement et fortement exprimées, il n’en va pas toujours de même pour ce qui est de l’appréhension de leur fondement et de leur portée. Alors même qu’il réclame un changement en profondeur des structures sociales, l’avant-garde féministe se prive des moyens de sa politique, en n’accordant pas la place qu’elle mérite à la réflexion, à la construction dynamique de celle-ci et, par conséquent, à l’acquisition et à l’appropriation des savoirs. Si des actions de grande visibilité sont certes nécessaires pour sensibiliser et faire entendre la voix des femmes, il n’en demeure pas moins que lorsque le militantisme s’y cantonne, il peut devenir réducteur.

De même, si la mobilisation pour la dénonciation et l’interpellation est essentielle à la lutte pour le changement de la condition féminine, elle ne peut toutefois faire l’économie de la nécessité de formuler des propositions constructives, des alternatives sous-tendues, entre autres, par l’élaboration de plans d’action résolument en faveur des femmes. En méconnaissant son « matrimoine » de connaissances et en ne le valorisant pas suffisamment, le Mouvement accuse des manquements au niveau de l’accumulation des savoirs et de l’approfondissement de ses champs de connaissance et, ce faisant, ne parvient pas à se doter, comme il le faudrait, d’éclairages nouveaux susceptibles de favoriser une meilleure appréhension des phénomènes et, subséquemment, de développer des stratégies adéquates pour contrer les problèmes identifiés.

Le manque de vigilance par rapport au feu de l’action conduit souvent à occulter une des responsabilités essentielle d’une avant-garde féministe qui, de mon point de vue, consiste notamment à rechercher le meilleur moyen de jouer le rôle de passerelle, notamment en traduisant la parole des femmes en actions stratégiques porteuses. Or, pour ce faire, il importe justement de comprendre et de savoir; il importe d’être en mesure de saisir les mécanismes en action dans la subordination des femmes pour pouvoir trouver des outils susceptibles de les combattre efficacement. Le militantisme ne peut donc faire l’économie de la méthode et se doit de mettre à contribution les savoirs pluriels et multidisciplinaires, quel que soit l’espace géographique où ils sont produits.

L’adhésion de chercheures féministes au Mouvement des Femmes ne signifie donc pas automatiquement que la scientificité soit inscrite au cœur du combat. Cela aussi est un combat. Tout d’abord, il se pose le problème de l’insuffisance quantitative des cadres pour la recherche et celui des contraintes qui se posent pour la recherche même, et qui font que des thématiques ne peuvent être étudiées ou approfondies. Une autre question d’importance est celle de l’analphabétisme et du faible niveau éducationnel de la majorité des femmes. À cela s’ajoute la position ambivalente de certaines tendances du Mouvement. Les militantes concernées partagent la perception négative des intellectuels-es[6] qui prévaut dans la société haïtienne et, ce faisant, affichent un certain scepticisme. Mais, tout en ayant tendance à accorder la primauté au pragmatisme, ces militantes ne font toutefois pas obstacle aux démarches d’études, car elles reconnaissent la légitimité historique de la recherche dans les mouvements de femmes.

Isolement et enjeux de la recherche féministe

Au regard des conceptions prévalant sur la recherche, il va sans dire que l’environnement est tout particulièrement défavorable à la recherche féministe. Outre la difficulté bien connue de s’imposer comme un champ de connaissances à part entière, la recherche féministe doit également répondre de son utilité pour l’avancement de la société. Cette attitude atteste d’une incompréhension manifeste vis-à-vis du féminisme et de ses démarches et aussi, dans bien des cas, d’un anti-féminisme. Les féministes haïtiennes doivent encore se battre pour faire comprendre et accepter la différence de nature essentielle entre le fait de poser les femmes comme étant un problème pour la société et la reconnaissance du fait que les femmes, en tant que catégorie de sexe, ont subi un tort historique et sont confrontées, en raison de leur appartenance au sexe féminin, à des problèmes spécifiques dans une société d’obédience patriarcale.

