labrys,études féministes

numéro spécial, septembre 2003

 

Lire Le Corps Lesbien

 

Namascar Shaktini

Traduction Marie-Hélène Bourcier

 

Je me rappelle de l'exaltation que j'ai ressentie pendant  les évènements de mai 68, et plus particulièrement au début du Mouvement de Libération des Femmes en 1970 et du FHAR en 1971. Aujourd'hui, comme professeur exerçant dans une époque conservatrice, c'est avec nostalgie que je me souviens  du temps où j'étais étudiante et militante et où je fis mon “ coming out ” en tant que lesbienne. Cette année, on prépare pour la publication une anthologie  d'essais critiques sous ma direction intitulée  Monique Wittig : Theoretical, Political and Literary Essays. On y trouvera un texte inédit de Monique Wittig, des contributions de plusieurs participantes de ce colloque et la première bibliographie exhaustive de la critique wittigienne.

Parmi les quatre cents  références critiques que j’ai déjà recueilli,  les plus intéressantes, à mon avis, sont des lectures du Corps Lesbien, le texte le plus expérimental  de Wittig. La décomposition du corps et la coupure typographique qu'y subit le pronom sujet français   j/e ont suscité de vives réactions chez les commentatrices  américaines.  Certaines ne comprennent pas que ce qui se passe dans ce texte ne se produit pas au niveau du signifié.  Elles se sentent essentiellement blessés, corps et âme, par sa violence textuelle, car elles tiennent à une essence lesbienne. D'autres, plus au fait des approches barthésiennes et post-structuralistes, reconnaissent dans Le Corps Lesbien une stratégie qui déjoue le phallogocentrisme même.

Comment lire cette violence? Quelle est la stratégie de l'auteur? Telles sont quelques unes des questions soulevées par les détracteurs et les défenseurs  de Wittig. Je vais vous présenter un bref panorama des lectures récentes du Corps Lesbien aux États-Unis en les commentant. Pour finir, je discuterai de cette question si controversée dans les cercles lesbiens : la question de l’essence.

Pénélope  Engelbrecht fait partie des détractrices qui rejettent fermement le travail de Wittig.   Sa lecture naïve [1] in Feminist Studies, vol 16, n°1, 1990, pp. 85-114. est typique de celles qui s’appuient encore sur une conception du monde où la matérialité du langage n’est pas prise en compte alors que c’est précisément, comme nous allons le voir, la question centrale du Corps Lesbien. Son approche théorique est révélatrice d’une compréhension simpliste de la subjectivité dans le langage : “le langage en lui-même fournit un modèle théorique évident puisque sa structure basique incorpore à la fois les choses et les actions, les sujets et les verbes. Le défaut de ce modèle réside principalement dans <le problème sujet-objet>, qui renvoie à l’économie de domination/soumission qui régit les rapports entre les sexes dans le régime patriarcal, une relation qui subit linguistiquement et socialement la médiation de l’action du sujet paradigmatique (masculin) sur l’objet (féminin) ”. [2]

Au fur et à mesure qu’Engelbrecht développe son raisonnement, il apparaît clairement qu’elle n’opère pas de distinction  entre signifié et signifiant. A plusieurs reprises, elle met sur le même plan ce qui relève du matériel et ce qui relève du textuel, ne serait qu’en utilisant une formulation comme “ la réalité lesbienne, matérielle et textuelle ”. [3] Cette fusion entre les deux niveaux est plus claire encore lorsqu’elle propose de construire “ un  “ nouveau ” modèle qui “ reflète ” la réalité lesbienne dans ses “ manifestations matérielles ou textuelles ”.  [4] De manière tout à fait prévisible, cette confusion entre le signifié et le signifiant la conduit à ne pas comprendre la violence qu’exerce Wittig contre le phallogocentrisme. Engelbrecht va prétendre que “ cette violence s’exerce plus visiblement contre le sujet lesbien lui-même en aboutissant à la césure de son signe même (her/self) ” pour rejeter “ cette violation du sujet lesbien, textuel ou corporel. ” [5]

Engelbrecht échoue également à prendre en compte la distinction entre le désir d’accomplir quelque chose et la réalité de son accomplissement.

Elle souligne à juste titre que la fascination de Wittig “ pour écrire ce qui ne l’a encore jamais été et pour le corps encore jamais atteint procède du même désir ” et elle insiste sur son “ désir de donner violemment la vie au corps réel grâce aux mots d’un livre (tout ce qui est écrit existe)”. Mais elle se contredit en affirmant par la suite qu’“ elle (Wittig) accomplit cette inscription ”. [6] Car après avoir construit de toutes pièces un homme de paille sur une page, elle l’assomme à la suivante : “ et je ne pense pas non plus que l’ “ appropriation de la métaphore hétérosexuelle ” puisse inscrire le lesbianisme de manière adéquate ou précise. [7] Voilà qui montre assez comment elle rate la position de Wittig quant à l’impossibilité d’inscrire de manière adéquate le lesbianisme dans le langage phallogocentrique  actuel.

Plutôt que de prendre en compte la complexité des structures phallogocentriques hégémoniques auxquelles doit faire face l’écrivain lesbien, Engelbrecht se contente d’une vision volontariste et métaphysique : “ La subjectivité lesbienne est une structure discrète qui ne déplace pas, ne coopte pas, ne s’oppose pas au sujet masculin.  Pas plus que la textualité et la matérialité lesbienne ne sont marginales ou sujets du patriarcat. Le lesbianisme et cette métaphysique lesbienne sont autre chose. ” [8]

A la différence de Wittig qui, comme nous allons le voir, s’intéresse à la lutte de l’écrivain minoritaire qui se débat constamment dans un médium qui lui est étranger pour forger une subjectivité minoritaire, Engelbrecht fait observer non sans idéalisme que “  la subjectivité lesbienne est totalement sienne. ” [9] L’on voit bien la distance qui sépare le corps à corps de Wittig avec le langage et la conclusion en forme de fin de non recevoir d’Englebrecht : “ Après tout, ce ne sont pas les signes en eux-mêmes mais les référents perçus qui important, qui font sens. ” [10] Il est clair que sa critique de Wittig repose sur une incompréhension fondamentale des objectifs stratégiques qui sont ceux du Corps Lesbien.

La violence textuelle pose un problème dans cette lecture parce que celle-ci  confond le sujet comme signifié et le sujet comme signifiant. Le livre de Wittig traite de l'écriture du corps lesbien, de la reconceptualisation  du corps féminin. Ce qui préoccupe Wittig, c’est la question de la "figuration" de l'amour lesbien, comme nous le voyons à la fin du poème 97 :

"Que tu t'étendes telle que j/e te vois enfin sur les plus grands espaces possibles, que ta compréhension embrasse la complexité des jeux des astres et des agglomérations féminines, que en ces lieux tu te combattes toi-même dans un affrontement forcené soit sous la forme de l'ange soit sous la forme de la démone, que la musique des sphères enveloppe ton combat, que tu ne t'égares pas en poursuivant des mortes nées, que l'étoile noire pour finir te couronne, te donnant de t'asseoir à m/es côtés, à l'apogée de la figuration de l'amour lesbien m/a plus inconnue." [11]

De la même manière, à la fin du poème 17, nous prenons conscience du fait que l’interlocutrice est sans ambiguïté un signifiant désincarné :

“ M/a surface seule m/a très plane m/a sans épaisseur m/on voile de Lesbos ton visage tout plat peint sur la linge de Véronique, tels les traits douloureux  de Christa la très crucifiée.” [12]  

Mais poursuivons avec les objections de Pénélope Engelbrecht :

“ les problèmes secondaires que je perçois sont des implications de la position de Wittig : que j/e puisse <entrer> dans la langue : j/e est langue; que l'écriture en tant que langue puisse se faire <violence> à elle-même, langue; qu'entrer par la force soit une tactique lesbienne valable, plutôt qu'une intention typiquement  phallique contraire au lesbianisme. ” [13]