L’iniquité est d’autant plus difficile à appréhender pour certains-es, que les Haïtiennes sont présentes dans l’espace public et qu’elles semblent y jouir de liberté. Elles sont même « très libres d’allure », comme le déclarait avec satisfaction un expert des Agences du Système des Nations Unies, venu en Haïti pour une nième mission sur la réduction de la pauvreté et qui avait du mal à voir le rapport entre féminisation de la pauvreté et condition féminine.

Au problème de reconnaissance de l’utilité des recherches féministes s’ajoute l’absence de féministes d’État ce, malgré la création, en 1994, d’un Ministère à la Condition Féminine et aux Droits des Femmes (MCFDF).

« Le gouvernement […] avait crû bon de répondre aux revendications de certaines organisations féminines en faisant “don” d’un Ministère à la Condition Féminine. Cet acte historique et hautement politique […] - acte indépendant de la volonté politique de l’équipe gouvernementale et d’une revendication explicite de la lutte des femmes - n’a […] pas fait l’objet d’un consensus national à priori, et a même contribué à semer de la confusion et à provoquer une certaine réticence au sein de la société civile. Le revers dialectique d’un processus ainsi amorcé, a été que “Yo ba nou Ministè a pou jwèt, nou pran li pou tout bon !/ Nous prenons au sérieux ce ministère qui ne nous a pas été donné sérieusement ! ». Le Ministère est aujourd’hui, pour la cause des femmes, un outil de travail, un cheval de Troie, transcendant à la fois les titulaires conjoncturelles […] et les différents gouvernements ». (Comité d’Initiative des Femmes, 1997 : doc. miméo).

Les administrations de ce ministère ont généralement affiché et affichent encore une position radicalement anti-féministe.

« Cet anti-féminisme se manifeste, entre autres, par des velléités de construire de toute pièce une opposition entre les femmes : d’un côté, il y aurait les femmes pauvres et, de l’autre, se retrouveraient les féministes. Cette opposition entend faire croire que les féministes sont des individus qui s’abîment dans un combat anti-homme […]. Cette opposition que l’on voudrait construire, tente de soutenir que la condition féminine est une question qui n’intéresserait que les féministes (sous-entendu, des femmes à l’abri du besoin), alors que les femmes pauvres ne s’intéresseraient qu’à leur situation socioéconomique. […]. La confusion entretenue […] est par ailleurs dangereuse. Elle se traduit souvent par un autoritarisme typique de l’obscurantisme ». (Magloire et Merlet, 1997 : 33-34).

En dépit des circonstances de la création du Ministère, de ses pratiques éloignées du féminisme, de son positionnement visant à concurrencer les organisations féministes et du fait qu’aucune réforme sociopolitique ne soit mise en oeuvre, les féministes avaient opéré le choix stratégique de défendre l’existence de cette structure étatique menacée de fermeture par le Parlement. En tant qu’entité agissant au plus haut niveau du pouvoir, le Ministère avait été jugé important tant du point de vue idéologique que pratique.

« Nous pensons qu’il vaut mieux réclamer le maintien de ce ministère, lui attribuer des objectifs plus conformes à sa mission, et lui fournir les ressources humaines et matérielles nécessaires à son bon fonctionnement ». (Comité d’Initiative des Femmes, 1997 : doc. miméo).

Pour les féministes, il importe que ce ministère se charge

« de définir une politique nationale en vue d’établir l’égalité des hommes et des femmes en luttant contre les discriminations faites aux femmes. L’action fondamentale de cette institution se situe donc dans le positionnement de la problématique des femmes au sein des politiques de toutes les instances étatiques. [...], la crédibilité de cette institution repose essentiellement sur sa capacité à définir cette politique et à établir les liens et pratiques de concertation [...] avec les communautés de femmes». (Comité d’Initiative des Femmes, 1997  : doc. miméo).