Sur ce dernier point, Engelbrecht manque de dire que la discussion de Wittig sur le point de vue de l'écrivain minoritaire qui doit entrer par force dans la langue est hors-texte, qu'elle ne fait pas partie du texte même qu’est Le Corps Lesbien. Le commentaire de Wittig à ce sujet se trouve uniquement  dans la “note de l'auteur” qui accompagne  la traduction anglaise du texte original. [14]

Dans cette “note”, Wittig n'est plus liée par la stratégie textuelle du Corps lesbien, où elle soutient, par l'intermédiaire du pronom sujet fendu “j/e”, l'attaque contre le signifiant. En dehors du texte, Wittig adopte la voix du critique, même par rapport à son propre texte. Elle est libre, comme l'est tout critique, comme l'est Engelbrecht, d'utiliser le pronom sujet selon la convention cartésienne dont nous faisons tous usage pour dire “je pense. ”

Quand Engelbrecht affirme que “j/e est langue, que l'écriture (…) est langue, ” elle passe outre à une distinction bien connue dans la pensée critique française, depuis que Ferdinand de Saussure a le premier établi une distinction théorique entre deux  aspects du langage : la “ langue ”  (en tant qu'un système -grammaire, lexique et images- qui préexiste au sujet) et la “ parole ” (l'actualisation de ce système par un sujet qui signifie  -via l'écriture par exemple-).

C'est parce que Saussure avait distingué la parole de la langue qu'Emile Benveniste a pu, par la suite, théoriser la subjectivité dans le langage comme un phénomène qui existe seulement dans une instance spécifique du discours (la subjectivité n'existe que dans la parole, on ne la trouve pas dans la langue). Le Corps Lesbien, Wittig s’en est bien expliquée, est “ une rêverie sur la belle analyse des pronoms je et tu qu'a faite Benveniste. ” [15]

La distinction parole/langue nous rappelle la distinction qu’a fait Brecht au théâtre. L'acteur est comparable au sujet parlant qui est constitué par le système de la langue qui lui pré-existe. Tout acteur est constitué comme tel en réalisant un personnage qui lui pré-existe; mais l'acteur brechtien devient un sujet signifiant dans la mesure où il “montre” ou commente son personnage au lieu de s'y identifier parfaitement. Le Verfremdungseffekt, l'effet de distanciation brechtienne, implique  donc de multiples  niveaux de signification. 

De la même manière, Le Corps Lesbien “montre” le dilemme  de l'auteur lesbien qui essaye de signifier, tout en se servant, forcément, des matériaux phallogocentriques. Dans le poème 8, Wittig réécrit le fameux sonnet de Joachim du Bellay, (Heureux qui comme Ulysse) qui, comme auteur masculin pouvait s'approprier l'image du héros d'un voyage totalement masculin. Je lis le j/e de Wittig ici, tel un acteur brechtien qui essaye mais qui échoue à cause des rôles de genre qui sont assignés, à s'identifier avec le héros:

“ Heureuse si comme Ulysséa j/e pouvais revenir d'un long voyage. (....) Mais non j/e le sais bien j/e ne suis pas de ce voyage, j/e suis à terre sur la terre la plus inhospitalière  qui soit celle qui ne te porte pas, la terre que tu as quittée pour aller marcher ailleurs.” [16]

Mais si Engelbrecht se situe dans le camp des détractrices, nombreuses sont celles qui ont pris la défense de Wittig. Clare Whatling, par exemple, dans un article intitulé “ Wittig’s Monsters : Stretching the Lesbian Reader ” [17] lit “ la manière dont Wittig opte pour le grotesque comme un geste profondément anti-essentialiste et anti-assimilationniste. ” [18] A l’aide des longues citations qui suivent, je voudrais attirer l'attention sur son analyse subtile et développée de la violence chez Wittig et des exigences uniques qui pèsent sur ses lecteurs :