Il reste et demeure que le Ministère ne fait pas appel aux compétences des féministes ni pour les consulter, ni pour entreprendre des travaux et qu’il ignore ceux qu’elles réalisent. Et, encore une fois, les savoirs produits sont méconnus au détriment de l’avancement de la cause des femmes.

Le fait d’ignorer les études et recherches féministes est aussi assez généralement imputable aux chercheurs-es évoluant ou non dans des espaces académiques. Pour expliquer une telle attitude, je ne peux me référer à leurs commentaires, puisque ces personnes ne s’expriment quasiment pas publiquement sur la question. Sur la base de mes observations et expériences personnelles, je peux cependant avancer que nombre de ces chercheurs-es considèrent d’emblée les recherches féministes comme dénuées d’intérêt ou de caractère scientifique en raison de l’engagement qui les sous-tend; ce qui réduit à leurs yeux leur valeur ou les relègue au rang de ghetto. Ce n’est tant le positionnement qui dérange mais, sans nul doute, sa nature et sa portée.

Il se peut aussi que ces chercheurs-es ne saisissent toujours pas l’intérêt véritable de ces travaux et attestent, par-là même, d’une surprenante surdité aux dynamiques sociales, aussi bien en Haïti qu’ailleurs. En tous les cas, peu se donnent la peine de chercher à avoir accès aux travaux, ne serait ce qu’au nom de la curiosité scientifique, pour en prendre connaissance. Et quand bien même certains-es, sont amenés à faire état de certaines de ces études et analyses, force est de constater que, dans bien des cas, les discours sont dépolitisés. Même en acceptant de considérer qu’une telle attitude n’est pas délibérée, il n’en demeure pas moins qu’elle participe pleinement de l’occultation des apports des études féministes dans la connaissance de la société.

Une autre difficulté pour la recherche en Haïti est celle de la diffusion. Vu l’absence de cadre institutionnel de diffusion (quasi-absence de revues à caractère scientifique, rareté des maisons d’éditions) et le coût dispendieux des publications à compte d’auteur-e, les publications sont fonction des efforts financiers que peuvent supporter les individus ou leur structure de référence. Il en résulte que beaucoup de travaux, notamment les études féministes, n’existent que sous forme de document miméographié, de manuscrit dont la diffusion reste assez limitée.

Comme dans bien d’autres pays, la recherche féministe, pris au sens large du terme (études sur la condition féminine, études sur les situations des femmes, études à problématique féministe) se présente comme un domaine où les femmes se sont posées, dès le départ, comme sujet. Outre leur caractère intellectuel, ce type de recherche à une origine éminemment politique car, il est indissociable d’une volonté de changement des rapports sociaux. Ces études ont donc été, et sont encore, l’apanage de femmes engagées dans la cause des femmes.

Dans un premier temps, ces études ont assez largement été effectuées dans une perspective d’analyse de la Condition Féminine et, par la suite, la dynamique des rapports hommes/femmes a été intégrée. Ces études ont également été conçues et conduites dans l’optique, d’une part, de révéler et d’expliquer un ensemble d’attitudes et de comportements, de mettre en exergue les logiques d’exclusion et de valoriser les apports des femmes dans la société; d’autre part, ces études ont visé à établir des passerelles entre la pensé et les pratiques et, ce faisant, elles ont attesté d’un caractère exploratoire faisant place à l’inventivité dans la réflexion.

Des chercheurs-es ont fait le choix de travailler en Haïti et s’évertuent à effectuer des recherches selon les normes requises et à plaider cette cause. Dans ce groupe, il est vrai restreint, il y a lieu de distinguer les chercheures qui se réclament des idéaux du féminisme. Peu nombreuses, ces femmes se caractérisent par le fait d’avoir tenté un ancrage universitaire. Soit, elles y sont parvenues de haute lutte, mais ne s’adonnent que sporadiquement à des recherches académiques et aiguillent surtout les étudiants-es vers certains champs d’investigation. L’université leur impose des limites certaines, subséquentes à la détresse académique qui induit l’absence de budget consacré à la recherche. Soit ces femmes ne sont pas parvenues à se maintenir dans le milieu universitaire (rappelons le, dominé par des hommes, professeurs et étudiants) mais, à travers d’autres espaces tentent de trouver les moyens d’effectuer des recherches. Pour les travaux ainsi effectués, la question de la validation au regard du milieu académique se pose de manière purement théorique.

Outre le désintérêt pour ce type de recherche et l’absence de critères de validation (reconnaissance des acquis et des savoirs des femmes), il s’avère que les personnes affichant des compétences dans le domaine sont quasiment toutes hors du milieu universitaire. Dans le cadre de travaux commandités, les chercheures en question s’évertuent à donner des orientations aptes à rendre compte des rapports sociaux de sexe et de leurs incidences. Elles recherchent également les moyens de subventionner des travaux. Mais, l’obtention des subventions est extrêmement difficile lorsqu’il s’agit de s’attacher aux rapports sociaux de sexe. Plus souvent qu’autrement, les institutions subventionnaires ou commanditaires considèrent que la recherche dans les pays dit du Sud doit être subordonnée à la mise en oeuvre de programmes dits de développement et à l’offre de services directs aux populations.

Ces institutions ne considèrent généralement pas que la recherche est en soi utile et est également essentielle pour l’établissement de politiques devant conduire à la conception de programmes prenant en compte les intérêts immédiats et stratégiques des femmes. Les actions envisagées satisfont donc, d’abord et avant tout, aux objectifs propres des bailleurs de fonds et font fi de la logique de la recherche elle-même et des besoins des organisations directement concernées (organisations de femmes, institutions intervenant auprès ou en faveur des femmes via l’offre de services et l’encadrement). La question des rapports sociaux de sexe est donc soit totalement évacuée, soit abordée de manière parfaitement superficielle. Et ce sont les femmes, au nom de qui on prétend réaliser ces interventions, qui sont, encore une fois, les grandes perdantes.

Un autre cas de figure réside dans le fait, pour nombre de bailleurs de fonds étrangers, de sous-estimer d’emblée les capacités des chercheures. Ainsi, ces institutions (commanditaires et subventionnaires) adjoignent systématiquement aux chercheures haïtiennes des chercheures occidentales qui, d’office, sont responsables de la recherche. Pour ce faire, il est notamment évoqué l’expertise dans ou sur les pays dits du Tiers-monde, en particulier l’Afrique noire que l’on assimile de manière abusive à Haïti[7]. S’il est clair que la collaboration dans le domaine de la recherche est une démarche parfaitement souhaitable et voir nécessaire, il n’en demeure pas moins que celle-ci se doit d’être non seulement authentique, mais également se départir de tout caractère unilatéral. Et cela, justement au nom des idéaux du féminisme.

En tant que réflexion sur les rapports de pouvoir et les inégalités qu’elles induisent, le féminisme se doit aussi d’être attentif à ces questions pour les refuser radicalement. Nonobstant ces remarques, l’on constate depuis quelque temps - et ceci notamment grâce aux interpellations de certaines organisations féministes de par le monde - que des institutions de décision tendent à accorder une certaine attention aux résultats des travaux de recherche consacrés à la problématique des rapports sociaux de sexe dans les pays du Sud. Force est aussi de constater que le crédit n’est pas toujours attribué aux femmes ayant produit ou contribué à produire les résultats. Et, encore une fois, le travail des femmes se trouve frappé d’invisibilité.

J’ai eu, pour ma part, l’opportunité et le plaisir de pouvoir m’associer à d’autres femmes adhérant aux idéaux du féminisme dans le cadre d’un Bureau d’études et, dans le cadre associatif, je chemine avec d’autres militantes féministes. J’ai donc choisi, comme militante et chercheure, de m’investir dans la construction du Mouvement des Femmes ce, en cherchant à faire de la recherche un outil pour l’avancement de la cause des femmes. En d’autres termes, j’ai opté pour un féminisme pragmatique, c’est-à-dire que sans rejeter le pôle conceptuel et abstrait de la production des connaissances, je me suis positionnée en faveur de l’action en espérant contribuer, tant soit peu, à réduire la distance entre les intellectuelles et celles qui ne le sont pas.