“ Dans la mesure où Wittig a l'air d'établir une notion absolue d'identité, comme le sous-entend le titre de son texte, Le Corps Lesbien fait référence à la promesse implicite de dire les secrets de son ontologie, c'est-à-dire qu'il existe quelque chose comme une lesbienne et que sa nature sera décrite (inscrite) dans le texte. En fait, et comme je vais le montrer, il s'agit là d'une promesse qui est déjà  forclose. Car Le Corps Lesbien est un texte qui, au lieu de célébrer une notion unifiée de la lesbienne, institue la séparation, la multiplicité, la contradiction et la fracturation de l'identité lesbienne en un millier de combinaisons possibles. ” [19]

C'est dans un contexte post-structuraliste que Whatling fait face à la question de la violence sur laquelle ont achoppé beaucoup de critiques de Wittig : “ Que la communauté lesbienne  de Wittig soit tourmentée par la violence dans les relations individuelles et sociales peut poser problème au féminisme traditionnel (....) Dianne Crowder par exemple, observe que “Le Corps Lesbien a généré une hostilité marquée chez beaucoup  de lectrices qui lui reprochèrent  souvent la violence qu'elles y percevaient. ” Hélène Wenzel va dans le même sens en notant aussi comment “les féministes à qui la violence  littéraire des Guérillères contre le patriarcat a fait plaisir furent dégoûtées par sa prédominance dans Le Corps Lesbien.

” Par contraste avec la violence tout aussi extrême mais dirigée contre les hommes que l'on trouve dans Virgile, Non, il est évident que les problèmes que rencontrèrent les lectrices avec Le Corps Lesbien vient du fait que la violence qui y est décrite est dirigée par les femmes contre elles-mêmes et s'exerce de femme à femme. Du fait qu'elle ne trouve aucune justification évidente, la violence qui habite le texte semble pour le moins sujette à caution, si ce n'est gratuite. ” [20]

Whatling interprète cette violence au niveau de l'unique et ambivalente relation auteur/lecteur mise en place par Wittig. Elle nous offre l’explication suivante : “ En se séparant une fois pour toutes de la communauté femme qui perçoit mal, condamne ou dénie ses écrits, Wittig vise un autre genre de lectrice. Une lectrice qui ose, qui continue à lire et participe de l'abjection dans laquelle  est inscrit le livre, à la fois séduite et révoltée. ” [21]

Whatling voit le protagoniste du Corps Lesbien comme une amante “monstre” avec une différence : “ la monstruosité de l'amour décrit dans le texte réclame cette dénomination. Pourtant sa répétition est aussi une inversion de la situation traditionnelle du monstre comme irréductiblement mauvais. Car le monstre du Corps Lesbien est <le monstre adoré>... Avec une identité qui n'est pas fixée, elle est par dessus tout un exemple de ce que Ellen Moers appelle “ le monstre d'ambivalence. ” [22]

Qu’est-ce qui déroute tant les lectures classiques chez Wittig? Avec l’interprétation qu'elle propose de la stratégie rhétorique de Wittig, l'analyse de Dianne Chisholm est une réponse politique à cette question. Dans un article intitulé “Lesbianizing Love’s Body : Interventionist Imag(in)ings of Monique Wittig ” [23] , Chisholm nous dit : “ Wittig réécrit le corps physique et politique au nom du corps lesbien, en remettant en question l'ambiguïté du signifiant <féminisme>.

 Dans la fiction de Wittig, comme dans ses textes critiques, <lesbienne> signifie une contre-attaque contre les catégories de la pensée qu'elle appelle hétérosexualité et qui est, dans son interprétation, le premier oppresseur de la conception de soi des femmes et de leur existence en tant que corps ” (…) [24]

“ Wittig a recours à une perspective lesbienne féministe pour ré-imaginer, ré-imager le corps (politique) mais elle ne promeut pas une écriture lesbienne  ou une écriture féminine  lesbienne ” [25] (…) “ De la même manière que la lesbienne de Wittig n'est pas une femme, son corps lesbien n'est pas un corps féminin. Le Corps Lesbien veut plutôt dire résistance catégorique au <mythe de la femme> et retire son soutien à toute démarche critique récupératrice du signe <femme>: en bref, Le Corps Lesbien est un anti-corps. ” [26]