J’adhère donc pleinement à la conception suivante :

« Réaliser une recherche dans une perspective féministe signifie adopter un point de vue qui tienne compte de la position dominée et des conditions de vie des femmes au sein des rapports inégaux de sexe qui caractérisent nos sociétés; faire en sorte que les travaux en cours et leurs résultats contribuent au changement social nécessaire pour transformer radicalement cette situation; et utiliser des méthodes de travail adaptées à ce point de vue et à cet objectif. La recherche féministe se caractérise, en effet, par un lien étroit et jugé nécessaire entre les préoccupations scientifiques des chercheures et leurs objectifs politiques de changement social ». (Dagenais, citée in Doré, 1989  : 12).

Dès lors, avec mes consoeurs, je me suis attachée à des utopies, à envisager des ruptures et à résister sur différents fronts.

L’utopie consiste, dans un pays où l’illettrisme est la règle, à faire la part de la recherche dans la construction d’un discours collectif, résolument ancré dans les vécus et les expériences des rapports de pouvoir entre les sexes. L’utopie, c’est également le fait de vouloir que la recherche contribue à l’adoption de démarches susceptibles de favoriser l’intégration des différentes expressions de la parole des femmes et, par-là même, participe de la quête pour l’éclosion de toutes les potentialités. L’utopie, c’est aussi vouloir inscrire l’information et la formation des femmes dans les préoccupations essentielles de la recherche, de telle sorte à satisfaire à leurs exigences de savoir pour mieux être; c'est-à-dire savoir pour, non seulement accéder à un niveau supérieur de bien-être et sortir de la marginalité, mais également et surtout, pour pouvoir valablement prendre part, en tant que citoyenne à part entière, à la quête visant à articuler et à mettre en œuvre un projet démocratique faisant place à la justice et à l’équité.

Et, c’est encore de l’utopie que de vouloir que les résultats de la recherche concourent au positionnement du Mouvement des Femmes sur l’échiquier politique national, pour l’avènement d’un nouvel ordre sociopolitique La rupture réside, dans le fait de poser, d’entrée de jeu, la nécessité de l’étroite articulation entre pensée et pratique, et donc de se départir de la séparation radicale entre objet et sujet de recherche, mais avec l’exigence de la vigilance constante pour éviter la confusion des registres et, en prônant résolument une perspective éthique dans laquelle l’autonomie des femmes demeure une préoccupation fondamentale.

La rupture, c’est de refuser la séparation entre engagement intellectuel et politique et donc, de placer la recherche au service de la construction des plaidoyers en faveur des droits des femmes. La résistance, c’est le fait de continuer à vouloir entreprendre des études féministes dans un environnement qui fait si peu cas de la recherche. La résistance, c’est de chercher à mettre à profit la grande liberté d’action, résultant du fait de ne pas être soumises aux contraintes académiques, pour tenter de subvertir la connaissance et le langage. La résistance, c’est aussi refuser, sous prétexte d’accéder à la légitimité académique, le conformisme, le figement et, surtout, la récupération qui entend édulcorer, neutraliser la portée revendicatrice de la recherche.

C’est peut-être aussi bien de l’utopie, de la rupture et de la résistance que de croire que c’est en s’adonnant résolument à l’investigation qu’une masse critique de femmes dans les pays du Sud, comme Haïti, pourront devenir chercheures; des chercheures qui s’adonneront, dans une perspective politique, à l’étude des inégalités entre les sexes et à la subordination des femmes et ce, en intégrant des savoirs liés aux vécus et à l’expérience des femmes; des chercheures qui oeuvreront dans le but de développer des démarches éducatives susceptibles de permettre aux femmes de refuser leur soi-disant infériorité naturelle et donc d’être en position d’actrice pour transformer les cadres de référence de leurs sociétés. La création de savoir n’est pas l’apanage de l’université, et ce tout particulièrement dans les pays du Sud. L’histoire des femmes nous apprend d’ailleurs combien de connaissances relatives aux femmes ont été produites ailleurs, dans les espaces revendicatifs.

Quelle belle utopie que de croire qu’à travers notre engagement intellectuel et politique nous, les femmes, nous avons le pouvoir de choisir ce que nous voulons connaître de nous-mêmes, de nos rapports entre femmes venant d’horizons divers, de nos rapports à l’autre sexe. Quelle magnifique utopie que de croire que nous avons le pouvoir d’effacer les limites de nos regards, pour nous rencontrer comme semblables, du Nord au Sud, pour attester que nous sommes bien rebelles et libertaires et que nous voulons et pouvons collectivement, contribuer à réconcilier les deux formes de l’intelligence humaine, l’intelligence dite intellectuelle et l’intelligence affective.

Articuler sensibilités et connaissances

Je suis profondément convaincue du fait que le savoir est un bien suprême et l’ignorance, un mal absolu. Je crois également que miser sur les cerveaux est une voie de passage obligée pour espérer sortir mon pays, Haïti, de la misère du sous-développement et de sa cohorte de malheurs. Et, eu égard aux moyens limités, il importe justement d’agir avec efficience pour prétendre apporter des réponses durables à la précarité dans laquelle se débat la très grande majorité des populations, en particulier les femmes, en raison des effets même de leur condition féminine.

J’ai fait le choix de chercher à participer, au mieux de mes capacités, à la refondation sociale, notamment en m’investissant dans la construction du Mouvement des Femmes. Ainsi, je me suis engagée dans Enfofanm, une organisation féministe de défense des droits des femmes qui entend doter le mouvement de sa nécessaire mémoire et de références utiles pour atteindre ses finalités et ce, à travers notamment la création d’un centre de documentation spécialisée en actualités et littératures féministes. Pour garantir un meilleur ancrage dans les réalités sociales, mes soeurs de combat et moi-même, nous nous sommes attachées à systématiquement rapatrier dans le mouvement, les connaissances qu’il nous est donné d’acquérir et nous continuons à nous battre pour que les études et recherches ne soient plus aveugles aux rapports sociaux de sexe. Dans cette même optique, nous nous sommes préoccupées de la vulgarisation des connaissances. Travailler dans une telle perspective nous a appris à mieux articuler nos sensibilités et nos connaissances. En d’autres termes, nous avons appris à user de l’intelligence de nos cœurs de féministes pour mieux mettre nos énergies au service d’une utopie; celle qui consiste à croire obstinément, malgré les revers, que le monde selon les femmes est possible, que ce monde est celui d’une humanité future où le bien-être des personnes sera au centre des préoccupations.

Réferences

Bureau d’études TAG (2001). Problématique de genre en Haïti, Port-au-Prince, doc miméo

Comité d’Initiative des Femmes (1997). Plaidoyer pour le maintien du Ministère à la Condition Féminine et la réalisation effective de sa mission. Port-au-Prince  : doc miméo.

Commission Nationale pour l’Education des Filles - CONEF (2000). La problématique de genre dans l’éducation en Haïti. Actes de la table ronde. Port-au-Prince  : Imprimerie Henri Deschamps

Conseil canadien pour la coopération Internationale - CCCI, Centre International MATCH, Association Québécoise des Organises de Coopération Internationale -AQOCI (1991). Un autre genre de développement  : un guide pratique sur les rapports femmes/hommes dans le développement. Ottawa.