La conclusion de Chisholm l’éloigne de toute lecture classique :

“ Il devrait apparaître clairement maintenant que Le Corps Lesbien de Wittig ne représente pas un corps réel, physique ou politique; il n'imagine pas de personnes lesbiennes ni même une expérience érotique. Il fonctionne plutôt comme un corps-métaphore; une catachrèse, une métaphore sans référent littéral qui sert à conceptualiser un corps radicalement différent, un corps politique à penser au delà des représentations du corps conventionnel et naturalisé.” [27]

Comme Dianne Chisholm, Karin Cope [28] propose une analyse intéressante de la stratégie wittigienne. En se référant à l'affirmation de Wittig selon laquelle “ le langage a une action plastique sur le réel, ” [29] Cope adopte la stratégie de Wittig qui laisse de côté “ la détermination plus ou moins ontologique de ce qu'est un corps lesbien au profit de la découverte de comment un corps lesbien peut être écrit.” Empruntant l'expression aux situationnistes, Cope identifie la stratégie de Wittig comme participant d’un “détournement, d’une appropriation et d’un redéploiement des vieux chevaux de guerre de la culture occidentale au profit de la littérature <lesbienne>. ” [30]

En revenant sur la manière dont Wittig a fait référence au cheval de Troie pour nommer sa stratégie [31] , Cope propose une lecture de cette stratégie comme ruse au sens étymologique du terme : “ La fabrication de la femme (ou de l'homme) est accomplie grâce à un genre de ruse et elle peut être seulement contrée par une autre ruse. Alors que la première ruse (patriarcale) opère de manière déceptive, la seconde, la contre-ruse (féministe) tire sa force  d'un sens étymologique plus ancien qui vient du français ruser et qui veut dire déplacer par la force, tirer en arrière ou vers le bas, un sens lui-même dérivé du latin recusare qui veut dire <refuser>”. [32]

C’est par rapport à cette stratégie que Cope propose une explication du fonctionnement du sujet  wittigien. Celui-ci n'est pas de même nature que le sujet central, qui, lui, par défaut, est toujours présent. Il s'agit plutôt d'une sorte de subjectivité minoritaire :

“Wittig choisit de rendre le sujet lesbien parlant, non seulement central dans son œuvre mais aussi inéluctable. Toute autre forme de subjectivité est balayée dans son sillage  de manière à ce que, si sujet il doit y avoir dans les romans de Wittig, celui-ci soit nécessairement un sujet lesbien. ” [33]  

Comme ce sujet a donné lieu dernièrement à beaucoup de malentendus dans les cercles philosophiques, Cope en parle avec circonspection :

“ Mais nous devons être prudentes pour penser ce sujet. Le sujet lesbien de Wittig, bien qu'universel, n'est pas un tout indifférencié et ne correspond pas à l'Unité de la subjectivité masculine patriarcale < majeure > ....   Comme l'écrit Wittig :  < le sujet minoritaire n'est pas centré sur lui-même comme l'est le sujet straight > (…)  Ceci implique  un glissement constant qui fait que quand on le lit, l’effet produit est comparable à ce que j’appelle une perception du coin de l’oeil; le texte progresse par fracturations successives. Le pouvoir de la subjectivité minoritaire  vient des multiples sites de la différence, de sorte que même un sujet majeur se révèle être différent de lui-même, fragmentaire et fracturé, minorisé comme dans la soi-disant  mort du sujet ”.  [34]

Cope souligne ici un aspect important que n'ont pas vu beaucoup de critiques superficielles qui confondent le Sujet générique et absolu et ces autres subjectivités  reléguées au rang de spécial ou de spécifique. Elle opère une distinction importante entre Subjectivité et subjectivités :