Coordination Nationale Haïtienne de la Marche Mondiale des Femmes de l’An 2000 (2000), Cahier des revendications nationales des femmes haïtiennes, Port-au-Prince, doc miméo

DORÉ, Chantal (1989). « Études de la Condition féminine ou Études Féministes? » In Les cahiers de recherche du Groupe de Recherche Multidisciplinaire Féministe (GREMF), Cahier n0 31, Québec, Université Laval

Forum libre n0 2 (1989). Femmes et démocratie en Haïti, Port-au-Prince

GUILLAUMIN, Colette (1981). Femmes et théories de la société  : remarques sur les effets théorique de la colère des opprimées, Sociologie et sociétés, XII, 2

Institut Haïtien de Statistique et d’Informatique -IHSI (2000). Enquête Budget Consommation des Ménages. Volume I, Population, Ménage et Emploi, Port-au-Prince

MAGLOIRE, Danièle et MERLET, Myriam (1997). « Agir sur la Condition Féminine pour améliorer les situations des femmes », In Cahier no 8 Conférence Haïtienne des Religieux-euses, Homme et Femme Dieu les créa/Du féminisme au partenariat, Port-au-Prince, CHR

MAGLOIRE, Danièle (2001). Education en Haïti  : une discrimination qui ne dit pas toujours son nom. Port-au-Prince, doc. miméo

GÉRARD Pierre-Charles, (1988). Université et démocratie, Port-au-Prince, CRESFED

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>Danièle Magloire

Membre du Bureau d’Études TAG

Membre de Enfofanm

Organisation féministe de défense des droits des femmes, Haïti


 

[1] - 70% des populations vivent en deçà du seuil de pauvreté et la paupérisation a été encore davantage marquée au tournant des années 1990.

[2] - Pour l’ensemble du pays, 43% des ménages ont une femme à leur tête. La majorité des femmes cheffes de ménages (59.6% dans la zone métropolitaine de Port-au-Prince, 61% dans les villes de province et 45.5% en milieu rural) n’ont pas de conjoint. Parmi les autres, 32.1% n’ont pas de conjoint résidant dans le ménage ou sont, tout simplement, la personne de référence du ménage (principale pourvoyeuse). Vu la fragilité des unions et leur structure selon le sexe (monogamie en série pour les femmes et polygamie de fait pour les hommes), la majorité des femmes haïtiennes ont la possibilité de se retrouver au moins une  fois en situation de monoparentalité. (TAG, 2001 : doc miméo).

[3] - Les ménages se constituent d’abord autour de la femme/mère des enfants. Les ménages se forment souvent également, autour de la mère et de ses enfants à charge (enfants biologiques et enfants dont elle est responsable) et d’une autre ou d’autres femmes (parentes plus ou moins proches) pouvant également avoir leurs propres enfants. (TAG, 2001 : doc miméo).

[4] - La polygamie n’est pas légalement reconnue, mais elle  est très répandue et bénéficie d’une grande tolérance, les hommes se retrouvant très souvent engagés dans plusieurs types d’union.

[5] - Depuis les années 1930 les Haïtiennes ont cherché à s’organiser pour la conquête de leurs droits civils et politiques. Dès 1934, la première organisation féministe du pays, la Ligue Féminine d’Action Sociale (LFAS) était formellement crée. Cette organisation a conquis, en 1950, les droits politiques des femmes; aussi bien le droit de voter que celui d’être éligible à n’importe quelle fonction et aussi celui d’occuper n’importe quel poste dans l’administration publique. Cependant, les trente années de dictature auquel sera soumis le pays entre 1957 et 1986 plongera l’ensemble des mouvements sociaux dans la clandestinité. Le Mouvement connaîtra un renouveau en 1986 avec la chute de la dictature des Duvalier : une période historique caractérisée par le foisonnement d’une multitude de groupes et d’associations de diverses tendances.

[6] - Les élites intellectuelles sont principalement composées par les hommes. Elles accusent de défaillances certaines qui font qu’elles ne peuvent se poser en véritable intelligentsia crédible.

[7] - Bien que les populations haïtiennes soient d’origine africaine et noires ce, indépendamment de leur coloration épidermique, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’une société des Amériques, avec tout ce que cela implique au plan socioculturel.

labrys, études féministes
août / décembre 2004
numéro 6