“ Contrairement à l'opinion trop communément  répandue, < la mort du sujet > ne veut pas dire la disparition de la subjectivité entière mais l'abandon du mythe du sujet universel, suprême, totalement présent, totalement conscient et intentionnel comme la seule figure possible de la subjectivité. Lorsque le sujet est mort,  les sujets bien que fragmentés et fragmentaires  restent à écrire et être écrits. Selon le scénario décrit par Wittig : < il y a de la place pour les écrivains soi-disant minoritaires, pour qu'ils accèdent au champ (de bataille) privilégié de la littérature où les tentatives de constitution du sujet se confrontent > . ” [35]

Comme le montre ce bref panorama de la littérature critique concernant Wittig aux Etats-Unis, une approche classique ne permet pas de lire Le Corps Lesbien. Alors que la lecture d’Engelbrecht, qui repose en dernière analyse sur le signifié, n'aboutit qu'à une méconnaissance du texte, les lectures de Whatling, Chisholm,  et Cope se concentrent sur le signifiant comme lieu de l'action. Se situant ainsi en tant que lectrices avec Wittig au niveau de "la figuration de l'amour lesbien," elles entrent en connaissance de cause dans sa stratégie déconstructive. En participant  activement à cette déconstruction, elles sont, au sens barthésien du terme, productrices du texte.

Permettez-moi de conclure par un rappel de l'observation de Wittig selon laquelle son texte est : “une rêverie inspirée par la belle analyse des pronoms je et tu du linguiste  Émile Benveniste. ” [36] Souvenons-nous que pour Benveniste, le sujet n'a pas d'essence, c'est-à- dire que le signifiant je ou tu n'a pas de signifié fixe comme le signifiant arbre. Le sujet pour Benveniste n'existe pas hors du langage. Il n'est donc pas autre chose qu'une construction dans une langue, un effet de langage :

“c'est dans l'instance de discours où je désigne le locuteur que celui-ci s'énonce comme <sujet >. Il est donc vrai à la lettre que le fondement de la subjectivité est dans l'exercice de la langue. ” [37]

Ce n'est donc que "dans l'instance du discours" que le sujet comme signifiant  trouve son signifié. De la même façon, le corps lesbien décomposé textuellement par Wittig et le sujet lesbien frappé typographiquement par Wittig n'ont pas d'essence. Car ce n'est que dans l'instance spécifique du lesbianisme que la lesbienne existe. Si le corps existe sur le plan ontologique, il n'existe pas pour nous en dehors d'une situation culturelle et idéologique, donc un même corps peut occuper une place sociale de femme aujourd'hui et de lesbienne demain.  C'est le point de vue qui fait de ce corps un corps de femme ou de lesbienne : “ bien loin que l'objet précède le point de vue, on dirait que c'est le point de vue qui crée l'objet.” [38]


Références

Benveniste, E, Problèmes de Linguistique Générale, Paris, Gallimard, 1966.

Chisholm, D, “Lesbianizing Love's Body : Interventionist Imag(in)ings of Monique Wittig” in Reimagining Women: Representations of Women in Culture, Neuman, S & and G Stephenson, Toronto:  University of Toronto, 1993, pp. 196-216.

COPE, K, “Plastic Actions: Linguistic Strategies and Le Corps Lesbien”in Hypatia, vol 6 n°3, 1991, pp. 74-96.

ENGELBRECHT, P,J, “<Lifting Belly Is a Language>: The Postmodern Lesbian Subject” in Feminist Studies, vol 16 n°1, 1990, pp. 85-114.

SAUSSURE, F de, Cours de Linguistique Générale, Paris, Payot, 1972.

WHATLING, C, “Wittig's Monsters : Stretching the Lesbian Reader” in Textual Practice vol 11 n°2, 1997, pp. 237-48.

WITTIG, M, Le Corps Lesbien, Paris, Éditions de Minuit, 1973.

WITTIG, M, Les Guérillères,  Paris, Éditions de Minuit, 1969.

WITTIG, M, The Lesbian Body, Traduction David Le Vay, Boston, Beacon Press, 1985.

WITTIG, M, “Paradigm”  in Homosexualities  and French Literature,  Marks, E & and Stambolian, G (dir.), Ithaca, N.Y, Cornell University Press, 1979, pp.114-21.

WIITIG, M, The Straight Mind and Other Essays, Boston, Beacon, 1992.

WIITIG, M, Virgile, Non, Paris, Éditions de Minuit, 1985.

 

Namascar Shaktini a milité dès le début du Mouvement de libération des Femmes, aux côtés de Monique Wittig, lors de l’action devant l’Arc de Triomphe en 1970. Elle a fondé le groupe des Polymorphes Perverses, d’où émanera notamment une réflexion sur le « lesbianisme comme position révolutionnaire ». Actuellement professeure de littérature française et comparée à l’université de Florida-Atlantic, elle a publié plusieurs articles sur l’œuvre de Monique Wittig, notamment dans Parce que les lesbiennes ne sont pas des femmes (aux Éditions gaies et lesbiennes, sous la direction de Marie-Hélène Bourcier et Suzette Robichon) et dans Espace lesbien (Bagdam Espace édition, no 3, sept. 2002). Elle prépare actuellement un recueil à paraître aux États-Unis : Monique Wittig : Theoretical, Political and Literary Essays.



[1] “<Lifting Belly is a Language >: The Postmodern Lesbian Subject”, in Feminist Studies, vol 16, n°1, 1990, pp. 85-114.

> [2] Ibid., p.  86.

> [3] Ibid., p.  86.

> [4] Ibid., p.  91.

> [5] Ibid., p.  96.

> [6] Ibid., p.  95.

> [7] Ibid., p.  96.

> [8] Ibid., p.  87.

> [9] Ibid., p.  109.

[10] Ibid., p.  109.

> [11] Monique Wittig, Le Corps Lesbien, Paris, Editions de Minuit, 1973, pp. 165-66.

> [12] Le Corps Lesbien, ibid., p. 30.

> [13] Penelope, J, Engelbrecht, op cit, p. 96

> [14] “<I> [Je] as a generic feminine subject can only enter by force into a language which is foreign to it, for all that is human (masculine) is foreign to it, the human not being feminine grammatically speaking but he [il] or [ils]. ” “Author's Note”,  The Lesbian Body, Traduction de David Le Vay, Boston, Beacon Press, 1985 p. 10.

> [15] The Straight Mind, ibid., p. 87.

> [16] Le Corps Lesbien, ibid., p. 16.

> [17] Textual Practice, vol 11, n°2, 1997, pp. 237-48.

> [18] Clare Whatling, ibid., 1997, p. 246.

> [19] Clare Whatling, ibid., 1997, p. 239.

> [20] Clare Whatling, ibid., 1997, p. 239.

> [21] Clare Whatling, ibid., 1997, p. 242.

> [22] Clare Whatling, ibid., 1997, p. 245.

> [23] In Reimag(in)ing Women : Representations of Women in Culture, Shirley Neuman & Glennis Stephenson (dir.) Toronto, University of Toronto, 1993, pp. 196-216.

> [24] Dianne Chisholm, ibid, p. 197.

> [25] Dianne Chisholm, ibid, p. 201.

> [26] Dianne Chisholm, ibid, p. 202.

> [27] Dianne Chisholm, ibid, p. 204.

[28] “ Plastic Actions : Linguistic Strategies and Le Corps Lesbien in Hypatia vol 6 n°3, 1991, pp. 74-96.

> [29] La Pensée Straight, op cit, p. 129.

> [30] Karin Cope, ibid., pp. 75 & 79.

> [31] La Pensée Straight, op cit, pp. 119-126.

> [32] Karin Cope, op cit, pp. 76-77.

> [33] Karin Cope, op cit, pp. 78.

> [34] Karin Cope, op cit, pp. 78.

> [35] Karin Cope, op cit, pp. 78.

> [36] Cf The Straight Mind, op cit, p. 87.

> [37] Émile Benveniste, Problèmes de Linguistique Générale, Paris, Gallimard, 1966, p. 262.

> [38] Ferdinand de Saussure, Cours de Linguistique Générale, Paris, Payot, 1972, p. 23.

 

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